Proust vs Cocteau
Dns un article de leur ‘’Dictionnaire amoureux de Proust’’ les auteurs Einthoven (père et fils) tracent un portrait ambigu mais éclairant entre les deux écrivains que beaucoup de choses pourraient rapprocher mais que finalement tout sépare. Relation équivoque, duel à fleuret moucheté qui ne tue pas mais qui blesse souvent, où se mêle l’envie, la jalousie, l’intérêt. Et pour Cocteau un côté ‘’Ote toi de là que j’m’y mette’’ un peu dérangeant.
Les auteurs ont une jolie formule, l’opposition entre ‘’le Vizir et le Prince frivole’’. Et dans cette lutte, je dois le dire à regret, car je l’aime beaucoup, Cocteau ne sort ni vainqueur, ni grandi.
''Rien ne devait être plus divertissant que de surprendre Proust et Cocteau, vers 3 heures du matin, dans l’antre toxique du 102, boulevard Haussmann. D’un côté, le vizir ; de l’autre, un prince frivole. Yeux de laque fraîche contre profil d’hippocampe. Barbe embroussaillée à la Sadi Carnot contre nez en arête de poisson.
Surtout : là, un aîné dont la gloire est en retard ; ici, un cadet (de vingt ans) dont la renommée est en avance. Puisque leur entrevue nocturne n’avait pas de témoin, on peut l’imaginer, et la rebroder, à partir des versions multiples qu’en a laissées J.C. …
Marcel aime bien ce noctambule ravissant et riche d’avenir qui le surclasse par sa précocité. Il s’en méfie, bien sûr, mais il a besoin de lui comme d’une garnison en avant-poste au cœur du « gratin révolté ». Il veut, sur-le-champ, épater cet épatant professionnel. Lui donner envie d’être mondainement utile à l’édification de la cathédrale qu’il bâtit, pierre à pierre, dans l’ignorance quasi générale. Il va alors lui lire – était-ce une bonne idée ? – des pages de sa « miniature géante »…
Marcel, notons-le au passage, a toujours pensé (c’est son côté Flaubert) que la bonne littérature était faite pour être lue, écoutée. De sa voix de nuit happée vers l’aigu, il se lance alors comme on bondit sur un tapis volant…
… mais il s’embrouille, pouffe, s’étouffe. Il mélange les lignes. S’interrompt. Se réfugie dans son cabinet de toilette. S’y coupe (pourquoi ?) une mèche de cheveux. Revient, menaçant : « Jean, jurez-moi que vous n’avez pas baisé la main d’une dame qui aurait touché une rose ? » Jean jure, Marcel ne le croit pas, répète pour la centième fois que la seule phrase de Pelléas où « le vent caresse longuement la mer » suffit à lui déclencher un chaud-froid ou une crise d’asthme, reprend sa lecture, pouffe de nouveau, caresse le gilet violet qui moule son torse malingre, exige « une assiette de nouilles » (là, Cocteau – qui raconte la scène – doit forcer le trait, mais c’est de bonne guerre…) avant de se figer dans son profil oriental.
Face à l’insomniaque, le noctambule ne sait pas trop, à cet instant, sur quel pied danser. Il le voit comme un capitaine Nemo dans son Nautilus du boulevard Haussmann ; ou comme « le frère de la séquestrée de Poitiers » ; ou encore comme « le spectre de Sacher-Masoch » – ce dernier jugement, il se l’autorise après avoir savouré les ragots de Maurice Sachs au sujet des bizarreries sexuelles de Proust dans le bordel de Le Cuziat.
Il est, au fond, en présence d’un génie qu’il a eu le mérite d’identifier avant les autres, et n’ignore pas que ce monstre, ce perpétuel agonisant, possède exactement, et plus que le génie, ce qui lui fait défaut à lui : le courage – soit : le sacrifice de la vie au bénéfice de l’œuvre. Mais le génie est-il d’emblée désirable ? Ne vaut-il pas mieux lui préférer une existence plus hype ? Il sait, d’expérience, que « le régime est moins puissant que le tempérament », ce qui signifie : on fait avec ce qu’on est, non avec ce qu’on veut. Et puis : avant d’être un artiste posthume, n’est-il pas désirable d’être un snob vivant ?
Car Cocteau, homme souvent génial quoique dépourvu de vrai génie, a choisi, lui, la voltige. Il grignote la vérité tandis que le vizir dévore un monde. Supportable ? Insupportable ? Cocteau hésite. A-t-il fait le bon choix ? Aura-t-il, d’ailleurs, le choix de choisir cette vie d’ascète plutôt que la sienne qui promet d’être si gracieusement pétaradante ? Ce genre de choses, il le sait, ça vient tout seul, ça vous jette dans un pli, et c’en est fait : après, après seulement, on regrette, ou on se réjouit.
