vendredi 13 novembre 2020

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 4/53 - Première journée Sexte 1ère partie

Le nom de la Rose

4/53

 Premier jour – Sexte 1ère partie

 Lu par François Berland


 

SEXTE

Où Adso admire le portail de l’abbatiale et Guillaume retrouve Ubertin de Casale

L’Église n’était pas majestueuse comme d’autres que je vis par la suite à Strasbourg, à Chartres, à Bamberg et à Paris. Elle ressemblait plutôt à celles que j’avais déjà vues en Italie, peu enclines à s’élever vertigineusement vers le ciel et solidement posées à terre, souvent plus larges que hautes ; si ce n’est qu’à un premier niveau elle était surmontée, comme une forteresse, par une rangée de créneaux carrés, et au-dessus de cet étage s’élevait une seconde construction, plus qu’une tour, une solide seconde église, surmontée d’un toit pointu et percée de sévères fenêtres. Robuste église abbatiale comme en construisaient nos anciens en Provence et Languedoc, loin des hardiesses et de l’excès des broderies propres au style moderne, qui seulement à une époque plus récente, je crois, s’était enrichie, au-dessus du choeur, d’une flèche hardiment pointée vers la voûte céleste. Deux colonnes droites et nues encadraient l’entrée, qui apparaissait à première vue comme une grande arcade unique : mais à partir des colonnes prenaient naissance deux ébrasures qui, surmontée par d’autres et multiples arcs, dirigeait le regard, comme dans le coeur d’un abîme, vers le portail proprement dit, qu’on entrevoyait dans l’ombre, surmonté d’un grand tympan, soutenu de chaque côté par deux piédroits et au centre par un trumeau sculpté, qui divisait l’entrée en deux ouvertures, défendues par des portes de chêne renforcées de métal. 

À cette heure du jour, le soleil pâle descendait quasi d’aplomb sur le toit et la lumière tombait de biais sur la façade sans éclairer le tympan : si bien que, passé les deux colonnes, nous nous trouvâmes d’un coup sous la voûte presque sylvestre des voussures s’élevant de la suite de colonnes mineures qui proportionnellement renforçaient les contreforts. Les yeux enfin accoutumés à la pénombre, soudain le muet discours de la pierre historiée, accessible comme il l’était immédiatement à la vue et à l’imagination de tous (car pictura est laicorum literatura), éblouit mon regard et me plongea dans une vision qu’à grand-peine aujourd’hui encore ma langue parvient à dire. Je vis un trône placé dans le ciel et quelqu’un assis sur le trône. Celui qui était assis avait un visage sévère et impassible, les yeux grands ouverts dardés sur une humanité terrestre arrivée au terme de son aventure, les cheveux et la barbe majestueux qui retombaient sur son visage et sa poitrine comme les eaux d’un fleuve, en ruisseaux tous égaux et systématiquement répartis. La couronne qu’il portait sur la tête était enrichie d’émaux et de gemmes, la tunique impériale de pourpre se disposait en amples volutes sur ses genoux, chargée d’orfrois et de dentelles en fils d’or et d’argent. La main senestre, immobile sur les genoux tenait un livre scellé, la dexte se levait en un geste de bénédiction ou de menace, je ne sais. Le visage été illuminé par la terrifiante beauté d’un nimbe crucifère et fleuri, et je vis briller autour du trône et au dessus de la tête du Trônant un arc-en-ciel d’émeraude. Devant le trône, sous les pieds du Trônant, coulait une mer de cristal et autour du Trônant, autour du trône et au-dessus du trône, quatre animaux terribles – je vis – terribles pour moi qui les regardais extasié, mais dociles et très doux pour le trônant, dont ils chantaient sans trêve les louanges. En vérité, tous ne pouvaient pas se dire terribles, parce que beau et gentil m’apparut l’homme qui à ma senestre (et à la dextre du Trônant) présentait un volumen. Mais horrible me parut du côté opposé un aigle, le bec dilaté, le plumage hérissé disposé en cuirasse, les serres puissantes, les grandes ailes ouvertes. Et au pied du Trônant , sous les deux premières figures, deux autres, un taureau et un lion, serrant entre leurs griffes et leurs sabots un livre, le corps tourné vers l’extérieur du trône mais la tête vers le trône, comme tordant les épaules et le cou en un élan féroce, les flancs palpitants, les membres de bête à l’agonie, la gueule ouverte toute grande, les queues enroulées et torsadées comme des serpents et s’éployant au sommet en langues de feu. L’un et l’autre ailés, l’un et l’autre couronnés d’un nimbe, malgré leur apparence formidable n’étaient pas créatures de l’enfer, mais du ciel, et s’ils semblaient terrifiants, c’était parce qu’ils rugissaient en adoration d’un prochain qui jugerait les vivants et les morts. Autour du trône, aux côtés des quatre animaux et sous les pieds du Trônant, comme vus en transparence sous les eaux de la mer de cristal, comme pour remplir tout l’espace de la vision, composés selon la structure triangulaire du tympan, s’élevant d’une base de sept plus sept, puis à trois plus trois et ensuite à deux plus deux, de chaque côté du trône, se trouvaient vingt-quatre vieillards sur vingt-quatre petits trônes, revêtus d’habits blancs et couronnés d’or. Qui avait dans la main une vielle, qui une coupe de parfum, et un seul jouait, tous les autres ravis en extase, le visage tourné vers le Trônant dont ils chantaient les louanges, les membres tors comme ceux des animaux, de façon qu’ils pussent tous voir le Trônant, mais non d’une manière bestiale, bien au contraire avec des mouvements de danse extatique – comme dut danser David autour de l’arche – de façon que, où qu’ils fussent, leurs pupilles, contre la loi qui régissait la taille des corps, convergeassent vers le même point fulgurant. 

