jeudi 12 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 3/53 - Premier jour Tierce

Le nom de la Rose

3/53

Premier jour - Tierce 
 Lu par François Berland

 


Premier jour TIERCE

Où Guillaume a une conversation instructrice avec l’Abbé. 

Le cellérier était un homme adipeux et d’aspect vulgaire, mais jovial, chenu, mais encore robuste, petit, mais véloce. Il nous conduisit à nos cellules dans l’hôtellerie. Ou plutôt, il nous conduisit à la cellule assignée à mon maître, en me promettant que le lendemain il en libérerait une pour moi aussi dans la mesure où, bien que novice, j’étais leur hôte, et devais donc être traité avec tous les honneurs. Pour cette nuit-là, je pourrais dormir à même une large et longue niche creusée dans le mur de la cellule, où il avait fait disposer de la bonne paille fraîche. Chose qui, ajouta-t-il se faisait parfois pour les serviteurs de certains seigneurs qui désiraient être veillés pendant leur sommeil. Ensuite les moines nous apportèrent vin, fromages, olives, pains et du bon raisin sec, et nous laissèrent nous restaurer. Nous mangeâmes et bûmes avec grand goût. Mon maître n’avait pas les habitudes austères des bénédictins et n’aimait pas manger en silence. Du reste, il parlait toujours de choses tant bonnes et sages que c’était comme si un moine nous lisait la vie des saints. 

Ce jour-là, je ne pus m’empêcher de l’interroger encore sur l’histoire du cheval. 

« Cependant, dis-je, quand vous avez lu les traces sur la neige et sur les branches, vous ne connaissiez pas encore Brunel. D’une certaine manière, ces traces nous parlaient de tous les chevaux de cette espèce. Ne faut-il donc point dire que le livre de la nature nous parle seulement par essences, comme enseignent moult éminents théologiens ? 

— Pas tout à fait, cher Adso, me répondit le maître. Certes, ce type d’empreintes m’exprimait, si tu veux, le cheval comme verbum mentis, et me l’eût exprimé partout où je l’aurais trouvé. Mais l’empreinte en ce lieu précis et à cette heure du jour me disait qu’au moins un cheval, parmi tous les chevaux possibles, était passé par là. Si bien que je me trouvais à mi-chemin entre l’acquisition du concept de cheval et la connaissance d’un cheval individuel. Et en tout cas, ce que je savais du cheval universel m’était donné par la trace, qui était singulière. Je pourrais dire qu’à ce moment-là j’étais prisonnier entre la singularité de la trace et mon ignorance, qui prenait la forme extrêmement diaphane d’une idée universelle. Si tu vois quelque chose de loin et ne comprends pas de quoi il retourne, tu te contenteras de le définir comme un corps étendu en extension. Quand il se sera approché de toi, tu le définiras alors comme un animal, même si tu ne savais pas encore s’il s’agit d’un cheval ou d’un âne. Et enfin, quand il sera plus près, tu pourras dire que c’est un cheval, même si tu ne sais pas encore si c’est Brunel ou Favel. Et seulement quand tu seras à la bonne distance, tu verras que c’est Brunel (autrement dit ce cheval et pas un autre, quelle que soit la façon dont tu décides de l’appeler). Et là, ce sera pleine connaissance, l’intuition du singulier. C’est ainsi qu’il y a une heure j’étais prêt à voir arriver tous les chevaux, mais pas du fait de l’étendue de mon intellect, mais bien de l’insuffisance de mon intuition. Et la faim de mon intellect n’a été rassasiée qu’à partir du moment où j’ai vu le cheval singulier, que les moines conduisaient par le mors. Alors seulement, j’ai vraiment su que mon raisonnement précédent m’avait amené près de la vérité. Ainsi les idées, dont j’usais précédemment pour me figurer un cheval que je n’avais pas encore vu, étaient de purs signes, comme les empreintes sur la neige étaient des signes de l’idée de cheval : et on use des signes et des signes de signes dans le seul cas où les choses nous font défaut. » 

