mercredi 18 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 9/53 - Premier jour - Aprèd none

Le nom de la Rose

Lu par François Berland

9/53

Premier jour Après none

 


Où l’on visite le scriptorium et l’on fait connaissance de nombreux savants, copistes et rubricaires  ainsi que d’un vieillard aveugle qui attend l’Antéchrist.


Tandis que nous montions, je vis que mon maître observait les fenêtres qui donnaient de la lumière à l’escalier. J’étais probablement en train de devenir aussi habile que lui, car je me rendis aussitôt compte que leur disposition aurait difficilement permis à quelqu’un de les atteindre. Et, d’autre part, les verrières qui s’ouvraient dans le réfectoire (les seules du premier étage à regarder l’à-pic) ne paraissaient pas aisément accessibles, étant donné qu’en dessous il n’y avait aucune espèce de meubles. Arrivés au sommet de l’escalier nous entrâmes, par la tour orientale dans le scriptorium et là je ne pus retenir un cri d’admiration.

Le deuxième étage n’était pas divisé en deux comme l’étage inférieur et il s’offrait donc à mes yeux dans l’immensité de son espace. Les voûtes, aux voussures point trop hautes (moins que dans une église, plus toutefois que dans tout autre salle capitulaire qu’oncques ne vis), soutenues par de robustes pilastres, cernaient un espace inondé d’une très belle lumière, car trois énormes verrières s’ouvraient sur chacun des plus grands côtés, tandis que cinq verrières plus petites perçaient chacun des cinq côtés extérieurs de chaque tour ; huit verrières hautes et étroites, enfin, laissaient aussi pénétrer la lumière par le puits octogonal intérieur. L’abondance des fenêtres faisait en sorte que la grande salle était égayée par une lumière continue et diffuse, même en cet après-midi d’hiver. Le vitrage n’était pas coloré comme celui des églises, et les résilles de plomb assemblaient des carrés de verre incolore, pour que la lumière entrât de la façon la plus pure, non modulée par l’art humain, et servît à son but, qui était d’éclairer le travail de la lecture et de l’écriture. Bien d’autres fois je vis, et en d’autres lieux, de nombreux scriptorium, mais aucun où aussi lumineusement resplendît, dont les coulées de lumière physique qui faisaient rayonner l’atmosphère, le principe spirituel même que la lumière incarne, la claritas, source de toute beauté et sapience, attribut inséparable de cette proportion que la salle manifestait. Car trois choses concourent à créer la beauté : d’abord l’intégrité ou perfection, et de ce fait nous estimons laides les choses incomplètes ; ensuite la proportion requise autrement dit l’harmonie ; enfin la clarté et la lumière, et nous appelons belles en effet les choses de couleur limpide. Et comme la vision du beau implique la paix, et pour notre appétit c’est tout un que de se rasséréner dans la paix, dans le bien ou dans le beau, je me sentis envahi d’une immense consolation et je pensai combien il devait être agréable de travailler dans ce lieu. Tel qu’il apparut à mes yeux, en cette heure méridienne, il me fit l’impression d’un joyeux atelier de la sapience. Par la suite je vis à Saint-Gall un scriptorium de proportions identiques, séparé de la bibliothèque (ailleurs, dans d’autres abbayes, les moines travaillaient dans le lieu même où étaient serrés les livres), mais pas aménagé avec autant de bonheur que celui-ci. Antiquarii, librarii, rubricaires et chercheurs étaient assis, chacun à sa propre table, une table sous chacune des verrières. Et comme les verrières étaient au nombre de quarante (nombre vraiment parfait, dû au décuplement du quadragone, comme si les 10 commandements avaient été magnifiés par les quatre vertus cardinales), quarante moines auraient pu travailler à l’unisson, même si à ce moment précis ils étaient à peine une trentaine.

