jeudi 19 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 10/53 - Premier jour Vêpres

 


Le nom de la Rose

Lu par François Berland

10/53

Premier jour Vêpres


 

Où l’on visite le reste de l’abbaye, Guillaume tire certaines conclusions sur la mort d’Adelme, l’on parle avec le frère verrier de verres pour lire et de fantômes pour qui veut trop lire.


A cet instant au sonna pour vêpres et les moines se disposèrent à quitter leurs tables. Malachie nous fit comprendre que nous aussi nous devions nous en aller. Lui, il resterait avec son aide, Bérenger, pour remettre de l’ordre dans les choses et (ainsi s’exprima-t-il) pour préparer la bibliothèque pour la nuit. Guillaume lui demanda s’il fermerait ensuite les portes.

« Il n’y a point de portes qui défendent, des cuisines et du réfectoire, l’accès aux scriptorium, ni du scriptorium à la bibliothèque. Plus fort qu’aucune porte doit être l’interdit de l’Abbé. Et les moines doivent se servir et des cuisines et du réfectoire jusqu’à complies. À partir de là, pour empêcher qu’étrangers ou animaux, pour lesquels l’interdit ne joue pas, puissent entrer dans l’Édifice, je ferme moi-même les portes d’en bas, qui mènent et aux cuisines et au réfectoire, et dès lors l’Édifice reste isolé. » 

Nous descendîmes. Tandis que les moines se dirigeaient vers le choeur, mon maître décida que le Seigneur nous pardonnerait si nous n’assistions pas à l’office divin (le Seigneur eut beaucoup à nous pardonner au cours des jours suivants !), et il me proposa de marcher un peu avec lui sur le plateau, afin de nous familiariser avec les lieux. Nous sortîmes des cuisines, traversâmes le cimetière : il y avait des pierres tombales assez récentes ; et d’autres qui portaient les marques du temps, racontaient les vies de moines ayant vécu dans les siècles passés. Les tombes étaient sans nom, surmontées de croix de pierre. Le temps se gâtait. Un vent froid s’était levé et le ciel s’embrumait. On devinait un soleil qui se couchait derrière les jardins et déjà l’obscurité tombait vers l’orient, où nous dirigeâmes nos pas, longeant le choeur de l’église et rejoignant l’arrière du plateau. Là, presque adossé au mur d’enceinte, à l’endroit où il se soudait à la tour orientale de l’Édifice, se trouvaient les soues, et les porchers remplissaient à ras bord la jarre du sang de leurs cochons. Nous remarquâmes que derrière les soues le mur d’enceinte était plus bas, au point qu’on pouvait s’y pencher. Au-delà de l’à-pic des murailles, le terrain qui descendait vertigineusement était recouvert de débris que la neige n’arrivait pas à cacher tout à fait. Je me rendis compte qu’il s’agissait du dépôt des litières qu’on jetait d’ici et qui glissaient jusqu’au tournant là où bifurquait le sentier sur lequel s’était aventuré le fuyard Brunel. Je dis litières, car il s’agissait d’une avalanche de matière en putréfaction dont l’odeur arrivait jusqu’au parapet où je me penchais ; évidemment les paysans venaient d’en bas se servir pour enfumer les champs. Mais aux déjections des animaux et des hommes, se mêlaient d’autres déchets solides, tout le flot de matières mortes que l’abbaye expulsait de son propre corps, pour se garder limpide et pure dans son rapport avec la cime du mont et avec le ciel. Dans les écuries toutes proches, les gardiens des chevaux ramenaient les animaux au râtelier. 

Tout le long du chemin que nous parcourûmes se succédaient, du côté de la muraille, les écuries, les étables, les bergeries, et à droite, adossé au choeur, le dortoir des moines, et puis les latrines. Là où le mur oriental s’incurvait vers le midi, à l’angle de l’enceinte, était le bâtiment des forges. Les derniers forgerons remisaient leurs outils et assujettissaient les soufflets, pour se rendre à l’office divin. Guillaume se dirigea avec curiosité vers un coin des forges, presque séparé du reste de l’atelier, où un moine rangeait ses affaires. Sur son établi se trouvait une superbe collection de verres multicolores, de petites dimensions, mais des plaques plus larges étaient appuyées au mur. Il y avait devant lui un reliquaire encore inachevé, dont il n’existait que la carcasse en argent, mais dans laquelle il était évidemment en train d’enchâsser verres et autres pierres, qu’avec ses instruments il avait réduits aux dimensions d’une gemme. Nous connûmes ainsi Nicolas de Morimonde, maître verrier de l’abbaye. Il nous expliqua que dans la partie postérieure de la forge on soufflait aussi le verre, tandis que dans la partie antérieure, où se trouvaient les forgerons, on fixait les verres à la résille de plomb pour en faire des vitraux. Mais, ajouta-t-il, la grande oeuvre de verre, qui embellissait l’église et l’Édifice, avait été achevée depuis au moins deux siècles déjà. Maintenant on se limitait à des travaux mineurs, ou à la réparation des dégâts du temps. 