Oh, quelle harmonie d’abandons et d’élans, de postures affectées et pourtant pleines de grâce, dans ce langage mystique de membres miraculeusement délivrés du poids de la matière corporelle, nombre annonciateur infus dans une nouvelle forme substantielle, comme si la troupe sacrée était fouettée par un vent impétueux, souffle de vie, frénésie de délectation, jubilation alléluiatique prodigieusement devenue, de son qu’elle était, image. Corps et membres habités par l’Esprit, illuminés par la révélation, les visages bouleversés par la stupeur, les regards exaltés par l’enthousiasme, les joues enflammées par l’amour, les pupilles dilatées par la béatitude, l’un foudroyé par une délicieuse consternation, l’autre transpercé d’un plaisir consterné, qui transfiguré par l’émerveillement, qui rajeuni par la félicité, les voilà tous chantant avec l’expression de leurs visages, avec le drapé de leurs tuniques, avec l’allure et la tension de leurs membres, un cantique nouveau, les lèvres mi-closes en un sourire de louanges éternelles. Et sous les pieds des vieillards, et en arc au dessus d’eux et au dessus du trône et au dessus du groupe tétramorphe, disposées en bandes symétriques, à peine discernables l’une de l’autre tant la science de l’art les avait rendues toutes mutuellement proportionnées, égales dans la variété et bigarrées dans l’unité, uniques dans la diversité et diverses dans leur conforme ensemble, en admirable congruence des parties alliée à une séduisante suavité de teintes, miracle de correspondance et d’harmonie de voix entre elles dissemblables, compagnie disposée à la façon des cordes de la cithare, consentante et sans trêve conspirante cognation par force profonde et interne apte à opérer l’univoque dans l’alternance même du jeu des équivoques, ornementation et collation de créatures tour à tour irréductibles et réduites tour à tour, oeuvre d’amoureux enchaînement mené par une règle céleste et mondaine à la fois (lien et ferme noeud de paix, amour, vertu, régime, pouvoir, ordre, origine, vie, lumière, splendeur, espèce et figure), égalité nombreuse resplendissante grâce à la luminance de la forme sur les parties proportionnées de la matière – voilà que s’entrelaçaient toutes les fleurs et les feuilles et les vrilles et les touffes et les corymbes de toutes les herbes dont on orne les jardins de la terre et du ciel, la violette, le cytise, le serpolet, le lys, le troène, le narcisse, la colocase, l’acanthe, le malabathrum, la myrrhe et les baumes du Pérou. 