Séverin nous expliqua que les moines qui travaillaient au scriptorium se voyaient dispensés des offices de tierce, sexte et none pour ne pas devoir interrompre leur tâche dans les heures de lumière, et arrêtaient leurs activités seulement au coucher du soleil, pour vêpres. Les places les plus lumineuses étaient réservées aux antiquarii, les enlumineurs les plus experts, au rubricaires et aux copistes. Chaque table avait tout ce qui pouvait servir à enluminer et à copier : cornes à encre, plumes fines que certains moines affilaient à l’aide d’une lamelle de canif, pierre ponce pour rendre lisse le parchemin, règles pour tracer les lignes où coucher l’écriture. À côté de chaque scribe, ou au sommet du plan incliné de chaque table, se trouvait un lutrin, où était posé le manuscrit à copier, la page recouverte de caches qui encadraient la ligne qu’on était en train de transcrire. Et certains avaient des encres d’or et d’autres couleurs. D’autres au contraire ne faisaient que lire les livres, et transcrivaient des notes sur leurs tablettes ou carnets personnels. Je n’eus d’ailleurs pas le temps d’observer leur travail, car le bibliothécaire vint à notre rencontre, que nous savions être Malachie de Hildesheim.

Son visage cherchait à prendre une expression de bienvenue, mais je ne pus m’empêcher de frémir face à une aussi singulière physionomie. Sa silhouette était élancée et, bien qu’extrêmement maigres, ses membres étaient forts et disgracieux. Comme il avançait à grandes foulées, enveloppé dans la robe noire de l’ordre, il y avait quelque chose d’inquiétant dans son aspect. Le capuchon encore rabattu, puisqu’il venait de l’extérieur, jetait une ombre sur la pâleur de sa face et donnait un je ne sais quoi de douloureux à ses grands yeux mélancoliques. Il y avait dans sa physionomie comme les traces de nombreuses passions que la volonté avait disciplinées mais qui paraissaient avoir fixé ses linéaments qu’elles avaient cessé d’animer. Tristesse et sévérité prédominaient dans les traits de son visage et ses yeux étaient si intenses qu’à un seul regard ils pouvaient pénétrer le coeur de celui qui parlait, et lire ses pensées secrètes, si bien qu’on pouvait difficilement supporter leur investigation et qu’on était tenté de ne pas les rencontrer une seconde fois. Le bibliothécaire nous présenta à de nombreux moines qui étaient au travail à ce moment-là. De chacun d’eux Malachie nous dit aussi la tâche qu’il accomplissait, et j’admirai la profonde dévotion de tous au savoir et à l’étude de la parole divine. Je fis ainsi connaissance avec Venantius de Salvemec, traducteur du grec et de l’arabe, fervent de cet Aristote qui certainement fut le plus sage des hommes. Bence d’Uppsala, un jeune moine scandinave qui s’occupait de rhétorique. Bérenger d’Arundel, l’aide du bibliothécaire. Aymaro d’Alexandrie, recopiant des ouvrages qui ne seraient prêtés que pour quelques mois à la bibliothèque, et puis un groupe d’enlumineurs de différents pays, Patrice de Clonmacnois, Raban de Tolède, Magnus de Iona, Walde de Hereford. L’énumération pourrait continuer et il n’est rien de plus merveilleux que l’énumération, instrument d’admirables hypotyposes.

Mais je dois en venir au sujet de nos discussions, d’où surgirent maintes indications utiles pour comprendre la subtile inquiétude qui flottait parmi les moines, et un je ne sais quoi d’inexprimé qui pesait sur tous leurs propos. Mon maître entreprit Malachie en commençant par louer la beauté et l’activité du scriptorium et par s’enquérir de la marche du travail qui s’accomplissait en ce lieu car, dit-il avec grande habileté, il avait partout entendu parler de cette bibliothèque et il aurait voulu en examiner de nombreux livres. Malachie lui expliqua ce que l’Abbé lui avait déjà dit, que le moine demandait au bibliothécaire l’ouvrage à consulter, et celui-ci irait le chercher dans la bibliothèque supérieure, si la demande avait été juste et pieuse. Guillaume demanda comment il pouvait connaître le nom des livres abrités dans les armaria du haut, et Malachie lui indiqua, fixé par une chaîne d’or à sa table, un volumineux codex intégralement couvert de listes. Guillaume enfila les mains dans sa coule, qui s’ouvrait sur sa poitrine pour former une poche, et en retira un objet que je lui avais déjà vu dans les mains, et sur son visage, au cours du voyage.

