lundi 16 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 7/53 - Premier jour Sexte 4ème partie


 

Le nom de la Rose

                          Lu par François Berland 

                                            7/53

Premier jour Sexte 4ème partie

 


Ubertin avait écouté les dernières paroles de Guillaume comme s’il ne comprenait pas ce qu’il lui disait. À l’expression de son visage, de plus en plus empreint d’une affectueuse commisération, je compris qu’il considérait Guillaume comme en proie à des sentiments fort coupables, qu’il lui pardonnait parce qu’il l’aimait beaucoup. Il interrompit, et dit d’un ton plein d’amertume : 

« Peu importe. Si tu avais cette impression, tu as bien fait de t’arrêter. Il faut combattre les tentations. Pourtant ton appui ne manqua, et nous aurions pu mettre en déroute cette troupe de malheur. En revanche, tu sais ce qui arriva, je fus moi-même accusé d’être trop accommodant avec eux, et je fus soupçonné d’hérésie. Tu as été trop faible toi aussi, dans le combat contre le mal. Le mal, Guillaume : n’aura-t-elle jamais de cesse cette condamnation, cette ombre, cette boue qui nous empêche de toucher à la source ? » 

Il s’approcha davantage encore de Guillaume, comme s’il craignait que quelqu’un ne l’entendît : 

« Même ici, même entre ces murs consacrés à la prière, le sais-tu ? 

— Je le sais, l’abbé m’a parlé, il m’a même demandé de l’aider à faire toute la lumière. 

— Et alors, espionne, fouille, observe avec un oeil de lynx dans deux directions, la luxure et l’orgueil… 

— La luxure ? 

— Oui, la luxure. Il y avait quelque chose de… de féminin, et donc de diabolique dans ce jeune homme qui est mort. Il avait des yeux de fille qui cherche commerce avec un incube. Mais je t’ai dit l’orgueil aussi, l’orgueil de l’esprit, dans ce monastère consacré à l’orgueil de la parole, à l’illusion de la science… 

— Si tu sais quelque chose, aide-moi. 

— Je ne sais rien. Il n’y a rien que moi je sache. Mais certaines choses se sentent avec le coeur. Laisse parler ton coeur, interroge les visages, n’écoute pas les langues… Mais allons, pourquoi devonsnous parler de ses tristesses et effrayer notre jeune ami ? » 

Il me regarda de ses yeux bleus, en effleurant ma joue de ses doigts longs et blancs, et il s’en fallut de peu que d’instinct je n’eusse un mouvement de recul ; je me retins et fis bien, car je l’aurais offensé, et son intention était pure. 

« Parle-moi plutôt de toi, dit-il en se tournant de nouveau, Guillaume. Qu’as-tu fait depuis lors ? Voilà déjà passés… 

— Dix-huit ans. Je suis revenu dans mes terres. J’ai encore étudié à Oxford. J’ai étudié la nature. 

— La nature est bonne parce qu’elle est fille de Dieu, dit Ubertin. 

— Et Dieu doit être bon, s’il a engendré la nature, sourit Guillaume. J’ai étudié, j’ai rencontré des amis d’une grande sagesse. Puis j’ai connu Marsile, ses idées sur l’empire, sur le peuple, sur une nouvelle loi pour les règnes de la Terre m’ont attiré, et j’ai fini ainsi dans ce groupe de nos frères qui conseillent l’empereur. Mais ces choses, tu les sais, je t’avais écrit. J’ai exulté quand à Bobbio on m’a dit que tu étais ici. Nous te croyions perdu. Mais maintenant que tu es avec nous, qui pourra nous être grandement utile dans quelques jours, quand arrivera Michel. La discussion sera rude. 

— Je n’aurai guère plus à dire que ce que j’ai dit il y a cinq ans en Avignon. Qui viendra avec Michel ? 

— Certains qui furent au chapitre de Pérouse, Arnaud d’Aquitaine, Hugues de Newcastel… 

— Qui ? Demanda Ubertin. 

— Hugues de Novocastrum, excuse-moi, j’utilise ma langue même quand je parle en bon latin. Et puis Guillaume Alnwick. Et du côté des franciscains avignonnais, nous pourrons compter sur Jérôme, l’idiot de Caffa, et peut-être viendront Bérenger Talloni et Bonagrazia de Bergame. 

— Espérons en Dieu, dit Ubertin. Ces derniers ne voudront pas se mettre trop à dos le pape. Et qui y aura-t-il pour soutenir les positions de la curie, je veux dire parmi les durs de coeur ? 

— D’après les lettres qui me sont parvenues, il y aura, j’imagine, Laurent Decoalcone… 

— Un homme rusé. 

— Jean d’Anneaux… 

— Celui-ci est subtil en théologie, garde-t’en. 