D’autres fois, je l’avais entendu parler avec un grand scepticisme des idées universelles, et grand respect des choses individuelles : et même par la suite, il me sembla que cette tendance lui venait tant de sa nature de Britannique que de sont état de franciscain. Mais ce jour-là, je n’avais pas les forces suffisantes pour affronter des disputes théologiques : si bien que je me recroquevillai dans l’espace qui m’avait été imparti, m’enroulai dans une couverture et sombrai dans un profond sommeil. Qui serait entré aurait pu me prendre pour un tas de hardes. Et c’est sûrement ce que fit l’Abbé quand il vint rendre visite à Guillaume vers la troisième heure. Ce fut ainsi que je pus écouter sans être vu leur premier entretien. Et sans malice, parce que manifester soudain ma présence au visiteur eût été plus discourtois que de rester caché, comme je le fis, avec humilité. Donc Abbon arriva. Il s’excusa pour l’intrusion, renouvela sa bienvenue et dit qu’il devait parler à Guillaume, en privé, d’une affaire plutôt grave. Il commença par le féliciter de son habileté dans l’histoire du cheval, et demanda comment il avait bien pu faire pour donner des informations aussi sûres concernant cette bête qu’il n’avait jamais vue. Guillaume lui expliqua succinctement et d’un air détaché la marche qu’il avait suivie, et l’Abbé se réjouit grandement de sa finesse d’esprit. Il dit qu’il n’en aurait pas attendu moins de la part d’un homme qui avait été précédé par une renommée de grande sagacité. Il lui dit qu’il avait reçu une lettre de l’Abbé de Farfa qui non seulement lui parlait de la mission confiée à Guillaume par l’empereur (dont ils s’entretiendraient ensuite les jours suivants), mais aussi lui disait qu’en Angleterre et en Italie mon maître avait été inquisiteur dans plusieurs procès, où il s’était distingué pour sa perspicacité, non dépourvue d’une grande humanité. 

« J’eus grand plaisir à savoir, ajouta l’Abbé, qu’en de nombreux cas vous avez décidé pour l’innocence de l’accusé. Je crois, et plus que jamais en ces jours affligés, en la présence constante du malin dans les affaires humaines (et il jeta un regard circulaire, imperceptiblement, comme si l’ennemi rôdait entre ces murs), mais je crois aussi que souventes fois le malin opère par des causes secondes. Et je sais qu’il peut pousser ses victimes à faire le mal de telle façon que la faute retombe sur un juste, jouissant du fait que le juste soit mené au bûcher au lieu de son succube. Souvent, les inquisiteurs, pour donner preuve de zèle, arrachent coûte que coûte un aveu à l’accusé, pensant qu’il n’est de bon inquisiteur que celui qui conclut son procès en trouvant un bouc émissaire… 

— Un inquisiteur aussi peut être poussé par le diable, dit Guillaume. 

— C’est possible, admit l’Abbé avec grande cautèle, car les desseins du Très-Haut sont impénétrables, mais ce n’est pas moi qui jetterai l’ombre du soupçon sur des hommes aussi méritants. Et même c’est de vous, comme de l’un d’eux, que j’ai besoin aujourd’hui. Il s’est passé dans cette abbaye quelque chose qui exige l’attention et le conseil d’un homme clairvoyant et prudent comme vous l’êtes. Clairvoyant pour découvrir et prudent (le cas échéant) pour couvrir. De fait, il est souvent indispensable de prouver la faute d’hommes qui devraient exceller par leur sainteté, mais de manière à pouvoir éliminer la cause du mal sans que le coupable soit désigné au mépris public. Si un pasteur commet une faute, il faut l’isoler des autres pasteurs, mais malheur si les brebis commençaient à se méfier des pasteurs. 

— Je comprends », dit Guillaume. J’avais déjà eu l’occasion de noter que, dès l’instant où il s’exprimait de cette façon si empressée et polie, il cachait d’habitude, en toute honnêteté, son désaccord ou sa perplexité. 

— Voila pourquoi, poursuivit l’Abbé, je pense que chaque cas qui concerne la faute d’un pasteur ne peut être confié qu’à des hommes comme vous, qui non seulement savent distinguer le bien du mal, mais aussi ce qui est opportun de ce qui ne l’est pas. Il me plait de songer que vous avez condamné seulement quand… 

—… les accusés étaient coupables d’actes criminels, d’empoisonnements, de corruption d’enfants innocents et autres scélératesses que ma bouche n’ose pas prononcer… 

—… que vous avez condamné seulement quand, poursuivit l’Abbé sans tenir compte de l’interruption, la présence du démon était tellement évidente aux yeux de tous qu’on ne pouvait choisir une autre voie sans que l’indulgence fût plus scandaleuse que le crime même ? 

