mercredi 11 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 2/53 - Premier jour - Prime


Le nom de la Rose

Lu par François Berland

2/53

Premier jour - Prime

 

 Premier jour PRIME 

Où l’on arrive au pied de l’abbaye et Guillaume fournit une preuve de sa grande sagacité. 

C’était une belle matinée de la fin novembre. Dans la nuit, il avait neigé un peu, mais le terrain était recouvert d’un voile frais pas plus haut que trois doigts. En pleine obscurité, sitôt après laudes, nous avions écouté la messe dans un village de la vallée. Puis nous nous étions mis en route vers les montagnes, au lever du soleil. Comme nous grimpions par le sentier abrupt qui serpentait autour du mont, je vis l’abbaye. Ce ne furent pas les murailles qui l’entouraient de tous côtés qui m’étonnèrent, semblable à d’autres que je vis dans tout le monde chrétien, mais la masse imposante de ce que j’appris être l’Édifice. C’était là une construction octogonale qui, vue de loin, apparaissait comme un tétragone (figure absolument parfaite qui exprime la solidité et le caractère inexpugnable de la Cité de Dieu), dont les côtés méridionaux se dressaient sur le plateau de l’abbaye, tandis qu’au septentrion ils paraissaient s’élever des pentes mêmes du mont d’où ils s’innervaient à pic. Je dis qu’en certains points, vus d’en bas, il semblait que le rocher se prolongeait vers le ciel, sans solution de teintes et de matière, et devenait à un certain point donjon et tour (ouvrage de géants qui auraient grande familiarité et avec la terre et avec le ciel). 

Trois ordres de verrières disaient le rythme ternaire de sa surélévation, si bien que ce qui était physiquement carré sur la terre était spirituellement triangulaire dans le ciel. À mesure qu’on s’en approchait davantage, on comprenait que la forme quadrangulaire produisait, à chacun de ses angles, une tour heptagonale, dont cinq côtés s’avançaient vers l’extérieur – quatre donc des huit côtés de l’octogone majeur produisant quatre heptagones mineurs, qui vus de l’extérieur apparaissaient comme des pentagones. Et il n’est personne qui ne voie l’admirable concordance de tant de nombres saints, chacun révélant un très subtil sens spirituel. Huit le nombre de la perfection de tout tétragone, quatre le nombre des évangiles, cinq le nombre des parties du monde, sept le nombre des dons de l’Esprit Saint. Par sa masse imposante, et par sa forme, l’Édifice m’apparut comme plus tard il me serait donné de voir dans le sud de la péninsule italienne Castel Unico ou Castel dal Monte, mais par sa position inaccessible il était des plus terribles, et capable d’engendrer de la crainte chez le voyageur qui s’en approchait peu à peu. Et heureusement par cette cristalline matinée d’hiver, la construction ne m’apparut pas telle qu’on la voit dans les jours de tempête. Je ne dirais pourtant pas qu’elle suggérait des sentiments joyeux. Pour ma part, j’en éprouvai de la peur, et une inquiétude diffuse. Dieu sait qu’il ne s’agissait pas de fantômes de mon âme immature, et que j’interprétais exactement d’indubitables présages inscrits dans la pierre, depuis le jour où les géants y mirent la main, et avant que la naïve volonté des moines ne s’enhardît à la consacrer à la garde de la parole divine. 

Tandis que nos mulets avançaient péniblement dans le dernier tournant de la montagne, là où le chemin principal se divisait et donnait naissance à deux sentiers latéraux, mon maître s’arrêta quelques instants, observant les bas-côtés de la route, et la route, où une série de pins sempervirens formait sur une brève distance un toit naturel blanchi par la neige. « Riche abbaye, dit-il. L’Abbé aime faire belle figure dans les occasions publiques. » Habitué que j’étais à l’entendre émettre les plus singulières affirmations, je ne l’interrogeai pas. D’autant que, après un autre bout de chemin, nous entendîmes des bruits, et à un tournant apparu une troupe de moines et de servants. L’un d’eux, comme il nous vit, vint à notre rencontre avec une grande urbanité : 