— Nous nous en garderons. Et enfin Jean de Beaune. 

— Il aura affaire à Bérenger Talloni. 

— Oui, je crois vraiment que nous nous amuserons beaucoup », dit mon maître d’excellente humeur. 

Ubertin le regarda avec un sourire incertain. 

« Je ne comprends jamais quand vous, Anglais, vous parlez sérieusement. Il n’y a rien d’amusant dans une question aussi grave. Il en va de la survivance de l’ordre, qui est le tien et qui, au profond de mon coeur, et encore le mien. Mais moi j’adjugerai Michel de ne pas aller en Avignon. Jean le veut, le cherche, l’invite avec trop d’insistance. Méfiez-vous de ce vieux Français. Oh ! Seigneur, dans quelle main est tombée ton Eglise ! » 

Il tourna la tête vers l’autel. 

« Transformée en prostituée, amollie dans le luxe, elle se vautre dans la luxure comme une couleuvre en chaleur ! De la pureté nue de l’étable de Bethléem, bois comme fut bois le lignum vitae de la croix, aux bacchanales d’or et de pierres, regarde, même ici, tu as vu le portail, on n’échappe pas à l’orgueil des images ! Ils sont enfin proches les jours de l’Antéchrist, et moi j’ai peur, Guillaume ! » 

Il regarda tout autour de lui, fixant ses yeux écarquillés sur les nefs sombres, comme si l’Antéchrist devait apparaître d’un moment à l’autre, et moi en vérité je m’attendais à l’apercevoir. 

« Ses lieutenants sont déjà ici, envoyés comme Christ envoya les apôtres de par le monde ! Ils foulent aux pieds la Cité de Dieu, séduisent par la ruse, l’hypocrisie et la violence. C’est alors que viendra le moment où Dieu devra envoyer ses serviteurs, Elie et Enoch, qu’il a gardés encore en vie dans le paradis terrestre pour qu’un jour ils confondent l’Antéchrist, et ils viendront prophétiser, vêtus de toile, et ils prêcheront la pénitence par l’exemple et par la parole… 

— Ils sont déjà arrivés, Ubertin, dit Guillaume, en montrant sa coule de franciscain. 

— Mais ils n’ont pas encore vaincu, c’est le moment où l’Antéchrist, plein de fureur, ordonnera de tuer Enoch et Elie et leurs corps pour que chacun puisse les voir et tremble de vouloir les imiter. Comme ils voulaient me tuer moi… » 

Alors, en cet instant, terrifié, je pensais qu’Ubertin était en proie à une sorte de divine manie, et j’étais plein d’appréhension pour sa raison. Maintenant, avec le recul du temps, sachant ce que je sais, c’est-à-dire qu’il fut, quelques années plus tard, mystérieusement tué dans une ville allemande, et ont ne sut jamais par qui, je suis encore plus terrifié, car, d’évidence, en cette lointaine soirée Ubertin prophétisait. 

« Tu le sais, l’abbé Joachim avait dit la vérité. Nous sommes arrivés au sixième soir de l’histoire humaine, où apparaîtront deux Antéchrists, l’Antéchrist mystique et l’Antéchrist proprement dit, ce qui arrive à présent dans la sixième époque, après qu’est apparu François pour configurer dans sa chair même les cinq plaies de Jésus Crucifié. Boniface fut l’Antéchrist mystique, et l’abdication de Célestin ne fut pas valable, Boniface fut la bête qui vient de la mer et dont les sept têtes représentent les offenses aux péchés capitaux et les dix cornes les offenses aux commandements, et les cardinaux qui l’entouraient étaient les locustes, dont le corps est Appolyon ! Mais le nombre de la bête, si tu lis son nom en lettres grecques, est Benedicti ! » 

Il me fixa pour voir si j’avais compris et leva un doigt en m’avertissant. 

« Benoît XI fut l’Antéchrist proprement dit, la bête qui monte de la Terre ! Dieu a permis qu’un tel monstre de vice et É d’iniquité gouvernât son Église pour que les vertus de son successeur resplendissent de gloire ! 

— Mais père saint, objectai-je avec un filet de voix, en prenant mon courage à deux mains, son successeur est Jean ! » 

Ubertin se posa une main sur le front comme pour effacer un rêve agaçant. Il respirait avec peine, il était las. 

« Hé oui ! Les calculs étaient faux, nous sommes encore dans l’attente du pape angélique… Cependant sont apparus François et Dominique. » 

Il leva les yeux au ciel et dit comme une prière (mais je fus sûr qu’il récitait une page de son grand livre sur l’arbre de la vie) : « Quorum primus seraphico calculo purgatus et ardore celico inflammatus totum incendere videbatur. Secundus vero verbo predicationis fecundus super mundi tenebras clarius radiavit… Oui, si ce sont là les promesses, le pape angélique devra encore venir. 