C’était une fourche construite de manière à pouvoir tenir sur le nez d’un homme (et mieux encore sur le sien, si proéminent et aquilin) comme un cavalier se tient sur la croupe de son cheval ou comme un oiseau sur un juchoir. Et de chaque côté de la fourche, de façon à correspondre aux yeux, s’arrondissaient deux cercles ovales de métal, qui enserraient deux amandes de verre épaisses comme des fonds de chope. Guillaume lisait de préférence avec cela sur les yeux, et disait y voir mieux que nature ne l’avait doué, ou que son âge avancé, surtout au déclin du jour, ne le lui permettait. Ces verres ne lui servaient pas à voir de loin, car son regard était des plus aigus, mais à voir de près. Grâce à eux, il pouvait lire des manuscrits aux lettres minuscules que je peinais presque à déchiffrer moi-même. Il m’avait expliqué que, lorsque l’homme était arrivé au-delà de la moitié de la vie, même si sa vue avait toujours été excellente, son oeil durcissait et renâclait à adapter la pupille, à telle enseigne que de nombreux savants étaient comme morts à la lecture et à l’écriture après leur cinquantième printemps. Grave malheur pour des hommes qui auraient pu donner le meilleur de leur intelligence pendant nombre d’années encore. Raison pour quoi il fallait louer le Seigneur que quelqu’un eût découvert et fabriqué cet instrument. Et il me disait cela pour soutenir les idées de son Roger Bacon affirmant que le but du savoir était aussi de prolonger la vie humaine. Les autres moines regardèrent Guillaume avec beaucoup de curiosité, mais ne risquèrent aucune question. Et de mon côté, je m’aperçus que, fût-ce dans un lieu aussi jalousement et orgueilleusement consacré à la lecture et à l’écriture, cet admirable instrument n’avait pas encore pénétré. Et je me sentis fier d’accompagner un homme qui avait en sa possession quelque chose digne d’étonner d’autres hommes fameux dans le monde pour leur sagesse. Avec ces objets aux yeux, Guillaume se pencha sur les listes dressées dans le codex.

Je regardai moi aussi, et nous découvrîmes des titres de livres dont nous n’avions jamais entendu parler, et d’autres très célèbres, que la bibliothèque possédait. « De Pentagono Salomonis, Ars loquendi et intelligendi in lingua hebraica, De rebus metallicis de Roger de Hereford, Algebra de Al Kouwarizmi, version latine de Robert Angelico, les Puniques de Silius Italicus, les Gesta francorum, De laubidus santae crucis de Raban Maur, et Flavii Claudii Giordani de aetate mundi et hominis reservatis singulis litteris per singulos libros ab A usque ad Z , lut mon maître. Ouvrages splendides. Mais selon quel ordre sont-ils enregistrés ? » Il cita un texte que je ne connaissais pas, mais qui était sûrement familier à Malachie : 

« “Habeat Librarius et registrum omnium librorum ordinatum secudum facultates et auctores, reponeatque eos separatim et ordinate cum signaturis per scripturam applicatis. 

 ” Comment faites-vous pour connaître la place de chaque livre ? » 

Malachie lui montra des annotations qui accompagnaient chaque titre. Je lus : iii, IV gradus, V in prima graecorum ; ii, V gradus, VII in tertia anglorum, et ainsi de suite. Je compris que le premier chiffre indiquait la position du livre sur l’étagère ou gradus, signalée par le second chiffre, l’armoire étant signalée par le troisième chiffre, et je compris aussi que les autres expressions désignaient une salle ou un couloir de la bibliothèque, et j’osai demander de plus amples renseignements sur ces dernières distinctiones. Malachie me regarda avec sévérité : 

« vous ne savez sans doute pas, ou vous avez oublié, que l’accès à la bibliothèque n’est consenti qu’au seul bibliothécaire. Et donc il est juste et suffisant que seul le bibliothécaire sache déchiffrer ces choses-là. 

— Mais dans quel ordre sont reportés les livres dans cette liste ? demanda Guillaume. Pas par sujet, me semble-t-il. » 

Il ne fit pas allusion à une classification par auteurs qui suivît l’ordre même des lettres de l’alphabet, car c’est un procédé astucieux que j’ai vu mis en oeuvre ces dernières années seulement, et qu’on n’utilisait guère autrefois. 

« La bibliothèque plonge ses racines dans la profondeur des temps, dit Malachie, et les livres sont enregistrés selon l’ordre des acquisitions, des donations, de leur entrée dans nos murs. 

— Malaisés à trouver, observa Guillaume. 

— Il suffit que le bibliothécaire les ait tous présents en sa mémoire et sache pour chaque livre l’époque où il arriva. Quant aux autres moines, ils peuvent se fier à sa mémoire. » 

On eût dit qu’il parlait d’un autre, qu’il ne s’agissait pas de lui-même ; et je compris qu’il parlait de la fonction qu’en ce moment il remplissait indignement, mais qui avait été remplie par cent autres, désormais disparus, lesquels s’étaient transmis de l’un à l’autre leur savoir. 

« J’ai compris, dit Guillaume. Si donc je cherchais quelque chose, sans savoir quoi précisément, sur le pentagone de Salomon, vous sauriez m’indiquer qu’existe le livre dont je viens tout juste de lire le titre, et vous pourriez en déterminer la position à l’étage supérieur. 

— Si vous deviez vraiment apprendre quelque chose sur le pentagone de Salomon, dit Malachie. Mais un tel livre, si j’avais à vous le donner, je préférerais d’abord demander conseil à l’Abbé. 

— J’ai su qu’un de vos plus habiles enlumineurs, dit alors Guillaume, a disparu tout récemment. L’Abbé m’a beaucoup parlé de son art. Pourrais-je voir les manuscrits qu’il enluminait ? 

— Adelme d’Otrante, dit Malachie en regardant Guillaume avec méfiance, ne travaillait, à cause de son jeune âge, que sur les marginalia. Il avait une imagination fort vive et à partir de choses connues, il savait composer des choses inconnues et surprenantes, comme qui unirait un corps humain à une encolure de cheval. Mais voilà ses livres, là-bas. Personne n’a encore touché à sa table. » 

Nous nous approchâmes de ce qui avait été la place de travail d’Adelme, où se trouvaient encore les feuillets d’un psautier richement enluminés. C’étaient des folia de vellum très fin – roi d’entre les parchemins – et le dernier était encore fixé à la table. À peine frotté avec de la pierre ponce et adouci à la craie, il avait été lissé avec la plana et, à partir des trous minuscules produits sur le côté à l’aide d’un stylet très mince, avaient été tracées toutes les lignes qui devaient guider la main de l’artiste. La première moitié avait été déjà recouverte d’écriture et le moine avait commencé d’y esquisser les figures sur les marges. Par contre les autres feuillets étaient déjà terminés, et en les regardant ni Guillaume ni moi ne parvînmes à retenir un cri d’admiration. 

Il s’agissait d’un psautier sur les marges duquel se dessinait un monde renversé par rapport à celui que nos sens perçoivent d’habitude. Comme si au seuil d’un discours qui par définition est le discours de la vérité, se développait en un lien profond avec celui-ci, à travers de merveilleuses allusions in aenigmate , un discours mensonger sur un univers placé la tête en bas, où les chiens fuient devant le lièvre et les cerfs chassent le lion. Petites têtes en forme de patte d’oiseaux, animaux avec des mains humaines sur leur derrière, têtes chevelues d’où pointaient des pieds, dragons zébrés, quadrupèdes dont le cou serpentin s’entrelaçait en mille noeuds inextricables, singes aux cornes cervines, sirènes en forme de volatiles avec des ailes membraneuses sur l’échine, hommes sans bras avec d’autres corps humains qui leur poussaient sur le dos en guise de bosse, et figures avec une bouche dentée sur le ventre, humains à la tête équine et équins aux jambes humaines, poissons avec des ailes d’oiseaux et oiseaux à queue de poisson, monstres à corp unique et double tête ou tête unique et corps double, vaches à queue de coq aux ailes de papillon, femme à la tête écailleuse comme le dos d’un poisson, chimères bicéphales entrecroisées avec des libellules au museau de lézard, centaures, dragons, éléphants, manticores, sciapodes allongés sur les branches d’un arbre, griffons qui donnaient naissance au bout de leur queue à un archer sur le pied de guerre, créatures diaboliques au cou sans fin, théories d’animaux anthropomorphes et de nains zoomorphes se combinaient, parfois sur la même page, en scènes de vie champêtre où vous auriez pu voir représentée, avec une vivacité si impressionnante qu’on eût dit des figures vivantes, toute la vie des champs, laboureurs, cueilleurs de fruits, moissonneurs, fileuses, semeurs à côté de renards et de fouines armés d’arbalètes qui escaladaient une ville garnie de tours et défendue par des singes. Ici une lettre initiale se ployait en forme de L et dans sa partie inférieure engendrait un dragon, là un grand V qui donnait élan au mot « verba », produisait comme une vrille naturelle de son tronc un serpent aux mille volutes, à son tour engendrant d’autres serpents de pampres et de corymbes. Près du psautier se trouvait, d’évidence achevé depuis peu, un livre d’heures exquis, aux dimensions incroyablement petites, si petites que vous auriez pu le tenir dans le creux de la main. Minuscule était l’écriture, et les enluminures marginales à peine visibles à première vue requerraient de l’oeil un examen de tout près pour apparaître dans leur entière beauté (et vous vous seriez demandé à l’aide de quel instrument surhumain l’enlumineur les avait tracées pour obtenir des effets d’une pareille vivacité en un espace aussi réduit). De fond en comble les marges du livre étaient envahies par de minuscules figures qui s’engendraient, comme par naturelle expansion, à partir des volutes terminales des lettres splendidement tracées : sirènes marines, cerfs en fuite, chimères, torses humains sans bras qui se dégageaient comme des lombrics du corps même des versets. À un certain endroit, comme pour continuer les trois « Sanctus, Sanctus, Sanctus » répétés sur trois lignes différentes, vous auriez pu voir trois figures bestiales aux têtes humaines, dont deux s’inclinaient l’une vers le bas et l’autre vers le haut pour s’unir en un baiser que vous n’auriez pas hésité à définir impudique si vous n’aviez été persuadé que, ne fût-elle point évidente, une profonde signification spirituelle devait certainement justifier une telle représentation à cet endroit précis. 