« Et avec grande difficulté, ajouta-t-il, parce qu’on n’arrive plus à trouver les couleurs d’autrefois, surtout le bleu que vous pouvez encore admirer dans le choeur, d’une qualité si limpide qu’avec un soleil haut dans le ciel se déverse dans la nef une lumière de paradis. Les vitraux de la partie occidentale de la nef, refaits naguère, ne sont pas de la même qualité, et on le voit par les jours d’été. C’est inutile, ajouta-t-il, nous n’avons plus la sagesse des anciens, elle est bien finie l’époque des géants ! 

— Nous sommes des nains, admit Guillaume, mais des nains juchés sur les épaules de ces géants, et dans notre petitesse il nous arrive parfois de voir plus loin qu’eux à l’horizon. 

— Dis-moi ce que nous faisons mieux qu’eux n’aient su faire ! s’exclama Nicolas. Si tu descends dans la crypte de l’église où est gardé le trésor de l’abbaye, tu trouveras des reliquaires d’une facture si exquise que ce misérable avorton en train de prendre forme (et il fit un geste en direction de son propre ouvrage sur l’établi) te semblera les singer ! 

— Il n’est écrit nulle part que les maîtres verriers doivent continuer à construire des fenêtres et les orfèvres des reliquaires, si les maîtres du passé ont su en produire d’aussi beaux et destinés à durer dans les siècles. Autrement, la terre se remplirait de reliquaires, à une époque où les saints d’où tirer des reliques sont si rares, plaisanta Guillaume. Et on ne devra pas non plus souder à l’infini des fenêtres. Mais j’ai vu dans différents pays des ouvrages nouveaux faits avec le verre, qui font songer à un monde de demain où le verre sera non seulement au service des offices divins, mais aussi viendra en aide à la faiblesse de l’homme. Je veux te montrer un ouvrage de nos jours, dont je m’honore de posséder un fort utile exemplaire. » Il mit les mains dans sa coule et en retira sa paire de verres qui laissèrent tout ahuri notre interlocuteur. Nicolas prit avec grand intérêt la monture fourchue que Guillaume lui tendait : 

«Oculi de vitro cum capsula! s’exclama-til. J’en avais ouï parler par un certain frère Giordano que je connus à Pise ! Il disait qu’il ne s’était pas passé vingt ans depuis leur invention. Mais il y a plus de vingt ans de cela que je m’entretins avec lui. 

— Je crois qu’ils ont été inventés bien avant, dit Guillaume, mais ils sont difficiles à fabriquer, et il y faut des maîtres verriers d’une grande expérience. Ils coûtent du temps et du travail. Il y a dix ans une paire de ces vitrei ab oculis ad legendum a été vendue à Bologne pour six sous. Moi, j’en reçus d’un grand maître, Salvino degli Armati, une paire en cadeau, voilà plus de dix ans, et je les ai jalousement conservés pendant tout ce temps, comme s’ils étaient – ce qu’ils sont désormais – une partie de mon propre corps. — J’espère que tu me les laisseras examiner un de ces jours, il ne me déplairait pas d’en fabriquer de semblables, dit avec émotion Nicolas. 

— Bien sûr, acquiesça Guillaume, mais fais attention que l’épaisseur du verre doit changer selon l’oeil auquel il faut l’adapter, et il faut essayer quantité de ces verres sur le patient, tant qu’on ne trouve pas la bonne épaisseur. 

— Quelle merveille ! s’extasiait Nicolas. Et cependant beaucoup parleraient de sorcellerie et de manipulation diabolique… 

— Certes pour ces choses, tu peux parler de magie, confirma Guillaume. Mais il est deux formes de magie. Il y a une magie qui est l’oeuvre du diable et qui vise à la ruine de l’homme à travers des artifices dont il n’est point permis de parler. Mais il y a une magie qui est oeuvre divine, là où la science de Dieu se manifeste à travers la science de l’homme, qui sert à transformer la nature, et dont l’une des fins et de prolonger la vie même de l’homme. Et c’est là une magie sainte, à laquelle les savants devront de plus en plus de consacrer, non seulement pour découvrir des choses nouvelles, mais pour redécouvrir tant de secrets de la nature que la sapience divine avait révélée aux Hébreux, aux Grecs, à d’autres peuples antiques et jusqu’aux infidèles aujourd’hui (et inutile de dire quelles merveilles d’optique et de science de la vision recèlent les livres des infidèles !). Une science chrétienne devra se réapproprier toutes ses connaissances, les reprendre aux païens et aux infidèles tamquam ab iniustis possessoribus

— Mais pourquoi ceux qui possèdent cette science ne la communiquent-ils pas au peuple de Dieu tout entier ? 