— Quand j’ai reconnu quelqu’un coupable, précisa Guillaume, ce dernier avait réellement commis des crimes d’une nature telle que je pouvais le remettre avec bonne conscience au bras séculier. » 

L’Abbé eut un instant d’incertitude : « Pourquoi, demanda-til, vous attachez-vous à parler d’actions criminelles sans vous prononcer sur leur cause diabolique ? 

— Parce que raisonner sur les causes et sur les effets est chose fort ardue, dont je crois que l’unique juge puisse être Dieu. Nous avons déjà le plus grand mal à saisir un rapport entre un effet aussi évident qu’un arbre brûlé et la foudre qui l’a incendié : alors, remonter des enchaînements parfois très longs de causes et d’effets me semble aussi fou que de chercher à construire une tour qui arrive jusqu’au ciel. 

— Le docteur d’Aquin, suggéra l’Abbé, n’a pas craint de démontrer avec la force de la seule raison l’existence du Très-Haut en remontant de cause en cause à la cause première non causée. 

— Qui suis-je donc, dit humblement Guillaume, pour m’opposer au docteur d’Aquin ? D’autant que sa preuve de l’existence de Dieu est étayée par tant d’autres témoignages que sa démarche s’en voit confortée. Dieu nous parle à l’intérieur de notre âme, comme le savait déjà Augustin, et vous, Abbon, vous auriez chanté les louanges du Seigneur et l’évidence de sa présence même si Thomas n’avait pas… » 

Il s’arrêta, et ajouta : 

« Je l’imagine. 

— Oh, certes », se hâta d’assurer l’Abbé, et mon maître brisa là, de cette très belle façon une discussion d’école qui évidence ne lui plaisait guère. Après quoi il se remit à parler.

 « Revenons aux procès. Voyez, un homme, supposons, a été tué par empoisonnement. C’est là une donnée de l’expérience. Il est possible que j’imagine, devant certains signes irréfutables, que l’auteur de l’empoisonnement est un autre homme. Sur des enchaînements de causes aussi simples, mon esprit peut intervenir avec une certaine confiance en son pouvoir. Mais comment puis-je compliquer la chaîne de causalités en imaginant que, à l’origine de l’action mauvaise, il y a une autre intervention, cette fois-ci non humaine, mais diabolique ? Je ne dis pas que ce n’est pas possible, le diable aussi révèle son passage par des signes évidents, comme votre cheval Brunel. Mais pourquoi dois-je chercher ces preuves ? N’est-ce pas déjà suffisant si je sais que le coupable est cet homme et si je le remets au bras séculier ? En tous les cas, sa peine sera la mort, que Dieu lui pardonne. 

— Mais je crois savoir que dans un procès qui s’est déroulé à Kilkenny, il y a trois ans de cela, où certaines personnes furent accusées d’avoir commis d’ignobles crimes, vous n’avez point nié l’intervention diabolique, une fois les coupables identifiés. 

— Mais je ne l’ai pas non plus affirmée à aucun moment, ouvertement. Je ne l’ai point niée non plus, il est vrai. Qui suis-je donc moi, pour émettre des jugements sur les trames du malin, surtout, ajouta-t-il et il parut vouloir insister sur cette raison, dans les cas où ceux qui avaient commencé le procès d’inquisition, l’évêque, les magistrats citoyens et le peuple tout entier, peut-être les accusés eux-mêmes, désiraient vraiment ressentir la présence du démon ? Voila, peut-être est-ce l’unique vraie preuve de la présence du diable, que l’intensité avec laquelle tous en ce moment aspirent à le savoir à l’oeuvre… 

— Or donc, vous, dit l’Abbé d’un ton soucieux, vous me dites qu’en de nombreux procès le diable n’agit pas seulement chez le coupable, mais peut-être et surtout chez les juges ? — Pourrais-je jamais avancer une affirmation pareille ? » demanda Guillaume, et je m’aperçus que la question était formulée de manière que l’Abbé ne pouvait affirmer qu’il le pouvait ; et Guillaume profita de son silence pour dévier le cours de leur dialogue. 

« Mais au fond, il s’agit de choses lointaines. J’ai abandonné cette noble activité et si je l’ai exercée c’est parce qu’ainsi en a décidé le Seigneur… 

— Certainement, admit l’Abbé. 