— Et ainsi soit-il, Ubertin, dit Guillaume. En attendant moi je suis ici pour empêcher que soit chassé l’empereur humain. Ton pape angélique, fra Dolcino en parlait lui aussi… 

— Ne prononce plus le nom de ce serpent ! hurla Ubertin, et pour la première fois je le vis se transformer, d’affligé qu’il était, en être courroucé. Il a souillé la parole de Joachim de Calabre et en a fait levain de mort et d’ordure ! Messager de l’Antéchrist, s’il en fut. Mais toi, Guillaume, tu parles ainsi, car en vérité ne croit pas en l’avènement de l’Antéchrist et tes maîtres d’Oxford t’ont appris à idolâtrer la raison en tarissant les sources prophétiques de ton coeur ! 

— Erreur, Ubertin, répondit avec grand sérieux Guillaume. Tu sais que d’entre mes maîtres, je vénère plus que tout autre Roger bacon…

 — Qui extravaguait avec ses machines volantes, railla amèrement Ubertin. 

— Qui a parlé clairement, avec transparence, de l’Antéchrist, en a avisé les signes dans la corruption du monde et dans l’affaiblissement de la sapience. Mais il a enseigné qu’il n’est qu’une seule façon pour nous préparer à sa venue : étudier les secrets de la nature, se servir du savoir pour améliorer le genre humain. Tu peux te préparer à combattre l’Antéchrist en étudiant la vertu curative des herbes, la nature des pierres, et jusqu’en projetant les machines volantes dont tu te ris. 

— L’Antéchrist de ton Bacon était prétexte pour cultiver l’orgueil de raison. 

— Saint prétexte.  

— Rien de ce qui est prétextueux n’est saint. Guillaume, tu sais que je t’aime. Tu sais que je compte beaucoup sur toi. Châtie ton intelligence, apprends à pleurer sur les plaies du Seigneur, jette tes livres. 

— Je ne conserverai que le tien », sourit Guillaume. 

Ubertin sourit lui aussi et le menaça du doigt : 

« Sot d’Anglais. Et ne ris pas trop de tes semblables. Mieux : ceux que tu ne peux pas aimer, crains-les. Garde-toi de l’abbaye. Cet endroit ne me plaît guère. 

— Justement, je veux davantage le connaître, dit Guillaume en prenant congé. Allons, Adso. 

— Moi, je te dis qu’il n’est pas bon, et toi tu dis que tu veux le connaître. Ah ! dit Ubertin en secouant la tête. 

— À propos, dit encore Guillaume arrivé au milieu de la nef, quel est ce moine qui a l’air d’un animal et parle la langue de Babel ? 

— Salvatore ? » 

Ubertin se retourna, qui s’était déjà agenouillé. 

« Je crois en avoir fait don moi-même à cette abbaye… Avec le cellérier. Quand j’ai quitté le froc franciscain, je suis revenu pendant un certain temps dans mon vieux couvent à Casale, et là je trouvai d’autres frères aux abois, parce que la communauté les accusait d’être des spirituels de ma secte… c’est leur expression. Je me prodiguai en leur faveur, obtenant qu’ils pussent suivre mon exemple. Et deux d’entre eux, Salvatore et Rémigio, je les ai justement trouvés ici, à mon arrivée l’année dernière. Salvatore… Il a vraiment l’air d’une bête. Mais il est serviable. » 

Guillaume hésita un instant. 

« Je l’ai entendu dire pénitenziagité. » 

Ubertin se tut. Il agita une main comme pour chasser une pensée importune. 

« Non, je ne crois pas. Tu sais bien comment sont ces frères lais. Gens de la campagne, qui ont sans doute entendu quelque prédicateur errant, et ne savent pas ce qu’ils disent. J’aurais bien d’autres choses à reprocher à Salvatore, c’est une bête gloutonne et luxurieuse. Mais rien, rien contre l’orthodoxie. Non, l’abbaye est atteinte d’un autre mal, cherche-le chez qui sait trop, pas chez qui ne sait rien. Ne bâtis pas un château de soupçons sur un mot. 

— Je ne le ferais jamais, répondit Guillaume. J’ai cessé d’être inquisiteur justement pour ne pas faire de ces constructions. Cependant, il me plaît de me mettre à l’écoute des mots aussi, et puis d’y penser. 

— Tu penses trop. Jeune homme, dit-il en s’adressant à moi, ne puise pas trop de mauvais exemples chez ton maître. L’unique chose à quoi on doit penser, et je m’en rends compte sur la fin de ma vie, c’est à la mort. Mors est quies viatoris - finis est omnis laboris . Laissez-moi prier. » 

Demain Le nomde la Rose - 8 - 1er jour none 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire