Lu par François Berland
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Deuxième jour Sexte
Où Bence raconte une étrange histoire à partir de quoi on apprend des choses peu édifiantes sur la vie de l’abbaye.
Ce que Bence nous confia fut passablement confus. On aurait vraiment cru qu’il nous avait attirés là-bas dans le seul but de nous éloigner du scriptorium, mais il paraissait aussi que, incapable d’inventer un prétexte crédible, il nous livrait du coup des fragments d’une vérité plus étendue qu’il connaissait. Il nous dit que le matin il avait été réticent, mais qu’à présent, après mûre réflexion, il considérait que Guillaume devait savoir toute la vérité. Pendant la conversation fameuse sur le rire, Bérenger avait fait allusion au « finis Africae ». Qu’était-ce ? La bibliothèque était pleine de secrets, et tout particulièrement de livres qui n’avaient jamais été donnés en lecture aux moines. Bence avait été frappé par les paroles de Guillaume sur l’examen rationnel des propositions. Il considérait qu’un moine voué à la recherche avait le droit de connaître tout ce que la bibliothèque renfermait, il lança des mots enflammés contre le concile de Soissons qui avait condamné Abélard, et tandis qu’il parlait nous nous rendîmes compte que ce moine encore jeune, amateur de rhétorique, était agité de frémissements d’indépendance et acceptait difficilement les entraves que la discipline de l’abbaye mettait à la curiosité de son intellect. J’ai toujours appris à me méfier de telles curiosités, mais je sais bien que cette attitude ne déplaisait pas à mon maître, et je m’avisai qu’il sympathisait avec Bence et ajoutait foi à ces propos. Bence eut tôt fait de nous dire qu’il ne savait pas de quels secrets Adelme, Venantius et Bérenger avaient parlé, mais qu’il ne lui aurait point déplu que cette triste histoire jetât un peu de lumière sur la manière dont la bibliothèque était administrée, et qu’il ne désespérait pas que mon maître, quelle que fût la façon dont il débrouillerait les fils de l’enquête, en tirât des éléments pour inciter l’Abbé à desserrer la discipline intellectuelle qui pesait sur les moines – venus de si loin, comme lui-même, ajouta-t-il, précisément pour nourrir leur esprit avec les merveilles cachées dans le vaste ventre de la bibliothèque. Je crois que Bence était sincère : il attendait de l’enquête ce qu’il disait. Il est cependant probable qu’il voulait en même temps, comme Guillaume l’avait prévu, se réserver de fouiller le premier la table de Venantius, dévoré qu’il était de curiosité, et pour nous en tenir éloignés il était disposé, en échange, à nous donner d’autres informations. Et voici lesquelles : Bérenger était consumé, désormais nombre de moines le savaient, par une passion insensée pour Adelme, la même passion funeste que la colère divine avait frappé à Sodome et Gomorrhe .
Ainsi Bence s’exprima-t-il, peut-être par égard pour mon jeune âge. Mais celui qui a vécu son adolescence dans un monastère sait que, même s’il est resté chaste, de telles passions il a entendu parler, et que parfois il a dû se garder des embûches de ceux qui en étaient esclaves. Moinillon que j’étais, n’avais-je pas déjà reçu moi-même, à Melk, de la part d’un moine âgé, de petits rouleaux couverts de rimes que d’habitude un laïc dédie à une femme ? Les voeux monacaux nous tiennent éloignés de cette sentine de vices qu’est le corps de la femme, mais souvent nous mènent au bord d’autres erreurs. Puis-je enfin me cacher que ma vieillesse même est encore aujourd’hui agitée par le démon de midi quand il m’arrive de laisser muser mon regard, dans le choeur, sur le visage imberbe d’un novice, pur et frais comme une fillette ? Je dis cela non point pour mettre en doute le choix que j’ai fait de me consacrer à la vie monastique, mais pour justifier l’erreur de ceux, nombreux, qui jugent d’un trop grand poids ce saint fardeau. Peut-être pour justifier l’horrible crime de Bérenger. Mais il paraît, selon Bence, que ce moine cultivait son vice de façon encore plus ignoble, c’est-à-dire en se servant des armes du chantage pour obtenir d’autrui ce que vertu et dignité eussent dû déconseiller de donner.