Pour moi, je suivais ces pages partagées entre l’admiration et le rire, parce que les figures portaient nécessairement à l’hilarité, bien qu’elles commentassent des pages saintes. Frère Guillaume les examinait en souriant, et il observa : 

«Babewyn , ainsi les appelle-ton dans mes îles. 

— Babouins, comme on les appelle dans les Gaules, dit Malachie. Et de fait Adelme a appris son art dans votre pays, bien qu’ensuite il ait aussi étudié en France. Babouins, autrement dit singe de l’Afrique. Figures d’un monde renversé, où les maisons surgissent à la pointe d’une aiguille et la terre se trouve au-dessus du ciel. » 

Je me rappelai quelques vers que j’avais entendus dans le parler vernaculaire de mes terres et je ne puis m’empêcher de les prononcer : 

Aller Wunder si geswingen das herbe himel hât überstigen, daz sult ir vür ein Wunder wingen. 

Et Malachie poursuivit, citant le même texte : 

Erd ob un himel unter das sult ir hân besunder Vür aller Wunder ein Wunder. 

« Compliments, Adso, continua le bibliothécaire, effectivement ces images nous parlent de cette région où l’on arrive en chevauchant une oie bleue, où l’on trouve des éperviers qui pêchent des poissons dans un ruisseau, des ours qui pourchassent des faucons dans le ciel, des écrevisses qui volent avec les colombes et trois géants pris au piège et mordus par un coq. » 

Un pâle sourire éclaira ses lèvres. Alors les moines, qui avaient suivi la conversation avec une certaine timidité, se mirent à rire de bon coeur, comme s’ils avaient attendu le consentement du bibliothécaire. Lequel se rembrunit, tandis que les autres continuaient de rire, louant l’habileté du pauvre Adelme et se montrant l’un à l’autre les figures les plus invraisemblables. Et ce fut au moment où tous riaient encore, que nous entendîmes derrière nous une voix, solennelle et sévère.  

« Verba vana aut risui apta non loqui . » 

Nous nous retournâmes. Celui qui avait parlé était un moine courbé sous le poids des ans, blanc comme neige, et je ne veux pas parler du poil seulement, mais aussi du visage, et des pupilles. Je m’avisai qu’il était aveugle. Sa voix était encore majestueuse et ses membres puissants, même si son corps était racorni par l’âge. Il nous fixait comme s’il nous voyait, et toujours, même par la suite, je le vis se déplacer et parler comme s’il avait encore le bonheur de voir. Mais en revanche le ton de la voix était de qui ne possédait que le don de la prophétie. 