« Bienvenu seigneur, dit-il, et point ne vous étonne si j’imagine qui vous êtes, parce que nous avons été avertis de votre visite. Moi je suis Rémigio de Varagine, le cellérier du monastère. Et si vous êtes, comme je le crois, frère Guillaume de Bacqueville, il faudra en aviser l’Abbé. Toi, ordonna-t-il en direction d’un de sa suite, remonte et avertis que notre visiteur s’apprête à franchir l’enceinte ! »

— Je vous remercie, seigneur cellérier, répondit cordialement mon maître, et j’apprécie d’autant plus votre courtoisie que pour me saluer vous avez interrompu votre poursuite. Mais n’ayez crainte, le cheval est passé par ici et a pris le sentier de droite. Il ne pourra pas aller bien loin, car, arrivé au dépôt des litières, il devra s’arrêter. Il est trop intelligent pour se précipiter le long du terrain abrupt… 

— Quand l’avez-vous vu ? demanda le cellérier. 

— Nous ne l’avons pas vu du tout, n’est-ce pas, Adso ? dit Guillaume en se tournant vers moi d’un air amusé. Mais si vous cherchez Brunel, l’animal ne peut être que là où j’ai dit. » 

Le cellérier hésita. Il regarda Guillaume, puis le sentier, et enfin demanda : 

« Brunel ? Comment savez-vous ? 

— Allons, allons, dit Guillaume, il est évident que vous êtes en train de chercher Brunel , le cheval préféré de l’Abbé, le meilleur galopeur de votre écurie, avec sa robe noire, ses cinq pieds de haut, sa queue somptueuse, son sabot petit et rond, mais au galop très régulier ; tête menue, oreilles étroites, mais grands yeux. Il a pris à droite, je vous dis, et dépêchez-vous, en tout cas. » 

Le cellérier eut un moment d’hésitation, puis il fit un signe aux siens et se précipita dans le sentier de droite, tandis que nos mulets se remettaient à monter. Alors que, piqué de curiosité, j’allais interroger Guillaume, il me fit signe d’attendre : et de fait, après quelques brèves minutes, nous entendîmes des cris de jubilation, et au tournant du sentier réapparurent moines et servants qui ramenaient le cheval par le mors. Ils repassèrent à coté de nous en continuant de nous regarder d’un air plutôt ahuri, et ils nous précédèrent sur le chemin de l’abbaye. Je crois que Guillaume ralentissait le pas de sa monture pour leur permettre de raconter ce qui était arrivé. De fait, j’avais eu l’occasion de me rendre compte que mon maître, à tous égards homme de suprême vertu, s’abandonnait au vice de la vanité quand il s’agissait de donner la preuve de son acuité d’esprit et, comme j’en avais déjà apprécié les dons de subtil diplomate, je compris qu’il voulait arriver au but précédé d’une solide renommée d’homme savant. 

« Et maintenant, dites-moi (à la fin je ne sus me retenir), comment avez-vous fait pour savoir ? » 