Mais, tandis que mon âme, ravie par ce concert de beautés terrestres et de majestueux signaux surnaturels, était sur le point d’exploser en un cantique de joie, mon oeil, accompagnant le rythme proportionné des rosaces fleuries aux pieds des vieillards, tomba sur les figures qui, entrelacées, faisaient corps avec le trumeau central qui soutenait le tympan. Qu’étaient-elles et quel message symbolique communiquaient ces trois couples de lion dressés en X transversalement disposé, rampants comme des arcs, s’arc-boutant dans le sol de leurs pattes postérieures et appuyant les antérieures sur la croupe de leur propre compagnon, la crinière ébouriffée en volutes anguiformes, la gueule ouverte en un grondement menaçant, liés au corps même du trumeau par une pâte, ou un nid, de vrilles ? Pour calmer mon esprit, comme sans doute ils étaient là pour dompter la nature diabolique des lions et pour la transformer en allusion symbolique aux choses supérieures, sur les côtés du trumeau étaient deux figures humaines, invraisemblablement élongées, autant que la colonne même, et jumelles de deux autres qui symétriquement de l’un et l’autre côté leur faisaient front sur les piédroits historiés vers l’extérieur, où chacune des portes de chêne avait ses propres jambages : c’étaient donc quatre figures de vieillards, aux paraphernaux desquels je reconnus Pierre et Paul, Jérémie et Isaïe, contorsionnés eux aussi comme dans un pas de danse, leurs longues mains osseuses levées doigts tendus comme des ailes, et comme des ailes leurs barbes et leurs cheveux qui ondoient sous un vent prophétique, les plis de leur robe immensément longue agités par leurs immenses jambes donnant vie aux vagues et volutes, opposés aux lions, mais de la même matière que les lions. Et tandis que mon oeil fasciné quittait cette énigmatique polyphonie de membres saints et de muscles infernaux, je vis sur le côté du portail, et sous les arcs profonds, parfois historiés sur les contreforts dans l’espace entre les fluettes colonnes qui les soutenaient et ornaient, et encore sur la dense végétation des chapiteaux de chaque colonne, et de là se ramifiant vers la voûte sylvestre des multiples voussures, d’autres visions horribles à voir, et justifiées en ce lieu pour leur seule force parabolique et allégorique ou pour l’enseignement moral qu’elles transmettaient : et je vis une femme luxurieuse nue et décharnée, rongée par des crapauds immondes, sucés par des serpents, accouplée à un satyre au ventre rebondi et à pattes de griffon recouvertes de poils hirsutes, le gosier obscène, qui hurlait sa propre damnation, et je vis un avare, roide de la roideur de la mort sur son lit somptueusement orné de colonnes, désormais proie débile d’une cour de démons dont l’un lui arrachait avec ses râles son âme en forme de petit enfant (hélas jamais plus d’enfant à naître à la vie éternelle), et je vis un orgueilleux sur les épaules duquel s’installait un démon en lui plantant les griffes dans les yeux, tandis que deux autres gourmands se déchiraient en un corps à corps répugnant, et d’autres créatures encore, tête de bouc, poils de lion, gueule de panthère, prisonniers dans une selve de flammes dont je pouvais presque sentir l’haleine ardente. Et autour d’eux, mêlés à eux, audessus d’eux est sous leurs pieds, d’autres visages et d’autres membres, un homme et une femme qui s’empoignaient par les cheveux, deux aspics qui gobaient les yeux d’un damné, un homme ricanant qui dilatait de ses mains crochues la gueule d’une hydre, et tous les animaux du bestiaire de Satan, réunis en consistoire et placé comme garde