« L’homme vénérable d’âge et de sapience que vous voyez, dit Malachie à Guillaume en lui désignant le nouveau venu, est Jorge de Burgos. Plus âgé que quiconque vivant dans le monastère, sauf Alinardo de Grottaferrata , il est celui à qui bon nombre de moines confient le poids de leurs péchés dans le secret de la confession. » 

Puis, s’adressant au vieillard : 

« Celui qui se trouve devant vous est frère Guillaume de Baskerville, notre hôte. 

— J’espère que mes paroles ne vous ont pas fâché, dit le vieil homme d’un ton brusque. J’ai entendu des personnes qui riaient de choses risibles et je leur ai rappelé un des principes de notre règle. Comme dit le psalmiste, si le moine doit s’abstenir des propos bienveillants en raison de son voeu de silence, combien à plus forte raison il doit se détourner des mauvais propos. Et comme il y a des propos mauvais, il y a des images mauvaises. Ce sont celles qui mentent sur la forme de la création et montrent le monde au contraire de ce qu’il doit être, a toujours été et toujours sera dans les siècles des siècles jusqu’à la fin des temps. Mais vous, vous venez de notre ordre, où, me dit-on, on voit tout avec indulgence, fût-ce la gaieté la plus inopportune. » 

Il faisait allusion à ce qu’on disait parmi les bénédictins des extravagances de Saint François d'Assise et peut-être aussi des extravagances attribuées aux fraticelles et spirituels de tout acabit qui, de l’ordre franciscain, avaient été les plus récents et les plus embarrassants rejetons. Mais frère Guillaume fit mine de ne pas relever l’insinuation. 

« Les images marginales portent souvent à sourire, mais à des fins d’édification, répond-il. Comme dans les sermons pour toucher l’imagination des foules pieuses il faut insérer des exempla, dont le côté facétieux ne fait nullement défaut, de même le discours des images aussi doit se prêter à ces nugae . Pour chaque vertu et pour chaque péché il y a un exemple tiré des bestiaires, et les animaux se font figure du monde humain. 

— Oh certes, plaisanta le vieil homme mais sans sourire, toute image est bonne pour susciter le désir de la vertu, pour que le chef-d’oeuvre de la création, mis tête en bas et pieds en l’air, devienne matière à rire. Ainsi donc la parole de Dieu se manifeste à travers l’âne qui joue de la lyre, l’andouille qui laboure avec son écu, les boeufs qui s’attachent tout seuls à la charrue, les fleuves qui remontent les courants, la mer qui prend feu, le loup qui se fait ermite ! Chassez le lièvre avec le boeuf, faites-vous enseigner la grammaire par les chouettes, que les chiens mordent les puces, les aveugles observent les muets et les muets exigent du pain, la fourmi mette bas un veau, que volent les poulets rôtis, les fouaces poussent sur les toits, les perroquets fassent cours de rhétorique, les poules fécondent les coqs, mettez le char devant les boeufs, faites dormir le chien dans un lit et que tout le monde marche sur la tête ! Que veulent toutes ces nugae ? Un monde inverse est opposé au monde établi par Dieu, sous prétexte d’enseigner les préceptes divins ! 

— Mais l’Aréopagite enseigne, dit humblement Guillaume, que Dieu ne peut être nommé qu’à travers des choses les plus difformes. Et Hugues de Saint-Victor nous rappelait que plus la ressemblance devient dissemblable, plus la vérité nous est révélée sous le voile de figures horribles et inconvenantes, et moins l’imagination se calme dans les jouissances charnelles, qui est alors contrainte de saisir les mystères cachés derrière la turpitude des images… 