Pour l’instant, Cocteau-le-lièvre a quelques longueurs d’avance sur Proustla-tortue (c’est à Claude Arnaud que l’on doit cette lumineuse distinction de fabuliste), le turlupin fait ses gammes devant le patron. Il ironise comme un timide. Il le compare (c’est bien vu) à « une lampe allumée en plein jour » ou (encore mieux vu) à une « sonnerie de téléphone dans une maison vide ». Il y a aussi la belle métaphore réservée pour la fin, quand il rend sa dernière visite au vizir allongé sur son lit de mort. Cette métaphore, il l’a polie et vernie, il en a dilaté le grain, en semble si satisfait qu’il l’utilisera ici et là, comme un mantra, comme une scie efficace pour auditoire pâmé… Le voici donc dans la chambre du génial défunt ; Man Ray photographie ; Dunoyer de Segonzac bricole ses croquis ; Cocteau regarde les paperoles éparses et quelques volumes de la Recherche disposés sur une étagère ; ils vivent, ces volumes, ils existent au-delà de la mort qui a capturé leur magicien ; et Cocteau de les comparer au « bracelet-montre » dont la trotteuse gambade « au poignet des soldats morts »… Il n’est pas mécontent de cette trouvaille qu’il recyclera, à l’occasion, pour un boxeur défunt ou pour un Radiguet d’après typhoïde. Cocteau est danseur, il fait ses pointes, même aux pieds du néant qu’il (se) dissimule à grand renfort de mascara et de poudre de riz. Posture. Imposture. Tel est son charme…
Plus tard, avec ses galons de généralissime dans l’armée des Modernes, il gesticulera en ancien combattant pour revendiquer plus qu’un strapontin dans la légende proustienne : on le voit, dans Le Passé défini, qui sautille, lutin électrique, pour faire savoir qu’il habitait au n° 8 de la rue d’Anjou, dans le même immeuble que Mme de Chevigné – cette descendante du marquis de Sade qui disait à Proust : « Fitz-James m’attend » –, ce qui le rendit précieux aux yeux de Marcel qui rêvait d’être reçu chez celle qui sera l’un des modèles d’Oriane. « Pourquoi ne veut-elle pas lire mon livre ? », demandait-il parfois à Cocteau. « Parce que Jean-Henri Fabre ne demande jamais à ses chers insectes de lire ses traités d’entomologie », répondait Jean. C’était leur manège. Leur jeu joli. Sans conséquence. Notons que Cocteau, dans le dernier volume de ce même Passé défini, compare la Recherche à « une montagne de merde ». C’était l’amertume. Il faut lui pardonner.
Plus tard, encore, Cocteau se plaira à évoquer un Proust gay honteux, revenant de ses nuits désordonnées. Sous sa plume-souvenir, il transforme le fiacre d’Odilon Albaret en coursier de l’Érèbe, affuble Proust de bottines délacées (c’est très improbable), et le décore d’une bouteille d’eau d’Évian dépassant de sa poche.
Promu académicien, jet-setter et inventeur du duffle-coat, Cocteau fera, à l’inverse, du proustisme rétrospectif, allant jusqu’à se reconnaître narcissiquement dans la scène où Saint-Loup, chez Prunier, marche sur les tables du restaurant pour jeter sa pelisse sur les épaules d’un Marcel qui se plaint des courants d’air. Ce geste, Cocteau aurait pu en être l’auteur – même si la vérité historique établit que le mérite en revient au vigilant Albufera.
Et Cocteau récidivera, lors des cérémonies d’hommage et des conférences, en tenant pour acquis qu’il est l’Octave apparaissant deux fois dans la Recherche : d’abord sur la digue des jeunes filles en fleurs, où Albertine salue le jeune dandy qui tient une canne de golf – ne serait-ce pas plutôt le gentil Plantevignes ? Puis, dans Albertine disparue, quand le Narrateur revoit ledit Octave, perdu de vue pendant trois mille pages et ressuscité en artiste d’avantgarde, et même en époux d’Andrée. Usurpation d’identité littéraire ? Pourquoi pas… Cocteau épousant un homme (« Andrée ») ? C’est plausible – et désormais possible.
Vers la fin, Cocteau – qui survécut à Proust pendant quarante interminables années – reprocha à son aîné un snobisme maladif et un triste camouflage sexuel. Médiocre règlement de comptes ? Jalousie ? En fait : le lièvre s’en veut d’avoir été coiffé sur le poteau par la tortue. K.-O. technique du poids plume face au poids lourd. C’était couru d’avance.
Cela dit, la jalousie de Cocteau s’explique aisément : pour lui, la Recherche n’était qu’un journal rempli de potins, ou une autobiographie à peine transposée, et non l’édifice majestueux devant lequel nous avons pris l’habitude de nous prosterner. En d’autres termes : il fréquentait Proust quand nous ne connaissons que le Narrateur. Et décryptant sans peine les allusions qui firent leur quotidien, Cocteau ne saisit pas le mystère qui, pour nous, transfigure cette Recherche en un organisme autonome et proliférant.
Il comprend encore moins que le temps, allié à l’injustice, ait fait de lui un saltimbanque et de Proust un saint – alors qu’il était, d’après lui, « atroce comme un insecte ».
On a souvent noté que Cocteau ne fit (presque) pas de reproches à Maurice Sachs quand celui-ci lui déroba, pour les vendre, les lettres que Proust lui avait adressées. C’était, on le suppose, des lettres splendides, toutes emplies de cette amitié à laquelle Proust ne croyait pas. Mais Cocteau, à la fin, ne voulait plus de cette amitié hypothétique et compliquée. Il n’aimait plus Proust. L’avait-il, d’ailleurs, jamais aimé ? « Rien, écrira-t-il vers la fin de sa vie, n’est plus mélancolique, plus déprimant, que de ne plus aimer une œuvre. Je ne suis hélas pas comme Proust, et je n’oublierai pas la sienne comme il oublie sa grand-mère. Cette œuvre me hantera comme une morte. »
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