jeudi 26 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 17/53 - 2ème jout - Après vêpres

 

Le nom de la Rose

Lu par François Berland

17/53

Deuxième jour Après Vêpres


 Où, malgré la brièveté du chapitre, le vieillard Alinardo dit des choses très intéressantes sur le labyrinthe et la manière d’y entrer.


Je me réveillai juste avant que sonnât l’heure du repas vespéral. Je me sentais engourdi de sommeil, car le sommeil diurne est comme le péché de la chair : plus on en a eu, plus on en voudrait, cependant qu’on se sent malheureux, rassasié et insatiable en même temps. Guillaume n’était pas dans sa cellule, d’évidence il s’était levé bien plus tôt. Je le trouvai, après une courte déambulation, qui sortait de l’Édifice. Il me dit qu’il s’était rendu au scriptorium, feuilletant le catalogue et observant le travail des moines dans la tentative de s’approcher de la table de Venantius pour reprendre l’inspection. Mais que pour un motif ou pour un autre, chacun paraissait résolu à ne pas lui laisser mettre le nez dans ces parchemins-là. D’abord Malachie s’était approché pour lui montrer quelques enluminures de grande valeur. Ensuite Bence l’avait accaparé sous des prétextes inconsistants. Puis, quand il s’était penché pour reprendre son inspection, Bérenger s’était mis à tourner autour de lui en lui offrant sa collaboration. Enfin, voyant que mon maître paraissait avoir la ferme intention de s’occuper des affaires de Venantius, Malachie lui avait dit clair et net que peut-être, avant de farfouiller dans les parchemins du mort, il valait mieux obtenir l’autorisation de l’Abbé ; que lui-même, tout en ayant qualité de bibliothécaire, s’en était abstenu, par respect et discipline ; et qu’en tout état de cause personne ne s’était approché de cette table, comme Guillaume le lui avait demandé, et personne ne s’en approcherait tant que l’Abbé n’interviendrait pas. Guillaume lui avait fait remarquer que l’Abbé lui avait donné licence d’enquêter dans toute l’abbaye, Malachie avait demandé non sans malice si l’Abbé lui avait aussi donné licence de circuler librement dans le scriptorium ou, à Dieu ne plaise, dans la bibliothèque. Guillaume avait compris qu’il ne valait pas la peine de s’engager dans une épreuve de force avec Malachie, même si toute cette agitation et toutes ces craintes autour des affaires de Venantius avaient naturellement fortifié son désir d’en prendre connaissance. Mais sa détermination de retourner là-haut, de nuit, sans trop savoir comment, était telle qu’il avait décidé de ne pas créer d’incidents. Il couvait cependant d’évidentes pensées de revanche qui, n’eussentelles été inspirées, comme elles l’étaient, par la soif de vérité, seraient apparues fort obstinées et sans doute répréhensibles. 

Avant d’entrer dans le réfectoire, nous fîmes encore une petite promenade dans le cloître, pour dissiper les vapeurs du sommeil à l’air froid du soir. Y déambulaient encore quelques moines en méditation. Dans le jardin donnant sur le cloître nous aperçûmes le très vieux Alinardo de Grottaferrata, qui, le corps imbécile désormais, passait grande partie de sa journée parmi les plantes, quand il n’était pas à prier dans l’église. Il paraissait ne pas sentir le froid, et restait assis sur le côté extérieur des arcades. Guillaume lui adressa des paroles de salut et le vieillard eut l’air heureux que quelqu’un s’entretînt avec lui. 

« Journée sereine, dit Guillaume. 

— Grâce à Dieu, répondit le vieillard. 

— Sereine dans le ciel, mais noire sur la terre. Vous connaissiez bien Venantius ? 

— Venantius qui ? » dit le vieillard. 

Puis une lumière passa dans ses yeux. 

« Ah, le garçon mort. La Bête rôde dans l’abbaye… 

— Quelle bête ? 

— La grande Bête qui surgit de la mer… Sept têtes et dix cornes et sur ses cornes dix diadèmes et sur ses têtes trois titres blasphématoires. La Bête qui ressemble à un léopard, avec les pattes comme celles d’un ours et la gueule comme celle du lion… Moi je l’ai vue. 

— Où l’avez-vous vue ? Dans la bibliothèque ? 

— La bibliothèque ? Pourquoi ? Il y a des années que je ne vais plus dans le scriptorium et je n’ai jamais vu la bibliothèque. Personne ne va dans la bibliothèque. J’ai connu ceux qui montaient à la bibliothèque… 

— Qui, Malachie, Bérenger ? 

— Oh non… » Le vieillard fit un petit rire gloussant. 

« Avant. Le bibliothécaire qui vint avant Malachie, il y a tant et tant d’années… 

— Qui était-ce ? 

— Je ne me rappelle pas, il est mort, quand Malachie était encore jeune. C’est celui qui vint avant le maître de Malachie et qui était aide-bibliothécaire jeune quand moi-même j’étais jeune… Mais dans la bibliothèque, je n’ai jamais mis les pieds. Labyrinthe… 

— La bibliothèque est un labyrinthe ? 