Depuis longtemps donc, les moines ironisaient sur les regards tendres que Bérenger coulait vers Adelme, qui, dit-on, avait un charme fou. Tandis qu’Adelme, totalement énamouré de son travail, dont il semblait tirer son seul plaisir, n’avait cure de la passion de Bérenger. Mais qui sait, sans doute ignorait-il que son coeur, au plus profond, le portait à la même ignominie. Le fait est que Bence dit qu’il avait surpris un dialogue entre Adelme et Bérenger, au cours duquel Bérenger faisait allusion à un secret qu’Adelme lui demandait de lui révéler, proposait l’abject marché que même le lecteur le plus innocent peut imaginer. Et il paraît que Bence entendit sur les lèvres d’Adelme des paroles de consentement, presque dites avec soulagement. Comme si, s’enhardissait Bence, Adelme ne désirait rien d’autre au fond, et qu’il lui eût suffi de trouver une raison différente du désir charnel pour céder. Signe, déduisait Bence, que le secret de Bérenger devait concerner des arcanes du savoir, de façon qu’Adelme pût nourrir l’illusion de se plier à un péché de la chair pour satisfaire à un désir de l’intellect. Et, ajouta Bence avec un sourire, que de fois lui-même n’était-il pas agité par des désirs de l’intellect, si violents que pour les satisfaire il eût consenti à seconder les désirs charnels d’autrui, fût-ce contre son propre désir charnel à lui.
« À aucun moment, demanda-t-il Guillaume, vous ne feriez vous aussi des choses répréhensibles pour avoir entre les mains un livre que vous cherchez depuis des années ?
— Le sage est très vertueux Sylvestre II, il y a des siècles, offrit une sphère armillaire des plus précieuses pour un manuscrit, je crois, de Stace ou de Lucain », dit Guillaume. Puis il ajouta, prudemment : « mais il s’agissait d’une sphère armillaire , pas de sa propre vertu. »
Bence admit que son enthousiasme lui avait fait dépasser les bornes, et il reprit son récit. La nuit précédant la mort d’Adelme, il les avait suivis tous les deux, mû par la curiosité. Et il les avait vus, après complies, prendre ensemble le chemin du dortoir. Il avait longtemps attendu en laissant entrouverte la porte de sa cellule, pas très éloigné de la leur, et il avait clairement vu Adelme se glisser, quand le silence fut descendu sur le sommeil des moines, dans la cellule de Bérenger. Il avait encore veillé, sans pouvoir fermer l’oeil, jusqu’à ce qu’il eût entendu s’ouvrir la porte de Bérenger, et vu Adelme qui s’enfuyait presque en courant, et son ami qui tentait de le retenir. Bérenger l’avait talonné tandis qu’Adelme descendait à l’étage inférieur. Bence les avait suivis en catimini et à l’entrée du couloir, il avait vu Bérenger, presque tremblant, qui, écrasé dans un coin, fixait la porte de la cellule de Jorge. Bence avait eu l’intuition qu’Adelme s’était jeté au pied du vieillard pour lui confesser son péché. Et Bérenger tremblait, sachant que son secret se dévoilait en ce moment même, fût-ce sous le sceau du sacrement. Ensuite Adelme était sorti, le visage d’une grande pâleur, il avait écarté de lui Bérenger qui cherchait à lui parler, et il s’était précipité hors du dortoir, tournant autour du chevet de l’église et entrant dans le choeur par la porte septentrionale (qui, la nuit, reste toujours ouverte). Il voulait probablement prier. Bérenger l’avait suivi, mais sans entrer dans l’église ; et il errait parmi les tombes du cimetière en se tordant les mains. Bence ne savait plus que faire depuis qu’il s’était aperçu qu’une quatrième personne rôdait alentour. Cette dernière aussi avait suivi les deux autres et ne s’était certes pas aperçue de sa présence à lui, Bence, qui se tenait raide contre le tronc d’un chêne planté à la limite du cimetière. C’était Venantius.
À sa vue Bérenger s’était tapi entre les tombes et Venantius était entré lui aussi dans le choeur. À ce point-là, Bence, redoutant d’être découvert, s’en était retourné au dortoir. Le lendemain matin le cadavre d’Adelme avait été trouvé au pied de l’à-pic. Et Bence rien d’autre ne savait. L’heure du dîner approchait maintenant. Bence nous quitta et mon maître ne lui demanda rien d’autre. Nous restâmes encore un peu derrière les balnea, puis nous nous promenâmes quelques minutes dans le jardin, en méditant sur ses singulières révélations.
« Frangule, dit soudain Guillaume en se penchant pour observer un arbrisseau, qu’en ces jours d’hiver il reconnut d’après ses branches. Infusion d’écorce, bonne pour les hémorroïdes. Et ça, c’est l’arctium lappa, un bon cataplasme de racines fraîches cicatrise les eczémas.