 — Je connais l’argument ! Et j’admets avec honte que ce fut l’argument primordial de notre ordre, lorsque les abbés clunisiens se battaient contre les cisterciens. Mais Saint Bernard avait raison : petit à petit l’homme qui représente des monstres et des prodiges de la nature pour révéler les choses de Dieu per speculum et in aenigmate, prend goût à la nature même des monstruosités qu’il crée et d’elles fait jeu, et pour elles joue et ne voit plus qu’à travers elles. Il suffit que vous observiez, vous qui avez encore la vue, les chapiteaux de votre cloître (et de la main il indiqua au-delà des fenêtres, vers l’église), sous le regard des moines absorbés dans la méditation, que signifient ces ridicules monstruosités, ces belles formes déformées et ces belles difformités ? Ces singes sordides ? Ces lions, ces centaures, ces êtres semi-humains, avec une bouche sur le ventre, un pied unique, les oreilles en forme de voile ? Ces tigres léopardés, ces guerriers en lutte, ces chasseurs qui soufflent dans un olifant, et ses théories de corps pour une seule tête et ses théories de tête pour un seul corps ? Quadrupèdes à queue de serpent, et poissons à tête de quadrupède, et ici un animal qui par-devant a l’air d’un cheval et par derrière d’un bouc, et là un onagre avec des cornes et allez, allez y, désormais il est plus agréable pour un moine de lire les marbres que les manuscrits, et d’admirer les oeuvres de l’homme plutôt que de méditer sur la loi de Dieu. Honte aux désirs de vos yeux et à vos sourires ! » 

Le grand vieillard s’arrêta en haletant. Et moi j’admirai l’alerte mémoire avec laquelle, sans doute aveugle depuis tant d’années, il se rappelait encore les images de turpitude dont il nous parlait. Au point que je soupçonnai qu’elles l’avaient fort séduit quand il les avait vues, s’il savait les décrire encore avec tant de passion. Mais souventes fois il m’est arrivé de trouver les représentations les plus séduisantes du péché précisément dans les pages de ces hommes d’incorruptible vertu qui en condamnaient le charme et ses effets. Signe que ces hommes sont mus par une telle ardeur de témoigner la vérité qu’ils n’hésitent pas, pour l’amour de Dieu, à conférer au mal toutes les séductions dont il se pare, afin de mieux instruire leur prochain des manières dont use le malin pour les captiver. Et de fait les paroles de Jorge aiguillonnèrent chez moi une grande envie de voir les tigres et les singes du cloître, que je n’avais pas encore admiré. Mais Jorge interrompit le cours de mes pensées parce qu’il se remit, d’un ton moins excité, à parler. 

« Notre Seigneur n’a pas eu besoin de tant de sottises pour nous montrer le droit chemin. Rien dans ses paraboles ne porte au rire, ou à la peur. Adelme par contre, que mort à présent vous pleurez, jouissait tellement des monstruosités qu’il enluminait, qu’il avait perdu de vue les choses dernières dont elles devaient être figure matérielle. Et il les a toutes parcourues, je dis bien toutes (et sa voix se fit solennelle et menaçante), les sentes de la monstruosité. D’où il appert que Dieu sait punir. » 

Un lourd silence descendit sur les présents. Venantius de Salvemec eut la hardiesse de le rompre. 

« Vénérable Jorge, dit-il, votre vertu vous rend injuste. Deux jours avant qu’Adelme mourût, vous étiez présent à un docte débat qui eut lieu justement ici, dans le scriptorium. Adelme était soucieux que son art, se complaisant à des représentations bizarres et fantastiques, fût toutefois interprété à la gloire de Dieu, instrument de connaissance des choses célestes. Frère Guillaume citait il y a un instant l’Aréopagite, sur la connaissance par difformité. Et Adelme cita ce jour-là une autre très haute autorité, celle du docteur d’Aquin, quand il dit qu’il convient que les choses divines soient exposées davantage en des figures de corps vils qu’en des figures de corps nobles. D’abord parce que l’esprit humain est plus aisément libéré de l’erreur ; il est clair en effet que certaines propriétés ne peuvent être attribuées aux choses divines, ce qu’on pourrait révoquer en doute si celles-ci étaient indiquées avec des figures de nobles apparences corporelles. En second lieu parce que ce mode de représentation convient davantage à la connaissance de Dieu que nous avons sur cette terre : il se manifeste à nous, en effet, plus en ce qu’il n’est pas qu’en ce qu’il est, et donc la parenté de ces choses qui nous éloignent le plus de Dieu nous ramène à une plus juste opinion de lui, car nous savons ainsi qu’il est au-dessus de ce que nous disons et pensons. Et en troisième lieu parce que les choses de Dieu sont ainsi mieux cachées aux personnes indignes. En somme, il s’agissait ce jour-là de comprendre de quelle façon on peut découvrir la vérité à travers des expressions surprenantes, et piquantes, et énigmatiques. Et moi je lui rappelai que dans l’oeuvre du grand Aristote, j’avais trouvé des mots suffisamment clairs à cet égard… 

— Je ne me souviens pas, interrompit sèchement Jorge, je suis très vieux. Je ne me souviens pas. Je puis avoir exagéré en sévérité. Il est tard maintenant, il me faut aller. 