— Parce que le peuple de Dieu tout entier n’est pas encore prêt à accepter tant de secrets, et il est souvent arrivé que les dépositaires de cette science aient été pris pour des magiciens liés par un pacte au démon, payant ainsi de leur vie le désir qu’ils avaient eu de faire part aux autres des trésors de leurs connaissances. Moi-même durant les procès où l’on soupçonnait quelqu’un de commerce avec le démon, j’ai dû me garder d’utiliser ces verres, ayant recours à des secrétaires pleins de bonne volonté qui me lisaient les écritures dont j’avais besoin, parce qu’autrement, à un moment où la présence du diable était aussi envahissante, et où tous en respiraient, pour ainsi dire, l’odeur de soufre, j’eusse été vu moi-même comme l’ami des accusés de l’Inquisition. Et enfin, avertissait le grand Roger Bacon, les secrets de la science ne doivent pas toujours circuler entre toutes les mains, car certains pourraient en user mal à propos. Souvent le savant doit faire apparaître comme magiques des livres qui n’ont rien à voir avec la magie, mais sont justement de bonne science, pour les protéger des regards indiscrets. 

— Tu crains donc que les gens simples puissent faire mauvais usage de ces secrets ? demanda Nicolas. 

— En ce qui concerne les simples, je crains seulement qu’ils puissent en être terrorisés, en les confondant avec ces oeuvres du diable dont trop souvent parlent les prédicateurs. Tu vois, il m’est arrivé de connaître des médecins très habiles qui avaient distillé des médicaments capables de guérir sur-le-champ une maladie. Mais ceux-ci administraient leur onguent ou leur infusion aux gens simples en accompagnant l’acte médical de paroles sacrées et en psalmodiant des phrases qui avaient l’air de prières. Non point parce que ces prières avaient pouvoir de guérir, mais pour que, croyant que la guérison venait des prières, les simples avalent l’infusion ou s’enduisent d’onguent, et ainsi guérissent, sans trop prêter attention à la force effective du médicament. Et puis aussi pour que l’esprit, parfaitement excité par sa confiance en la formule dévote, se dispose mieux à l’action corporelle des substances médicamenteuses. Cependant il faut souvent défendre les trésors de la science non contre les simples mais plutôt contre d’autres savants. On fait aujourd’hui des machines prodigieuses, dont je te parlerai un jour, avec lesquelles on peut vraiment diriger le cours de la nature. Mais malheur si elles tombaient entre les mains d’hommes qui s’en serviraient pour étendre leur pouvoir terrestre et assouvir leur soif de possession. On me dit que dans le Cathay un sage a fait un mélange avec une poudre qui peut produire, au contact du feu, un grand grondement et une grande flamme, détruisant toute chose sur des brasses et des brasses alentour. Admirable artifice, si on l’employait à dévier le cours des fleuves ou à briser la roche là où il faut défricher la terre. Mais si quelqu’un s’en servait pour porter dommage à ses propres ennemis ? 

— Peut-être serait-ce un bien, s’il s’agissait d’ennemis du peuple de Dieu, dit Nicolas avec onction. 

— Peut-être, admit Guillaume. Mais qui est aujourd’hui l’ennemi du peuple de Dieu ? Louis, empereur, ou le pape Jean ? 

— Oh Seigneur ! dit Nicolas tout effrayé, je ne voudrais vraiment pas trancher seul une question aussi douloureuse ! 

— Tu vois ? dit Guillaume. Il est parfois bon que certains secrets restent encore couverts par des propos occultes. Les arcanes de la nature ne circulent pas sur peaux de chèvre ou de brebis. Dans le livre des secrets, Aristote dit qu’à trop communiquer les arcanes de la nature et de l’art, on rompt un sceau céleste et que de nombreux maux pourraient s’ensuivre. Ce qui ne veut pas dire que les secrets ne doivent pas être dévoilés, mais qu’il revient aux savants de décider quand et comment. 

— Raison pour quoi il est bon qu’en des lieux comme celui-ci, dit Nicolas, tous les livres ne soient pas à la portée de tous. 