—… et maintenant, poursuivit Guillaume, je m’occupe d’autres délicates questions. Et je voudrais m’occuper de celle qui vous tourmente, si vous m’en parliez. » 

Il me sembla que l’Abbé était satisfait de pouvoir terminer cette conversation en revenant à son problème. Il se mit donc à raconter, avec grande prudence dans le choix des mots et longues circonlocutions, un fait singulier qui s’était passé quelques jours auparavant et qui avait laissé un grand trouble parmi les moines. Et il dit qu’il en parlait à Guillaume parce que le sachant grand connaisseur de l’âme humaine et des trames du malin, il espérait qu’il pourrait consacrer partie de son temps précieux à faire la lumière sur une fort douloureuse énigme. 

Le hasard avait voulu qu’Adelme d’Otrante, un moine encore jeune et pourtant déjà célèbre comme grand maître enlumineur, et qui s’employait justement à orner les manuscrits de la bibliothèque d’images de toute beauté, avait été trouvé un matin par un chevrier au fond de l’escarpement dominé par la tour est de l’Édifice. Puisque les autres moines avaient noté sa présence dans le choeur pendant complies, mais qu’il n’avait pas reparu à matines, il était tombé au fond de l’à-pic probablement durant les heures les plus noires de la nuit. Nuit de grande tempête de neige, où tombaient des flocons coupants comme des lames, qui semblaient presque de la grêle, poussés par un autan qui soufflait impétueusement. Devenu mou sous cette neige qui d’abord avait fondu puis durci en lamelles de glace, son corps avait été trouvé au pied du surplomb, déchiqueté par les rochers où il avait rebondi. Pauvre et fragile chose mortelle, que Dieu eût de lui miséricorde. À cause des nombreux rebonds que le corps avait faits dans sa chute, il n’était pas aisé de dire de quel point exact il était tombé : certainement d’une des verrières qui s’ouvraient sur trois ordres d’étages et sur les trois côtés de la grosse tour exposés vers l’abime. 

« Où avez-vous enseveli le pauvre corps ? s’enquit Guillaume. 

— Dans le cimetière, naturellement, répondit l’Abbé. Peut-être l’aurez-vous remarqué, il s’étend entre le côté septentrional de l’église, l’Édifice et le potager. 

— Je vois, dit Guillaume, et je vois que votre problème est le suivant. Si ce malheureux s’était, à Dieu ne plaise, suicidé (puisqu’on ne pouvait penser qu’il fût tombé accidentellement), le lendemain vous auriez trouvé une des ces fenêtres ouvertes, tandis que vous les avez retrouvées toutes fermées, et sans qu’au pied d'aucunes apparussent des traces d’eau. » 

L’abbé était un homme, je l’ai dit, d’un grand tact, d’une grande allure, mais cette fois il eut un mouvement de surprise qui lui ôta toute trace de dignité qui sied à une personne grave et magnanime, comme le veut Aristote : 

« Qui vous l’a dit ? 

— Vous me l’avez dit vous-même, dit Guillaume. Si la fenêtre avait été ouverte, vous auriez aussitôt pensé qu’il s’y était jeté. D’après ce que j’ai pu en juger de l’extérieur, il s’agit de grandes fenêtres à vitrage opaque et des verrières de ce type ne s’ouvrent pas d’habitude, dans des édifices aussi massifs, à hauteur d’homme. Si donc elle avait été ouverte, puisqu’il est impossible que le malheureux s’y fût penché et eût perdu l’équilibre, il ne resterait plus qu’à penser à un suicide. En ce cas-là, vous ne l’auriez pas laissé enterrer en terre consacrée. Mais comme vous l’avez enterré chrétiennement, les fenêtres devaient être fermées. Or, si elles étaient fermées, n’ayant jamais rencontré pour ma part, pas même dans les procès en sorcellerie un mort impénitent auquel Dieu ou le diable aient permis de remonter de l’abîme pour effacer les traces de son forfait, il est évident que le suicidé présumé a été plutôt poussé, par une main humaine ou par une force diabolique, comme on veut. Et vous vous demandez qui peut l’avoir, je ne dis pas poussé dans l’abîme, mais hissé contre son gré jusque sur le rebord de la fenêtre, et vous êtes troublé parce qu’une force maléfique, naturelle ou surnaturelle c’est à voir, rôde maintenant à travers l’abbaye. 