et couronne du trône qui leur faisait face, pour en chanter la gloire avec leur défaite, des faunes, des êtres au double sexe, des brutes aux mains à six doigts, des sirènes, hippocentaures, gorgones, harpies, incubes, dracontopodes, minotaures, loups- cerviers, léopards, chimères, cénopères au museau de chien qui lançaient du feu par les naseaux, dentyrans, polycaudés, serpents vileux, salamandres, cérastes, chélydres, couleuvres lisses, bicéphales à l’échine armée de dents, hyènes, loutres, corneilles, crocodiles, hydropexes aux cornes en scie, grenouilles, griffons, singes, cynocéphales, léoncrottes, manticores, vautours, tharandes, belettes, chouettes, basilics, hypnales, wivre, spectafigues, scorpions, sauriens, cétacés, scytales, amphisbènes, schirims, dipsades, rémoras, murènes, lézards verts, poulpes et tortues. On eût dit que la population des enfers tout entière s’était rassemblée pour servir de vestibule, selve obscure, lande désespérée de l’exclusion, à l’apparition du Trônant du tympan, à son visage plein de promesses et de menaces, eux, les vaincus de l’Armageddon, en face de Celui qui viendra séparer définitivement les vivants et les morts. Et défaillant (presque) devant cette vision, ne sachant plus désormais si je me trouvais dans un lieu ami ou dans la vallée du Jugement dernier, je fus saisi d’effroi, et non sans peine je retins mes larmes, et il me sembla entendre (ou l’entendis-je vraiment ?) cette voix et je vis ces visions qui avaient accompagné mes premiers pas de novice, mes premières lectures des livres sacrés et les nuits de méditation dans le choeur de Melk, et dans la défaillance de mes sens si faibles et si affaiblis j’ouïs une voix puissante comme une trompette qui disait : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre » (et c’est là ce que je fais maintenant), et je vis sept lampes d’or et au milieu des lampes Quelqu’un de semblable au fils de l’homme, la poitrine ceinte d’une bandelette d’or, tête et cheveux blancs comme laine blanche, les yeux comme flamme de feu, les pieds comme bronze ardent dans la fournaise, la voix comme le tonnerre d’un déluge, et Il tenait dans sa dextre sept étoiles et de sa bouche sortait une épée à double tranchant. Et je vis une porte ouverte dans le ciel et Celui qui était assis me sembla comme jaspe et sardoine et un arc-en-ciel enveloppait le trône et du trône sortaient éclairs et tonnerres. Et le Trônant prit dans ses mains une faux affilée et cria : « Donne de la faux et moissonne, l’heure est venue de moissonner, car la moisson de la terre est mûre » ; et Celui qui trônait donna de sa faux et la terre fut moissonnée. Alors seulement, je compris que la vision ne parlait pas d’autre chose que de ce qui se passait dans l’abbaye et que nous avions saisi sur les lèvres réticentes de l’abbé – et combien de fois dans les jours qui suivirent ne revins-je pas contempler le portail, sûr de vivre l’histoire même qu’il racontait. Et je compris que nous étions montés jusque-là pour être les témoins d’un grand et céleste carnage. Je tremblai, comme si j’étais trempé par la pluie glacée de l’hiver. Et j’entendis une autre voix encore, mais cette fois elle venait de dernière mon dos et c’était une voix différente, parce qu’elle provenait de la terre et non pas du centre resplendissant de ma vision ; elle rompait plutôt la vision car Guillaume (à cet instant je m’aperçus de sa présence), jusqu’alors perdu lui aussi dans cette contemplation, se retournait avec moi. 

Demain Le nom de la Rose - 5 - Sexte 2ème partie 

 



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