— Vous êtes plus fort que Séverin, lui dis-je, mais à présent dites-moi ce que vous pensez de ce que nous avons entendu !
— Mon cher Adso, tu devrais apprendre à raisonner avec ta tête. Bence nous a probablement dit la vérité. Son histoire coïncide avec celle, par ailleurs toute entremêlée d’hallucinations, que nous a racontée tôt ce matin Bérenger. Essaie de reconstruire. Bérenger et Adelme font ensemble une chose extrêmement laide, nous en avions déjà eu l’intuition. Et Bérenger doit avoir révélé le secret à Adelme, qui reste hélas un secret. Adelme, après avoir commis son crime contre la chasteté et les règles de la nature, n’a plus qu’une pensée : se livrer à quelqu’un qui puisse l’absoudre, et il court chez Jorge. Lequel a un caractère fort austère, nous en avons eu les preuves, et à coup sûr assaille Adelme d’angoissantes réprimandes. Peut-être ne lui donne-t-il pas l’absolution, peut-être lui impose-t-il une impossible pénitence, nous ne le savons pas, et Jorge ne nous le dira jamais. Le fait est qu’Adelme court à l’église se prosterner devant l’autel, mais son remords ne s’apaise pas. À ce moment-là, il est abordé par Venantius. Nous ne savons pas ce qu’ils disent. Adelme confie peut-être à Venantius le secret qu’il eut en cadeau (ou contre paiement) de Bérenger, et qui désormais ne lui importe plus du tout, depuis qu’il détient un secret bien plus terrible et brûlant. Qu’arrivet-il à Venantius ? Peut-être, pris par la même ardente curiosité qui agitait aussi notre Bence aujourd’hui, satisfait de ce qu’il a su, il laisse Adelme à ses remords. Adelme se voit abandonné, il projette de se tuer, sort désespéré du cimetière et là, il rencontre Bérenger. Il lui dit des mots terribles, lui jette à la figure sa responsabilité, l’appelle son maître ès turpitudes. Je crois vraiment que le récit de Bérenger, dépouillé de toute hallucination, était exact. Adelme lui répète les mêmes mots de désespérance qu’il doit avoir entendus de la bouche de Jorge. Et voilà que Bérenger s’en va bouleversé d’un côté, et Adelme s’en va se tuer de autre. Ensuite vient le reste, dont nous avons été presque les témoins. Tous croient qu’Adelme a été tué, Venantius en retire l’impression que le secret de la bibliothèque est encore plus important qu’il ne le croyait, et continue la recherche pour son propre compte. Jusqu’au moment où quelqu’un l’arrête, avant qu’il ait découvert ce qu’il voulait ou après.
— Qui le tue ? Bérenger ?
— Possible. Ou Malachie, qui a la garde de l’Édifice. Ou un autre. Bérenger est soupçonnable justement parce qu’il est épouvanté, et qu’il savait Venantius en possession de son secret. Malachie est soupçonnable : gardien de l’intégrité de la bibliothèque, il découvre que quelqu’un l’a violée, et tue. Jorge sait tout de tout le monde, il possède le secret d’Adelme, ne veut pas que je découvre ce que Venantius pourrait avoir trouvé… De nombreux faits conseilleraient de le soupçonner. Mais, dis-moi, comment un homme aveugle peut-il en tuer un autre dans la force de l’âge, et comment un vieux, encore que robuste, a-t-il pu transporter le cadavre dans la jarre ? Mais enfin, pourquoi l’assassin ne pourrait-il être Bence soi-même ? Il pourrait nous avoir menti, agir en vue de fins inavouables. Et pourquoi limiter les soupçons à ceux-là seuls qui participèrent à la conversation sur le rire ? Le crime a eu peut-être d’autres mobiles, qui n’ont rien à voir avec la bibliothèque. En tous les cas, nous avons besoin de deux choses : savoir comment on entre la nuit dans la bibliothèque, et avoir une lampe. Pour la lampe, tu y penseras toi. Passe dans les cuisines à l’heure du souper, prends-en une…
— Un vol ?
— Un emprunt, pour la plus grande gloire du Seigneur.
— Alors, comptez sur moi.
— Bien. Pour ce qui est d’entrer dans l’Édifice, nous avons vu par où est apparu Malachie hier soir. Aujourd’hui je ferai une visite à l’église, et à cette chapelle en particulier. Dans une heure nous passerons à table. Après nous avons une réunion avec l’Abbé. Tu y seras admis, car j’ai demandé d’avoir un secrétaire qui prenne note de ce que nous dirons. »
Demain Le nom de la Rose – 16– 2ème jour None
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