— C’est ainsi… » dit l’Abbé, et on ne savait trop s’il confirmait les mots de Guillaume ou se donnait raison à lui-même des raisons que Guillaume avait si admirablement produites. 

« Mais comment faites- vous pour savoir qu’il n’y avait d’eau au pied d’aucune verrière ? 

— Puisque vous m’avez dit que soufflait l’autan, l’eau ne pouvait être poussée contre des fenêtres qui s’ouvrent à l’orient. 

— On ne m’avait pas suffisamment dit vos vertus, dit l’Abbé. Vous avez raison, il n’y avait point d’eau, et à présent je sais pourquoi. Les choses se sont passées comme vous dites. Et maintenant vous comprenez mon angoisse. Cela eût été déjà grave si l’un de mes moines s’était souillé de l’abominable péché de suicide. Mais j’ai des raisons de penser qu’un autre d’entre eux s’est souillé d’un péché tout aussi terrible. Et n’était que celui-ci… 

— Avant tout, pourquoi un des moines ? Dans l’abbaye, il y a beaucoup d’autres personnes, des palefreniers, des chevriers, des serviteurs… 

— Certes, c’est une abbaye petite, mais riche, admit l’Abbé avec suffisance. Cent cinquante servants pour soixante moines. Mais tout s’est passé dans l’Édifice. Là, comme peut-être vous savez déjà, même si au premier étage sont les cuisines et le réfectoire, aux deux étages supérieurs il y a le scriptorium et la bibliothèque. Après le souper on ferme l’Édifice et il est une règle très rigoureuse qui interdit à quiconque d’y accéder (il devina la question de Guillaume et ajouta aussitôt, mais clairement à contrecoeur) : y compris les moines naturellement, mais…

 — Mais ? 

— Mais j’exclus absolument, absolument vous comprenez, qu’un servant ait eu le courage d’y pénétrer de nuit. » 

Dans ses yeux passa comme un sourire de défi, qui fut rapide comme l’éclair, ou une étoile filante. 

« Disons qu’ils auraient peur, vous savez… parfois les ordres donnés aux gens simples, il les faut renforcer avec quelques menaces, comme le présage qu’il puisse arriver quelque chose de terrible au transgresseur, et par une force surnaturelle. Un moine, en revanche… 

— Je comprends. 

— Non seulement, mais un moine pourrait avoir d’autres raisons pour s’aventurer dans un lieu interdit, je veux dire des raisons… comment dire ? Raisonnables, fussent-elles contraires à la règle… » 

Guillaume se rendit compte que l’Abbé était mal à l’aise et il émit une question qui peut-être visait à dévier le discours, mais qui produisit un redoublement d’embarras. 

« En parlant d’un possible homicide vous avez dit : “et n’était que celui-ci”. Qu’entendiez-vous par là ? 

— J’ai dit cela ? Eh bien, on ne tue pas sans raison, pour perverse qu’elle soit. Et je tremble à la pensée de la perversité des raisons qui peuvent avoir poussé un moine à tuer un confrère. Voilà. C’est cela. 

— Il n’y a rien d’autre ? 

— Il n’y a rien d’autre que je puisse vous dire. 

— Vous voulez dire qu’il n’y a rien d’autre que vous ayez le pouvoir de dire ? 

— Je vous en prie, frère Guillaume, frère Guillaume », et l’Abbé voulut souligner et le lien religieux et le lien fraternel. 

Guillaume rougit vivement et commenta : « Eris sacerdos in aeternum

— Merci », dit l’Abbé. 

O Seigneur Dieu, quels mystères terribles effleurèrent en cet instant mes imprudents supérieurs, poussés l’un par l’angoisse et l’autre par la curiosité. Car, novice qui s’acheminait vers les mystères du saint sacerdoce de Dieu, moi aussi humble jeune homme je compris que l’Abbé savait quelque chose, mais qu’il l’avait appris sous le sceau de la confession. Il avait dû savoir des lèvres de quelqu’un certains détails criminels qui pouvaient être en relation avec la fin tragique d’Adelme. C’est pour cela peut-être qu’il priait frère Guillaume de découvrir un secret qu’il soupçonnait sans pouvoir le révéler à personne, et qu’il espérait que mon maître fît la lumière avec les forces de l’intellect sur tout ce qu’il devait envelopper d’ombre en vertu du sublime empire de la charité. 