— Ça, c’est une autre histoire, dit Guillaume. On peut pécher par excès de loquacité et par excès de réticence. Je ne voulais pas dire qu’il faut cacher les sources de la science. Ce qui me semble au contraire un grand mal. Je voulais dire que, s’agissant d’arcanes dont il peut naître soit le bien sur le mal, le savant a le droit et le devoir d’utiliser un langage obscur, seulement compréhensible à ses semblables. Le chemin de la science est malaisé et il est malaisé d’y distinguer le bien du mal. Et souvent les savants des temps nouveaux ne sont que des nains hissés sur des épaules de nains. » 

L’aimable conversation avec mon maître devait avoir mis Nicolas en veine de confidences. En effet, il fit un clin d’oeil à Guillaume (comme pour dire : toi et moi, on se comprend parce qu’on parle des mêmes choses) et une allusion : « Pourtant là-haut (et il indiqua l’Édifice), les secrets de la science sont bien gardés, défendus par des oeuvres de magie… 

— Oui ? dit Guillaume en jouant l’indifférence. Portes barricadées, interdictions sévères, menaces, j’imagine. 

— Oh non, davantage… 

— Quoi par exemple ? 

— C’est que voilà… Je ne sais pas précisément, moi je m’occupe de verres et pas de livres, mais dans l’abbaye il circulent des histoires… étranges… 

— De quel genre ? 

— Étranges. Disons, celle d’un moine qui, à la faveur de la nuit, a voulu s’aventurer dans la bibliothèque pour y chercher quelque chose que Malachie n’avait pas voulu lui donner, et il a vu des serpents, des hommes sans tête, et des hommes avec deux têtes. Peu s’en fallut qu’il ne sortît fou du labyrinthe… 

— Pourquoi parles-tu de magie et non d’apparitions diaboliques ? 

— Parce que si je suis un pauvre maître verrier, je ne suis pas à ce point là ingénu. Le diable (Dieu nous en garde !) ne tente pas un moine avec des serpents et des hommes bicéphales. Mais plutôt avec des visions lascives, comme pour les pères du désert. Et puis, s’il est mal de mettre la main sur certains livres, pourquoi le diable devraitil détourner un moine de la tentation du mal ? 

— Cela me semble un bon enthymème, admit mon maître. 

— Et enfin, quand j’ajustais les vitrages de l’hôpital, je me suis amusé à feuilleter certains livres de Séverin. Il y avait un livre de secrets écrit, je crois, par Albert le Grand ; je fus attiré par des enluminures curieuses, et je lus des pages sur la façon dont on peut suiffer la mèche d’une lampe à huile, et comment les fumigations qui en résultent procurent des visions. Tu auras remarqué, ou plutôt tu n’auras pas encore remarqué, car tu n’as encore passé aucune nuit à l’abbaye, que pendant les heures d’obscurité l’étage supérieur de l’Édifice est éclairé. À travers les verrières, en certains endroits, transparaît une faible lumière. Beaucoup se sont demandé ce que c’est, et on a parlé de feux follets, ou des âmes de moines bibliothécaires trépassés qui reviennent visiter leur royaume. Beaucoup y croient ici. Moi, je pense que ce sont des lampes préparées pour les visions. Tu sais, si tu prends le gras de l’oreille d’un chien et que tu en passes sur une mèche, celui qui respire la fumée de cette lampe croira avoir une tête de chien, et si quelqu’un se trouve à côté de lui, il le verra avec une tête de chien. Et il existe un autre onguent : avec lui, ceux qui tournent autour de la lampe se sentent grands comme des éléphants. Et avec les yeux d’une chauvesouris et de deux poissons dont je ne me rappelle pas le nom, et le fiel d’un loup, tu fabriques une mèche qui en brûlant te fera voir les animaux dont tu as pris le gras. Et avec la queue d’un lézard tu fais voir toutes choses alentour comme si elles étaient d’argent, et avec le gras d’un orvet et un petit bout de drap funèbre, la pièce où tu te trouves apparaîtra remplie de serpents. Moi je le sais. Il y a quelqu’un de très rusé dans la bibliothèque… 

— Mais ne pourrait-ce être les âmes des bibliothécaires trépassés qui font ces maléfices ? » 

Nicolas resta perplexe et inquiet : 

« Je n’avais pas pensé à cela. C’est possible. Que Dieu nous protège ! Il est tard, les vêpres ont déjà commencé. Adieu. » Et il se dirigea vers l’église. Nous poursuivîmes le long du côté sud : à droite l’hôtellerie et la salle capitulaire avec le jardin, à gauche les pressoirs, le moulin, les greniers, les caves, la maison des novices. Et tous se hâtaient vers l’église. 