— Mon bon Adso, dit le maître. J’ai passé tout notre voyage à t’apprendre à reconnaître les traces par lesquelles le monde nous parle comme un grand livre. Alain de Lille disait que omnis mundi creatura quasi liber et pictura nobis est in speculum et il pensait à l’inépuisable réserve de symboles avec quoi Dieu, à travers ses créatures, nous parle de la vie éternelle. Mais l’univers est encore plus loquace que ne le pensait Alain, et non seulement il parle des choses dernières (en ce cas-là d’une matière obscure), mais aussi des choses proches et alors là d’une façon lumineuse. J’ai presque honte de te répéter ce que tu devrais savoir. Au croisement, sur la neige encore fraîche, se dessinaient avec grande clarté les empreintes des sabots d’un cheval, qui pointaient vers le sentier à main gauche. À belle et égale distance l’un de l’autre, ces signes disaient que le sabot était petit et rond, et le galop d’une grande régularité – j’en déduisis ainsi la nature du cheval et le fait qu’il ne courait pas désordonnément comme fait un cheval emballé. Là où les pins formaient comme un appentis naturel, des branches avaient été fraîchement cassées juste à la hauteur de cinq pieds. Un des buissons de mûres, là où l’animal doit avoir tourné pour enfiler le sentier à sa droite, alors qu’il secouait fièrement sa belle queue, retenait encore dans ses épines de longs crins de jais… Enfin, tu ne me diras pas que tu ne sais pas que ce sentier mène au dépôt des litières, car en grimpant par le tournant inférieur, nous avons vu la bave des détritus descendre à pic au pied de la tour orientale, laissant des salissures sur la neige ; et d’après la situation du carrefour, le sentier ne pouvait que mener dans cette direction. 

— Oui, dis-je, mais la tête menue, les oreilles pointues, les grands yeux… 

— Je ne sais pas s’il en est pourvu, mais à coup sûr les moines le croient fermement. Isidore de Séville disait que la beauté d’un cheval exige « ut sit exiguum caput, et siccum prope pelle ossibus adhaerent, aures breves et argutae, oculi magni, nares patulae, erecta cervix, com densa et cauda, ungularum soliditate fix rotunditas » . Si le cheval dont j’ai deviné le passage n’avait pas été vraiment le meilleur de l’écurie, on aurait peine à expliquer pourquoi ne le poursuivaient pas les seuls palefreniers, mais que se soit dérangé le cellérier en personne ? Et un moine qui juge un cheval excellent, au-delà des formes naturelles, ne peut pas ne pas le voir exactement comme les auctoritates  le lui ont décrit, surtout si (et là il sourit avec malice à mon endroit) c’est un docte bénédictin… 

— Entendu, dis-je, mais pourquoi Brunel ? 

— Que l’Esprit Saint te mette un peu plus de plomb dans la tête, mon fils ! s’exclama le maître. Quel autre nom lui aurais-tu donné si le grand Buridan en personne, qui est en passe de devenir recteur à Paris, devant parler d’un beau cheval, ne trouva nom plus naturel ? Tel était mon maître. Non seulement il savait lire dans le grand livre de la nature, mais aussi de la façon que les moines lisaient les livres de l’Ecriture, et pensaient à travers ceux-ci. Dons qui, comme nous verrons, devaient s’avérer pour lui fort utiles dans les jours qui suivraient. En outre son explication me sembla à ce point-là si évidente que l’humiliation de ne l’avoir pas trouvée tout seul céda le pas à l’orgueil d’être dans le coup et il s’en fallait de peu que je ne me félicitasse moi-même pour ma finesse d’esprit. Telle est la force du vrai qui, comme le bien, se diffuse de soi-même. Et soit loué le nom saint de Notre Seigneur Jésus-Christ pour cette belle révélation que j’eus. Mais reprends le fil, ô mon récit, car ce moine sénescent s’attarde trop dans les marginalia. Dis plutôt que nous arrivâmes à la grande porte de l’abbaye, et que sur le seuil se tenait l’Abbé auquel deux novices tendaient un petit bassin d’or rempli d’eau. Et comme nous fûmes descendus de nos animaux, il lava les mains à Guillaume, puis il l’embrassa en le baisant sur la bouche et en lui donnant sa sainte bienvenue, tandis que le cellérier s’occupait de moi. 