— Il est étrange que vous ne vous souveniez pas, insista Venantius, ce fut une docte et très belle discussion, où intervinrent aussi Bence et Bérenger. Il s’agissait en effet de savoir si les métaphores, et les jeux de mots, et les énigmes, qui ont pourtant bien l’air d’avoir été imaginés par les poètes par pur divertissement, ne portent pas à spéculer sur les choses de manière nouvelle et surprenante, et je disais pour ma part que c’est là aussi une vertu qu’on demande au sage… Et il y avait aussi Malachie… 

— Si le vénérable Jorge ne se souvient pas, aie du respect pour son âge et pour la lassitude de son esprit… d’ailleurs toujours aussi vif », intervint l’un des moines qui suivaient la discussion. 

La phrase avait été prononcée avec précipitation, du moins au début, car celui qui avait parlé, s’apercevant que pour inviter au respect du vieillard, il en mettait de fait une faiblesse en lumière, avait ensuite ralenti l’élan de sa propre intervention, terminant presque en un murmure d’excuse. C’était Bérenger d’Arundel qui venait de parler, l’aidebibliothécaire, un jeune homme au visage pâle ; et en l’observant, je me rappelai la définition qu’Ubertin avait donnée d’Adelme : ses yeux semblaient ceux d’une femme lascive. Intimidé par les regards de tous qui maintenant se posaient sur lui, il entrecroisait les doigts de ses mains comme pour réfréner une tension interne. Singulière fut la réaction de Venantius. Il regarda de telle façon Bérenger que celui-ci baissa les yeux : 

« Entendu, frère, dit-il, si la mémoire est un don de Dieu la capacité d’oublier aussi peut être excellente, est tout à fait respectable. Mais je la respecte dans le confrère chargé d’ans auquel je m’adressais. De ta part, je m’attendais à un souvenir plus alerte quant à ce qui s’est passé lorsque nous étions ici même, en compagnie d’un ami très cher à toi… » 

Je ne pourrais dire si Venantius avait appuyé la voix sur les deux mots « très cher ». Le fait est que je ressentis une atmosphère de gêne parmi les assistants. Chacun dirigeait son regard d’un côté différent et personne ne le dirigeait sur Bérenger, qui avait violemment rougi. Malachie intervint aussitôt, avec autorité : 

« Venez, frère Guillaume, dit-il, je vous montrerai d’autres livres intéressants. » 

Le groupe se sépara. J’aperçus Bérenger lancer à Venantius un regard lourd de rancoeur, et Venantius lui rendre la pareille, en un muet défi. Moi, voyant que le vieux Jorge allait s’éloigner, mû par un sentiment de respectueuse révérence, je me penchai pour lui baiser la main. Le vieillard reçut le baiser, posa la main sur ma tête et demanda qui j’étais. Quand je lui dis mon nom, son visage s’éclaira. 

« Tu portes un nom grand et très beau, dit-il. Sais-tu qui fut Adso de Montier–en-Der ? » demanda-t-il. 

Moi, je l’avoue, je ne le savais pas. Alors Jorge ajouta : 

« Il a été l’auteur d’un livre grand et terrible, le Libellus de Antechristo {74} , où il vit des choses qui arriveraient, il ne fut pas assez écouté. 

— Le livre fut écrit avant le millénaire, dit Guillaume, et ces choses ne se sont pas vérifiées… 

— Pour qui n’a pas d’yeux pour voir, dit l’aveugle. Les voies de l’Antéchrist sont lentes et tortueuses. Il survient quand nous, nous ne le prévoyons pas, et non pas parce que le calcul suggéré par l’apôtre était erroné, mais parce que nous, nous n’en n’avons pas appris l’art. » 

Puis il cria, à très haute voix, le visage tourné vers la salle, faisant retentir les voûtes du scriptorium : 

« Il arrive ! Il arrive ! Ne perdez pas les derniers jours à rire sur les avortons à la peau léopardée et à la queue boudinée ! Ne dissipez pas les sept derniers jours ! »

Demain Le nom de la Rose - 9 - Premier jour après none 


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