« Que pensez-vous de ce qu’a dit Nicolas ? demandai-je. 

— Je ne sais pas. Il se passe des choses dans la bibliothèque, et je ne crois pas que ce sont les âmes des bibliothécaires trépassés… 

— Pourquoi ? 

— Parce que j’imagine qu’ils ont été tellement vertueux qu’à cette heure ils séjournent dans le royaume des cieux, contemplant la face de la divinité, si cette réponse peut te satisfaire. Quant aux lampes, si elles existent nous les verrons. Et quant aux onguents dont nous parlait notre verrier, il est des manières plus faciles de procurer des visions, et Séverin les connaît fort bien, tu t’en es aperçu aujourd’hui. Il est en tout cas certain que dans l’abbaye on ne veut pas qu’on pénètre de nuit dans la bibliothèque et qu’en revanche beaucoup ont tenté ou tentent de le faire. 

— Et notre crime a quelque chose à voir avec cette histoire ! 

— Crime ? Plus j’y pense plus, je suis convaincu, qu’Adelme s’est tué lui-même. 

— Et pourquoi ? 

— Tu te souviens, ce matin, quand j’ai remarqué le dépôt des litières ? Tandis que nous gravissions le tournant dominé par la tour orientale, j’avais noté à cet endroit-là les signes laissés par un éboulement : en somme, un morceau de terrain, à peu près là où s’entassent les litières, s’était éboulé en dégringolant jusqu’en dessous de la tour. Et c’est pourquoi ce soir, quand nous avons regardé d’en haut, le tas de litières nous a semblé peu couvert de neige, en somme tout juste couvert par la chute fraîche d’hier, non par celles des jours passés. Quant au cadavre d’Adelme, l’Abbé nous a dit qu’il était déchiré par les rochers, et sous la tour orientale, juste ou la construction finit à pic, poussent des pins. Les rochers sont au contraire précisément à l’endroit où la muraille finit, formant comme une sorte de marche, et après commence la chute des litières. 

— Et alors ? 

— Et alors réfléchis s’il n’est pas plus… comment dire ?… moins dispendieux pour notre esprit de penser qu’Adelme, pour des raisons encore à clarifier, s’est jeté de son plein gré sponte sua du parapet de la muraille, a rebondi sur les rochers et, mort ou blessé qu’il était, a culbuté dans les litières. Puis l’éboulement, dû à l’ouragan de ce soirlà, a fait glisser et les litières et partie du terrain et le corps du pauvret sous la tour orientale. 

— Pourquoi dites-vous que c’est une solution moins dispendieuse pour notre esprit ? 

— Cher Adso, il ne faut pas multiplier les explications et les causes sans qu’on en ait une stricte nécessité. Si Adelme est tombé de la tour orientale, il faut qu’il ait pénétré dans la bibliothèque, que quelqu’un l’ait frappé avant pour qu’il n’opposât pas de résistance, que ce quelqu’un ait trouvé moyen de monter avec un corps sans vie sur les épaules jusqu’à la fenêtre, qu’il l’ait ouverte et ait précipité le malheureux dans le vide. Avec mon hypothèse, Adelme, sa volonté, et un éboulement nous suffisent. Tout s’explique à l’aide d’un plus petit nombre de causes. 

— Mais pourquoi se serait-il tué ? 

— Mais pourquoi l’aurait-on tué ? Il faut en tout cas trouver des raisons. Et qu’elles existent ne semble pas douteux. On respire dans l’Édifice un air de réticence, tous nous cachent quelque chose. Pour le moment nous avons déjà recueilli des insinuations, plutôt vagues en vérité, sur certain rapport étrange qui s’était établi entre Adelme et Bérenger. Cela veut dire que nous aurons à l’oeil l’aidebibliothécaire. » 

Tandis qu’ainsi nous devisions, l’office des vêpres avait pris fin. Les servants retournaient à leurs tâches avant de rentrer pour le repas du soir, les moines se dirigeaient vers le réfectoire. Le ciel était désormais d’encre et il commençait à neiger. Une neige légère, aux doux petits flocons, qui continuerait à tomber, je crois, pendant une bonne partie de la nuit, car le lendemain matin tout le plateau serait couvert d’un blanc linceul, comme je le dirai. Pour ma part j’avais faim et j’accueillis avec soulagement l’idée de passer à table. 

Demain Le nom de la Rose - 11 - Premier jour Complies 

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