« Bien, dit alors Guillaume, pourrai-je poser des questions aux moines ? 

— Vous pourrez. 

— Pourrai-je circuler librement dans l’abbaye ? 

— Je vous en confère la faculté. 

— M’investissez-vous de cette mission coram monachos

— Ce soir même. 

— Je commencerai pourtant aujourd’hui, avant que les moines sachent de quoi vous m’avez chargé. Et en outre, j’avais le grand désir, et ce n’est pas la moindre raison de mon passage ici, de visiter votre bibliothèque dont on parle avec admiration dans toutes les abbayes de la chrétienté. » L’Abbé se leva presque d’un bond, le visage crispé. 

« Vous pourrez circuler dans toute l’abbaye, j’ai dit. Certes pas dans le dernier étage de l’Édifice, dans la bibliothèque. 

— Pourquoi ? 

— J’aurais dû vous l’expliquer avant, et je croyais que vous le saviez. Vous savez que notre bibliothèque n’est pas comme les autres… 

— Je sais qu’elle renferme plus de livres que toute autre bibliothèque chrétienne. Je sais qu’à côté de vos armaria ceux de Bobbio ou de Pomposa, de Cluny ou de Fleury ont l’air de la chambre d’un enfant à peine initié à l’abécédaire. Je sais que les six mille manuscrits, dont se targuait il y a plus de cent ans Novalesa, sont peu de chose à côté des vôtres, et que peut-être un grand nombre de ceux-là sont ici maintenant. Je sais que votre abbaye est l’unique lumière que la chrétienté puisse opposer aux trente-six bibliothèques de Bagdad, aux dix mille manuscrits du vizir Ibn al-Alkhami, que le nombre de vos bibles égale les deux mille quatre cents corans dont s’enorgueillit le Caire, et que la réalité de vos armaria est lumineuse évidence contre la fière légende des infidèles qui, voilà des années, voulaient (intimes comme il sont du prince du mensonge) faire accroire que la bibliothèque de Tripoli était riche de six millions de volumes et habitée par quatre-vingt mille commentateurs et deux cents scribes. 

— C’est ainsi, que le ciel soit loué. 

— Je sais que d’entre les moines qui vivent parmi vous, beaucoup viennent d’autres abbayes disséminées de par le monde : qui, pour un temps limité, le temps de copier des manuscrits introuvables ailleurs afin de les emporter ensuite dans leur propre monastère, non sans avoir apporté en échange quelques autres manuscrits introuvables que de votre côté vous copierez et insérerez dans votre trésor ; et qui, pour un très long temps, parfois jusqu’à la mort, parce que, ici seulement, se peuvent trouver les ouvrages qui illuminent la recherche. Et vous avez donc parmi vous des Germains, des Daces, des Hispaniques, des François et des Grecs. Je sais que l’empereur Frédéric, il y a des années et des années de cela, vous demanda de compiler pour lui un livre sur les prophéties de Merlin et de le traduire ensuite en arabe, pour l’envoyer comme cadeau au sultan d’Egypte. Je sais enfin qu’une abbaye glorieuse telle que celle de Murbach, en ces temps si tristes, n’a plus un seul scribe, qu’à Saint-Gall sont restés peu de moines qui sachent écrire, que c’est désormais dans les cités que naissent corporations et guildes composées de séculiers qui travaillent pour les universités, et que seule votre abbaye renouvelle de jour en jour, que dis-je ?, porte à des sommets toujours plus hauts les gloires de votre ordre… 