Hunc mundum tipice laberinthus dénotat ille, récita le vieillard d’un air absorbé. Intranti largus, redeunti sed nimis artus. La bibliothèque est un grand labyrinthe, signe du labyrinthe du monde. Tu entres et tu ne sais pas si tu en sortiras. Il ne faut pas violer les colonnes d’Hercule… 

— Donc vous ne savez pas comment on entre dans la bibliothèque quand les portes de l’Édifice sont fermées ? 

— Oh si, rit le vieillard, beaucoup le savent. Tu passes par l’ossuaire. Tu peux passer par l’ossuaire, mais tu ne veux pas passer par l’ossuaire. Les moines morts veillent. 

— Ce sont eux les moines morts qui veillent, non pas ceux qui rôdent la nuit avec une lampe dans la bibliothèque ? 

— Avec une lampe ? » 

Le vieillard parut stupéfait. 

« Je n’ai jamais entendu cette histoire. Les moines morts se trouvent dans l’ossuaire, les os descendent petit à petit du cimetière et se réunissent là pour garder le passage. Tu n’as jamais vu l’autel de la chapelle qui mène à l’ossuaire ? 

— C’est la troisième chapelle à gauche après le transept, n’est-ce pas ? 

— La troisième ? Peut-être. C’est celle qui a la pierre de l’autel sculptée de mille squelettes. Le quatrième crâne à droite, enfonce dans les yeux… Et tu es dans l’ossuaire. Mais tu n’y vas pas, moi je n’y suis jamais allé. L’Abbé ne veut pas. 

— Et la Bête, où avez-vous vu la Bête ? 

— La Bête ? Ah, l’Antéchrist… Il s’apprête à venir, le millénaire est échu, nous l’attendons… 

— Mais le millénaire est échu depuis trois cents ans, et alors il ne vint pas… 

— L’Antéchrist ne vient pas après que sont échus les mille ans. Les mille ans échus, commence le règne des justes, ensuite vient l’Antéchrist pour confondre les justes, et puis ce sera la bataille finale… 

— Mais les justes régneront pendant mille ans, dit Guillaume, Ou ils ont régné depuis la mort de Christ jusqu’à la fin du premier millénaire, et par conséquent c’est alors que devait venir l’Antéchrist, ou ils n’ont pas encore régné, et l’Antéchrist est loin. 

— Le millénaire ne se calcule pas depuis la mort de Christ, mais depuis la donation de Constantin. Maintenant il y a mille ans… 

— Et alors prend fin le règne des justes ? 

— Je ne le sais pas, je ne le sais plus… Je suis las. Le calcul est difficile. Le Bienheureux de Liébana le fit, demande à Jorge, il est jeune lui, il a une bonne mémoire… Mais les temps sont mûrs. N’as-tu pas entendu les sept trompettes ? 

— Pourquoi les sept trompettes ? 

— N’as-tu pas vu comment est mort l’autre garçon, l’enlumineur ? Le premier ange a soufflé dans la première trompette, alors de la grêle et du feu mêlés de sang furent jetés sur la terre… N’est-il pas mort dans la mer de sang, le deuxième garçon ? Attention à la troisième trompette ! Il mourra le tiers des créatures vivant dans la mer. Dieu nous punit. Le monde tout autour de l’abbaye est infesté d’hérésies, on m’a dit que sur le trône de Rome est un pape pervers qui se sert des hosties à des fins nécromanciennes, et en nourrit ses murènes… Et chez nous, quelqu’un a violé l’interdit, a brisé les sceaux du labyrinthe… 

— Qui vous l’a dit ? 

— Je l’ai entendu, tous murmurent que le péché est entré dans l’abbaye. Tu as des pois chiches ? » 

La question, adressée à moi, me surprit. 

« Non, je n’ai pas de pois chiches, dis-je confus. 

— La prochaine fois tu t’en muniras. Je les garde dans la bouche, tu vois ma pauvre bouche sans dents, jusqu’à ce qu’ils deviennent tout mous. Ils font saliver, aqua fons vitae . Tu m’apporteras des pois chiches demain ? 

— Demain je vous apporterai des pois chiches », lui dis-je. 

Mais il s’était assoupi. Nous le quittâmes pour gagner le réfectoire. 

« Que pensez-vous de ce qu’il a dit ? demandai-je à mon maître. 

— Il jouit de la divine folie des centenaires. Difficile de distinguer le vrai du faux dans ses paroles. Mais je crois qu’il nous a dit quelque chose sur la façon de pénétrer dans l’Édifice. J’ai vu la chapelle d’où est sorti Malachie la nuit dernière. Il y a vraiment un autel de pierre, et sur la base sont sculptés des crânes ; ce soir, nous tenterons. » 

 

Demain Le nom de la Rose – 18– 2ème jour Complies

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