« Merci, Abbon, dit Guillaume, c’est pour moi une grande joie de poser le pied dans le monastère de votre magnificence, dont la renommée a franchi ces montagnes. Je viens comme pèlerin au nom de Notre Seigneur et comme tel vous m’avez rendu honneur. Mais je viens aussi au nom de notre seigneur sur cette terre, comme vous le dira la lettre que je vous remets, et en son nom aussi je vous remercie de votre accueil. » 

L’Abbé prit la lettre munie des sceaux impériaux et dit qu’en tout cas la venue de Guillaume avait été précédée par d’autres missives de ses confrères (preuve renouvelée, me dis-je avec un certain orgueil, qu’il est difficile de prendre un abbé bénédictin par surprise), puis il pria le cellérier de nous conduire à nos logements, tandis que les palefreniers se chargeaient de nos montures. L’Abbé s’engagea à venir plus tard nous rendre visite quand nous nous serions restaurés, et nous entrâmes dans la grande cour où les édifices de l’abbaye s’étendaient le long du doux plateau qui arrondissait en une molle cuvette – ou alpe – la cime du mont. 

De la disposition de l’abbaye, j’aurai l’occasion de parler à plusieurs reprises, et plus en détail. Après la porte (qui était l’unique passage dans les murs de l’enceinte) s’ouvrait une allée bordée d’arbres qui menait à l’église abbatiale. À gauche de l’allée s’étendaient une vaste zone de potagers et, comme je le sus par la suite, le Jardin botanique, autour des deux édifices des balnea et de l’hôpital et l’herboristerie, qui épousait la courbe de la muraille. Sur le fond, à gauche de l’église, se dressait l’Édifice, séparé de l’église par une esplanade recouverte de tombes. Le portail nord de l’église regardait vers la tour sud de l’Édifice, qui offrait de front aux yeux du visiteur sa tour occidentale, puis à gauche se liait à la muraille et se précipitait avec ses tours vers l’abîme, juste au-dessus duquel s’avançait la tour septentrionale, qu’on voyait de biais. À droite de l’église s’étendaient certaines constructions qui se trouvaient derrière elle et autour du cloître : à coup sûr le dortoir, la résidence de l’Abbé et l’hôtellerie vers où nous dirigions nos pas et que nous atteignîmes en traversant un beau jardin. Sur le côté droit, au-delà d’une vaste esplanade, le long de la muraille méridionale et continuant à l’orient derrière l’église, une série de bâtiments agricoles, étables, moulins, pressoir, greniers et caves, et ce qui me sembla être le bâtiment des novices. La régularité du terrain, à peine ondulé, avait permis aux anciens constructeurs de ce lieu sacré de respecter les impératifs de l’orientation, mieux que n’auraient pu prétendre Honorius d’Autun ou Guillaume Durand . D’après la position du soleil à cette heure du jour, je m’avisai que la porte s’ouvrait parfaitement à l’occident, de façon que le choeur et l’autel fussent tournés vers l’orient ; et le soleil de bon matin pouvait se lever en réveillant directement les moines dans le dortoir et les animaux dans les étables. Oncques ne vis abbaye plus belle et plus admirablement orientée, même si par la suite je connus Saint-Gall, et Cluny, et Fontenay, et d’autres encore, peut-être plus grandes, mais moins bien proportionnées. Contrairement aux autres, celle-ci se signalait cependant par la masse incommensurable de l’Édifice. Je n’avais pas l’expérience d’un maître-maçon, mais je m’aperçus aussitôt qu’il était beaucoup plus ancien que les constructions qui l’entouraient, né peut-être pour d’autres fins, et que l’ensemble abbatial s’était disposé autour de lui en des temps postérieurs, mais de façon que l’orientation de la grande construction se conformât à celle de l’église, ou celle-ci à celle-là. Car l’architecture est, d’entre tous les arts, celui qui cherche avec le plus de hardiesse à reproduire dans son rythme l’ordre de l’univers, que les anciens appelaient Kosmos , à savoir orné, dans la mesure où elle est comme un grand animal sur lequel resplendit la perfection et la proportion de tous ses membres. Et soit loué notre Créateur qui, comme dit Augustin , a établi les choses en nombre, poids et mesure.

Demain  Le nom de la Rose 3 Premier jour Tierce


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