Monasterium sine libris, cita pensivement l’Abbé, est sicut civitas sine opibus, Castrum sine numeris, coquina suppellectili, mensa sine cibis, hortus sine herbis, pratum sine floribus, arbor sine foliis… Et notre ordre, en grandissant autour du double commandement du travail et de la prière, fût lumière pour tout le monde connu, réserve de savoir, sauvegarde d’une doctrine fort ancienne qui menaçait de disparaître dans des incendies, des mises à sac et des tremblements de terre, creuset d’une nouvelle écriture et levain pour l’ancienne… Oh, vous savez bien, nous vivons maintenant des temps très obscurs, et je rougis de vous dire qu’il y a peu d’années de cela le concile de Vienne a dû répéter avec force que chaque moine a le devoir de prendre les ordres… combien de nos abbayes, qui, il y a deux cents ans, étaient centres resplendissants de grandeur et de sainteté, sont à présent refuges de cagnards. L’ordre est encore puissant, mais l’empuantissement de la ville cerne de près nos lieux saints, le peuple de Dieu est maintenant enclin aux commerces et aux guerres de factions, en bas dans les grands centres habités, où ne peut s’enraciner l’esprit de la sainteté, non seulement on parle (que peut-on demander d’autre à des laïques ?) mais déjà on écrit en vulgaire, et que jamais aucun de ces volumes puisse franchir nos murs – source d’hérésie qu’il deviendrait fatalement ! Pour les péchés des hommes le monde est suspendu sur le bord de l’abîme, pénétré de l’abîme même que l’abîme invoque. Et demain, comme voulait Honorius, les corps des hommes seront plus petits que les nôtres, de même que les nôtres sont plus petits que ceux des antiques. Mundus senescit. Or si Dieu a confié à notre ordre une mission, c’est celle de s’opposer à cette course vers l’abîme, et en conservant, en répétant et en défendant le trésor de sagesse que nos pères nous ont confié. La divine Providence a ordonné que le gouvernement universel, qui au commencement du monde était en orient, au fur et à mesure que les temps s’approchaient, se déplaçât vers l’occident pour nous avertir que la fin du monde approche, car le cours des événements a déjà atteint les confins de l’univers. Mais tant que le millénaire n’écherra pas définitivement, tant que ne triomphera pas, fût-ce pour peu de temps, la bête immonde qui est l’Antéchrist, il nous revient de défendre le trésor du monde chrétien, et la parole même de Dieu, telle qu’Il la dicta aux prophètes et aux apôtres, telle que les pères la répétèrent sans changer un seul mot, telle que les écoles ont cherché de la gloser, même si aujourd’hui au coeur des écoles se love le serpent de l’orgueil, de l’envie, de la folie. Dans ce déclin nous sommes encore flambeaux et lumière haute sur l’horizon. Et tant que ces murailles résisteront, nous serons les gardiens de la Parole divine. 

— Ainsi soit-il, dit Guillaume d’un ton dévot. Mais quel rapport avec le fait qu’on ne peut visiter la bibliothèque ? 

— Voyez, frère Guillaume, dit l’abbé, pour pouvoir réaliser l’oeuvre immense et sainte qui enrichit ses murailles (et il indiqua la masse de l’Édifice, qu’on entrevoyait par les fenêtres de la cellule, trônant au dessus de l’église abbatiale elle-même), des hommes pleins d’abnégation ont travaillé pendant des siècles, en suivant des règles de fer. La bibliothèque est née selon un dessein resté obscur pour tous au cours des siècles et qu’aucun des moines n’est appelé à connaître. Seul le bibliothécaire en a reçu le secret du bibliothécaire qui le précéda, et le communique, encore en vie, à l’aide-bibliothécaire, de façon que la mort ne le surprenne pas en privant ainsi la communauté de ce savoir. Et leurs lèvres à tous deux sont scellées par le secret. Seul le bibliothécaire, outre qu’il sait, a le droit de circuler dans le labyrinthe des livres, lui seul sait où les trouver et où les replacer, lui seul est responsable de leur conservation. Les autres moines travaillent dans le scriptorium et peuvent connaître la liste des volumes que la bibliothèque renferme. Mais souvent, une liste de titres dit fort peu, seul le bibliothécaire sachant d’après l’emplacement du volume, d’après le degré de son inaccessibilité, quel type de secrets, de vérités ou de mensonges le volume recèle. Lui seul décide comment, quand, et de l’opportunité de pourvoir le moine qui en fait la demande, parfois après m’avoir consulté. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes pour toutes les oreilles, tous les mensonges ne peuvent pas être reconnus comme tels par une âme pieuse, et les moines, enfin, sont dans le scriptorium pour mener à bonne fin un ouvrage précis, pour lequel ils doivent lire certains volumes et d’autres pas, et non point pour suivre toutes les curiosités insensées dont ils seraient pris, soit par faiblesse d’esprit, soit par orgueil, soit par suggestion diabolique. 

— Il y a donc aussi dans la bibliothèque des livres qui contiennent des mensonges… 

— Les monstres existent parce qu’ils font partie du dessein divin et jusque dans les traits horribles des monstres se révèlent la puissance du créateur. Ainsi par dessein divin existent aussi les livres des mages, les cabales des Juifs, les fables des poètes païens, les mensonges des infidèles. Ce fut là ferme et sainte conviction de ceux qui ont voulu et soutenu cette abbaye au cours des siècles, que, même dans les livres mensongers, puisse transparaître, aux yeux du lecteur sagace, une pâle lumière de la sagesse divine. C’est pourquoi fût-ce à ces livres la bibliothèque fait écrin. Mais précisément de ce fait, vous comprenez, n’importe qui ne peut y pénétrer. Et en outre, ajouta l’Abbé comme pour s’excuser de la pauvreté de ce dernier argument, le livre est créature fragile, il souffre de l’usure du temps, craint les rongeurs, les intempéries, les mains inhabiles. Si pendant cent et cent ans tout un chacun avait pu librement toucher nos manuscrits, la plus grande partie d’entre eux n’existerait plus. Le bibliothécaire les défend donc non seulement des hommes, mais aussi de la nature, et consacre sa vie à cette guerre contre les forces de l’oubli, ennemi de la vérité. 

— Ainsi nul n’entre au dernier étage de l’Édifice, sauf deux personnes… » 

L’Abbé sourit : 

« nul ne doit, nul ne peut. Personne, même en le voulant, n’y réussiraient. La bibliothèque se défend toute seule, insondable comme la vérité qu’elle héberge, trompeuse comme le mensonge qu’elle enserre. Labyrinthe spirituel, c’est aussi un labyrinthe terrestre. Vous pourriez entrer et vous ne pourriez plus sortir. Et cela dit, je voudrais que vous vous conformiez aux règles de l’abbaye. 

— Mais vous-même n’avez pas exclu qu’Adelme puisse avoir déboulé d’une des fenêtres de la bibliothèque. Et comment puis-je raisonner sur sa mort si je ne vois pas le lieu où pourrait avoir commencé l’histoire de sa mort ? 

— Frère Guillaume, dit l’Abbé d’un ton conciliant, un homme qui a décrit mon cheval Brunel sans le voir et la mort d’Adelme sans en connaître presque rien n’aura point de difficultés à raisonner sur les lieux auquels il n’a pas accès. » 

Guillaume se ploya en une inclination : 

« Vous êtes sage, même quand vous êtes sévère. Comme il vous plaira. 

— Si oncques était sage, je le serais parce que je sais être sévère, répondit l’abbé. 

— Une dernière chose, demanda Guillaume, Ubertin ? 

— Il est ici. Il vous attend. Vous le trouverez à l’église. 

— Quand ? 

— Toujours, sourit l’abbé. Vous savez, encore que fort docte, il n’est pas homme à apprécier la bibliothèque. Il la considère comme une complaisance du siècle… Il passe le plus clair de son temps à l’église en méditation, en prières… 

— Est-il vieux ? Demanda Guillaume avec hésitation. 

— Depuis quand ne l’avez-vous pas vu ? 

— Depuis bien des années. 

— Il est las. Très détaché des choses de ce monde. Il a soixante-huit ans. Mais je crois qu’il a encore l’âme de sa jeunesse. 

— Je vais le chercher sans tarder, je vous remercie. » 

L’Abbé lui demanda s’il ne voulait pas s’unir à la communauté pour le repas, après sexte. Guillaume dit qu’il venait de manger, et fort confortablement, et qu’il préférerait voir tout de suite Ubertin. L’Abbé salua. Il franchissait le seuil de la cellule quand s’éleva de la cour un hurlement déchirant, comme d’une personne blessée à mort, que suivirent des lamentations tout aussi atroces. 

« Qu’est-ce ? ! demanda Guillaume, déconcerté. 

— Rien, répondit l’abbé en souriant. En cette saison, on tue les cochons. Du travail pour les porchers. Ce n’est pas de ce sang-là que vous devrez vous occuper. » 

Il sortit, et fit tort à sa renommée d’homme prudent. Car le matin suivant… Mais freine ton impatience, ô ma langue pétulante. Parce que le jour dont je parle, et avant la nuit, moult choses encore se passèrent qu’il sera bon de relater.

Demain Le nom de la Rose - 4 premier jour Sexte 1ère partie 





 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire