Le nom de la Rose
Lu par François Berland
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Deuxième jour None
Où l’Abbé se montre fier des richesses de son abbaye et plein de crainte au sujet des hérétiques, et pour finir Adso se demande s’il n’a pas mal fait d’aller de par le monde.
Nous trouvâmes l’Abbé dans l’église, face au maître-autel. Il suivait le travail de plusieurs novices qui avaient retiré de quelque anfractuosité secrète une série de vases sacrés, calices, patènes, ostensoirs, et un crucifix que je n’avais pas vu pendant la fonction du matin. Je ne pus retenir une exclamation d’émerveillement devant la fulgurante beauté de ces objets de culte. C’était en plein midi et la lumière entrait à flots par les vitraux du choeur, et davantage encore par ceux des façades, formant de blanches cascades qui, tels de mystiques torrents de divine substance, allaient se croiser en différents points de l’église, inondant l’autel même. Les vases, les calices, tout révélait sa propre matière précieuse : entre le jaune de l’or, la blancheur immaculée des ivoires et la transparence du cristal, je vis rutiler des gemmes de toutes les couleurs, de toutes les dimensions, et je reconnus l’hyacinthe, la topaze, le rubis, le saphir, l’émeraude, la chrysolithe, l’onyx, l’escarboucle et le jaspe et l’agate. Et dans le même moment, je me rendis compte de tout ce que, le matin, ravi en prière et puis bouleversé par la terreur, je n’avais pas remarqué : le paliotto de l’autel et trois autres panneaux qui lui faisaient couronne, étaient entièrement d’or, et enfin l’autel entier paraissait d’or de quelque côté qu’on le regardât. L’Abbé sourit devant mon étonnement :
« Ces richesses que vous voyez, dit-il tourné vers moi et mon maître, et d’autres que vous verrez encore, sont l’héritage de siècles de piété et de dévotion, et témoignent de la puissance et de la sainteté de cette abbaye. Princes et puissants de la terre, archevêques et évêques ont sacrifié à cet autel et aux objets qui lui sont destinés, les anneaux de leurs investitures, les ors et les pierres qui étaient le signe de leur grandeur, et les ont voulus ici refondus pour la plus grande gloire du Seigneur et de ce lieu. Bien qu’aujourd’hui l’abbaye ait été funestement marquée par un autre événement douloureux, nous ne pouvons oublier face à notre fragilité la force et la puissance du TrèsHaut. S’approchent les festivités de Noël, Sainte Nativité, et nous commençons à fourbir les objets du culte, de façon que la naissance du Sauveur soit ensuite célébrée avec tout l’éclat et la magnificence qu’elle mérite et exige. Tout devra apparaître dans toute sa splendeur… ajouta-t-il en regardant fixement Guillaume – et je compris ensuite pourquoi il insistait avec autant d’orgueil pour justifier son comportement –, car nous pensons qu’il est utile et convenable de ne pas cacher, mais au contraire de proclamer les divines largesses.
— Certes, dit Guillaume avec courtoisie, si Votre Sublimité juge que le Seigneur doit être glorifié ainsi, votre abbaye a atteint la plus grande excellence dans ce concours de louanges.
— Et ainsi se doit-on de faire, dit l’Abbé. Si amphores et flacons d’or et petits mortiers en or servaient, selon la coutume, par volonté de Dieu ou ordre des prophètes, à recueillir le sang des chèvres ou des veaux ou de la jument dans le temple de Salomon, à plus forte raison vases d’or et pierres précieuses, et tout ce qui a de la valeur parmi les choses créées, doivent être utilisés avec continuelle révérence et pleine dévotion pour accueillir le sang de Christ ! Si pour une seconde création notre substance venait à être la même que celle des chérubins et des séraphins, il serait encore indigne le service auquel elle pourrait se prêter pour une victime aussi ineffable…
— Ainsi soit-il, dis-je.
— Beaucoup objectent qu’un esprit saintement inspiré, un coeur pur, une intention pleine de foi devraient suffire à cette fonction sacrée. Nous sommes les premiers à affirmer explicitement et résolument que c’est bien là chose essentielle : mais nous sommes convaincus qu’on doit rendre l’hommage aussi à travers l’ornement extérieur des objets sacrés, car il est suprêmement juste et convenable que nous servions notre Sauveur en toute chose, intégralement, Lui qui ne s’est pas refusé de nous pourvoir en toute chose intégralement et sans exceptions.
— Voilà qui a toujours été l’opinion des grands de votre ordre, consentit Guillaume, et je me rappelle les fort belles choses écrites sur les ornements des églises par le très grand et vénérable abbé Suger.
— C’est ainsi, dit l’Abbé. Vous voyez ce crucifix. Il n’est pas encore complet… »
Il le prit dans la main avec un amour infini et le considéra d’un visage rayonnant de béatitude.
« Ici manquent encore quelques perles, et je n’en ai pas encore trouvé d’une assez belle eau. Autrefois saint André s’adressa à la croix du Golgotha en la disant ornée des membres de Christ comme de perles. Et c’est de perles que doit être orné cet humble simulacre du grand prodige. Même si j’ai jugé opportun d’y faire sertir, à cet endroit, au-dessus de la tête même du Sauveur, le plus beau diamant que vous ayez jamais vu. »
Il caressa de ses mains dévotes, de ses longs doigts blancs, les parties les plus précieuses du bois sacré, ou plutôt de l’ivoire sacré, car c’est de cette matière splendide qu’étaient faits les bras de la croix.
« Quand, tandis que je m’enchante de toutes les beautés de cette maison de Dieu, que le charme des pierres multicolores m’a arraché aux soins extérieurs, et qu’une digne méditation m’a conduit à réfléchir, transférant ce qui est matériel à ce qui est immatériel, sur la diversité des vertus sacrées, alors j’ai l’impression de me trouver, pour ainsi dire, dans une région de l’univers qui n’est plus tout à fait enclose dans la boue de la terre ni tout à fait déliée dans la pureté du ciel. Et il me semble que, grâce à Dieu, je peux être transporté de ce monde inférieur au monde supérieur par voie anagogique… »
Il parlait, et il avait tourné son visage vers la nef. Une cascade de lumière qui pénétrait d’en haut, par une particulière bienveillance de l’astre diurne, l’illuminait au visage, et aux mains qu’il avait ouvertes en forme de croix, ravi qu’il était par sa propre ferveur.
« Chaque créature, dit-il, qu’elle soit visible ou invisible, est une lumière, amenée à l’être par le père des lumières. Cet ivoire, cet onyx, mais aussi la pierre qui nous entoure sont une lumière, parce que je perçois qu’ils sont bons et beaux, qu’ils existent selon leurs propres règles de proportion, lesquelles diffèrent par genre et espèce de tous les autres genres et espèces, sont définies par leur propre nombre, ne se dérobent pas à leur ordre, cherchent leur lieu spécifique conformément à leur gravité. Et ces choses me sont révélées, d’autant mieux que la matière éclatante sous mes yeux est de par sa nature précieuse, et elle se fait d’autant mieux lumière de la puissance créatrice divine, que je dois remonter à la sublimité de la cause, inaccessible dans sa plénitude, à partir de la sublimité de l’effet ; et combien plus haut me parle de la divine causalité un effet admirable tel que l’or ou le diamant, si d’elle déjà réussissent à me parler l’excrément et l’insecte mêmes ! Et alors, quand dans ces pierres je perçois de ces choses supérieures, mon âme pleure, de joie émue, et non par vanité terrestre ou amour des richesses, mais par amour très pur de la cause première non causée.
— C’est là vraiment la plus douce des théologies », dit Guillaume avec une parfaite humilité, et je vis qu’il employait cette insidieuse figure de pensée que les rhéteurs appellent ironie ; qu’on utilise toujours en la faisant précéder de la pronunciato, qui en constitue le signal et la justification ; chose que Guillaume ne faisait jamais.
Raison pour quoi l’Abbé, plus enclin à user des figures de discours, prit Guillaume au pied de la lettre et ajouta, encore en proie à son ravissement mystique :
« C’est la plus immédiate des voies qui nous mettent en contact avec le Très-Haut, matérielle théophanie. »
Guillaume toussa poliment :
« Eh… oh… », dit-il.
Il faisait ainsi quand il voulait introduire un autre sujet. Avec une parfaite bonne grâce d’ailleurs parce qu’il était dans ses habitudes – et je crois que c’est typique des hommes de sa terre – de commencer chacune de ses interventions par de longs gémissements liminaires, comme si mettre en branle l’exposition d’une pensée accomplie lui coûtait un grand effort de l’esprit. Alors que, j’en étais désormais convaincu, plus ses gémissements étaient nombreux avant son assertion, plus il était sûr de l’excellence de la proposition qu’elle exprimait.
« Eh… oh… fit donc Guillaume. Nous devrions parler de la rencontre et du débat sur la pauvreté…
— La pauvreté… dit l’Abbé encore tout rêveur, comme s’il lui en coûtait de descendre de cette belle région de l’univers où l’avaient transporté ses gemmes. C’est vrai, la rencontre… »
Et ils commencèrent une discussion serrée sur des choses qu’en partie je connaissais déjà et en partie je parvins à comprendre en écoutant leur entretien. Il s’agissait, comme je l’ai dit dès le début de cette chronique fidèle, de la double querelle qui opposait d’un côté l’empereur au pape, et de l’autre le pape aux franciscains qui, lors du chapitre de Pérouse, fut-ce avec des années et des années de retard, avaient fait leurs les thèses des spirituels sur la pauvreté de Christ ; et de l’embrouillement qui s’était formé en unissant les franciscains à l’Empire, embrouillement qui – de triangle d’oppositions et d’alliances – s’était désormais transformé en un carré par l’intervention, à moi encore fort obscure, des abbés de l’ordre de saint Benoît. Pour ma part je n’ai jamais saisi avec clarté la raison pour laquelle les abbés bénédictins avaient donné protection et asile aux franciscains spirituels, avant encore que leur propre ordre en partageât de quelque façon que ce fût les opinions. Car, si les spirituels prêchaient le renoncement à tous les biens terrestres, les abbés de mon ordre, j’en avais eu ce jour même la lumineuse confirmation, suivaient une voie non moins vertueuse mais diamétralement opposée. Je crois que les abbés considéraient qu’un excessif pouvoir du pape signifiait un excessif pouvoir des évêques et des villes, alors que mon ordre avait gardé intacte sa puissance au cours des siècles précisément en lutte avec le clergé séculier et les marchands citadins, se plaçant comme médiateur direct entre le ciel et la terre, et conseiller des souverains. J’avais entendu répéter tant de fois la phrase selon laquelle le peuple de Dieu se divisait en pasteurs (autrement dit les clercs), chiens (autrement dit les guerriers) et brebis, le peuple. Mais j’ai appris par la suite que cette phrase peut être redite de différentes façons. Les bénédictins avaient souvent parlé non pas de trois ordres, mais de deux grandes divisions, l’une qui concernait l’administration des choses terrestres et l’autre qui concernait l’administration des choses célestes. En ce qui concernait les choses terrestres la division entre clergé, seigneurs laïcs et peuple était valable, mais sur cette tripartition dominait la présence de l’ordo monachorum , lien direct entre le peuple de Dieu et le ciel, et les moines n’avaient rien à voir avec ces pasteurs séculiers qu’étaient les prêtres et les évêques, ignorants et corrompus, soumis désormais aux intérêts des villes, où les brebis n’étaient plus tant les bons et fidèles paysans, mais bien les marchands et les artisans. Point ne déplaisait à l’ordre bénédictin que le gouvernement des simples fût confié aux clercs séculiers, pourvu que le règlement définitif de ce rapport fût établi par les moines, en contact direct avec la source de tout pouvoir terrestre, l’Empire, ainsi qu’ils l’étaient avec la source de tout pouvoir céleste. Voilà pourquoi, je crois, de nombreux abbés bénédictins, pour restituer sa dignité à l’Empire contre le gouvernement des villes (évêques et marchands unis) acceptèrent aussi de protéger les franciscains spirituels, dont ils ne partageaient pas les idées, mais dont la présence les arrangeait dans la mesure où elle offrait à l’Empire de bons syllogismes contre le pouvoir excessif du pape. Ce sont là les raisons, arguai-je, pour lesquelles Abbon s’apprêtait maintenant à collaborer avec Guillaume, l’envoyé de l’empereur, pour servir de médiateur entre l’ordre franciscain et le Siège pontifical. De fait, même dans la violence de la dispute qui faisait tant péricliter l’unité de l’Église, Michel de Césène, plusieurs fois appelé en Avignon par le pape Jean, s’était enfin disposé à accepter l’invitation, parce qu’il ne voulait pas que son ordre brisât définitivement avec le Pontife. En tant que général des franciscains, il voulait à la fois faire triompher leurs positions et obtenir l’approbation du pape, car il avait aussi l’intuition que sans l’approbation papale, il ne pourrait longtemps demeurer à la tête de l’ordre. Mais beaucoup lui avaient fait observer que le pape l’attendrait en France pour lui tendre un piège, l’accuser d’hérésie et lui faire un procès. C’est pourquoi ils conseillaient que le voyage de Michel en Avignon fût précédé de quelques pourparlers. Marsile avait eu une meilleure idée : envoyer en même temps que Michel un légat impérial qui présentât au pape le point de vue des tenants de l’empereur. Non tant pour convaincre le vieux Cahors que pour renforcer la position de Michel qui, faisant partie d’une légation impériale, n’aurait pu aussi facilement tomber, proie de la vengeance pontificale. Cette idée présentait toutefois de nombreux inconvénients et n’était pas réalisable sur-le-champ. De là le projet d’une rencontre préliminaire entre les membres de la légation impériale et quelques envoyés du pape, afin d’établir les respectives positions et de rédiger les accords pour une rencontre où la sécurité des visiteurs italiens serait garantie.
L’organisation de cette première rencontre, c’est justement Guillaume de Baskerville qui en avait été chargé. Qui devrait par la suite représenter le point de vue des théologiens impériaux en Avignon, s’il jugeait que le voyage était possible sans danger. Entreprise malaisée, car on supposait que le pape, qui voulait Michel tout seul afin de pouvoir le réduire plus facilement à l’obéissance, enverrait en Italie une légation instruite de façon à faire échec, dans toute la mesure du possible, au voyage des envoyés impériaux à sa cour. Guillaume avait manoeuvré jusqu’alors avec une grande habileté. Après de longues consultations avec différents abbés bénédictins (voilà la raison des nombreuses étapes de notre voyage), il avait choisi celle où nous nous trouvions précisément parce qu’on savait que l’Abbé y était tout dévoué à l’Empire et cependant, grâce à sa grande souplesse diplomatique, point mal vu à la cour pontificale. Territoire neutre, donc, l’abbaye, où les deux groupes pourraient se rencontrer. Mais les résistances du Souverain Pontife ne s’arrêtaient pas là. Il savait que, une fois sur le terrain de l’abbaye, sa légation serait soumise à la juridiction de l’Abbé : et comme elle serait aussi en partie composée de membres du clergé séculier, il n’acceptait pas cette clause, invoquant sa crainte d’une chausse-trappe impériale. Il avait alors posé la condition que l’intégrité de ses envoyés serait confiée à une compagnie d’archers du roi de France aux ordres d’une personne ayant toute sa confiance. J’avais vaguement entendu Guillaume discuter de cela avec un ambassadeur du pape à Bobbio : il s’était agi de définir la formule par laquelle désigner les devoirs de ladite compagnie, autrement dit ce qu’on entendait par sauvegarde de l’intégrité des légats pontificaux. On avait finalement accepté une formule proposée par les Avignonnais et qui avait paru raisonnable : les gens armés, et qui les commandaient, auraient eu juridiction « sur tous ceux qui en quelque manière cherchaient à attenter à la vie des membres de la légation pontificale et d’en influencer le comportement et le jugement par des actes violents ». Alors, le pacte était apparu comme inspiré par de pures préoccupations formelles.
À présent, après les faits récents survenus dans l’abbaye, l’Abbé se montrait inquiet et il manifesta ses doutes à Guillaume. Si la légation arrivait à l’abbaye alors que l’auteur des deux crimes était encore inconnu (le lendemain les préoccupations de l’Abbé devaient augmenter, car les crimes seraient portés au nombre de trois), il aurait fallu admettre que circulait dans ces murs un quidam capable d’influencer par des actes violents le jugement et le comportement des légats pontificaux. Il ne servait à rien de chercher à cacher les crimes qui avaient été commis, car s’il s’était passé encore autre chose, les légats pontificaux eussent pensé à un complot dirigé contre eux. Il ne restait donc à choisir qu’entre deux solutions. Ou Guillaume découvrait l’assassin avant l’arrivée de la légation (et ici l’Abbé le regarda fixement comme pour tacitement lui reprocher de n’être pas encore venu à bout de l’affaire), ou bien il fallait avertir loyalement le représentant du pape de ce qui se passait et demander sa collaboration pour que l’abbaye fût placée sous surveillance redoublée durant le cours des travaux. Chose qui déplaisait à l’Abbé, car cela signifiait renoncer à une partie de sa souveraineté et placer ses moines mêmes sous le contrôle des Français. Mais on ne pouvait pas prendre de risques. Guillaume et l’Abbé étaient tous deux contrariés par la tournure que prenaient les choses, mais ils avaient peu d’alternatives. Ils se promirent par conséquent d’adopter une décision définitive d’ici le lendemain.
En attendant, il ne restait plus qu’à se confier à la miséricorde divine et à la sagacité de Guillaume.
« Je ferai l’impossible, Votre Sublimité, dit Guillaume. Néanmoins, je ne vois pas comment l’affaire peut vraiment compromettre la rencontre. Même le représentant pontifical voudra bien comprendre qu’il y a une différence entre l’oeuvre d’un fou, ou d’un sanguinaire, ou peut-être seulement d’une âme égarée, et les graves problèmes que des hommes probes viendront discuter.
— Vous croyez ? demanda l’Abbé en regardant fixement Guillaume. N’oubliez pas que les Avignonnais savent qu’ils rencontrent des minorites, et donc des personnes périlleusement proches des fraticelles et d’autres encore plus insensés que les fraticelles, des hérétiques dangereux qui se sont souillés de crimes (et ici l’Abbé baissa la voix), en regard desquels les faits, du reste horribles, qui sont arrivés en ce lieu-ci pâlissent comme brume au soleil.
— Il ne s’agit pas de la même chose ! s’exclama Guillaume avec vivacité. Vous ne pouvez pas mettre sur le même plan les minorites du chapitre de Pérouse et quelques bandes d’hérétiques qui ont compris de travers le message de l’Évangile, transformant la lutte contre les richesses en une série de vengeances privées ou de folies sanguinaires…
— À peine quelques années sont passées depuis que, à quelques milles tout juste d’ici, une de ces bandes, comme vous les appelez, a mis à feu et à sang les terres de l’évêque de Verceil et les montagnes de la contrée de Novare, dit l’Abbé d’un ton sec.
— Vous parlez de fra Dolcino et des apostoliques…
— Des pseudo-apôtres », corrigea l’Abbé.
Et encore une fois j’entendais citer fra Dolcino et les pseudo-apôtres, et encore une fois d’un ton circonspect, et presque avec une nuance de terreur.
« Des pseudo-apôtres, admit volontiers Guillaume. Mais eux, ils n’avaient rien à voir avec les minorites…
— Dont ils professaient la même révérence pour Joachim de Calabre, répliqua l’Abbé, et vous pouvez le demander à votre frère Ubertin.
— Je fais relever à Votre Sublimité que c’est maintenant votre frère à vous », dit Guillaume, avec un sourire et une sorte de courbette, comme pour complimenter l’Abbé de l’acquisition que son ordre avait faite en accueillant un homme d’une telle réputation.
« Je le sais, je le sais, sourit l’Abbé. Et vous savez avec quelle sollicitude fraternelle notre ordre a accueilli les spirituels quand ils ont encouru les colères du pape. Je ne parle pas seulement d’Ubertin, mais aussi de nombreux autres frères plus humbles, dont on ne sait pas grand’chose, et dont on devrait peut-être savoir davantage. Car il nous est arrivé d’accueillir des transfuges qui se sont présentés vêtus du froc des minorites, et par la suite j’ai appris que les vicissitudes de leur vie les avaient conduits, un certain temps, fort près des dolciniens…
— Même ici ? demanda Guillaume.
— Même ici. Je suis en train de vous révéler quelque chose dont en vérité je sais bien peu, et en tout cas pas assez pour formuler des accusations. Mais vu que vous enquêtez sur la vie de cette abbaye, il est bon que vous aussi soyez au courant. Je vous dirai alors que je soupçonne, attention, je soupçonne sur la base de ce que j’ai entendu ou deviné, qu’il y a eu un moment plutôt obscur dans la vie de notre cellérier, qui précisément arriva ici, il y a des années, à la suite de l’exode des minorites. »
— Le cellérier ? Rémigio de Varagine, un dolcinien ? Il m’a l’air de l’être le plus doux et en tous les cas le moins soucieux de madone pauvreté que j’aie jamais rencontré… dit Guillaume.
— Et de fait je ne puis rien dire contre lui, et je me prévaux de ses bons services, pour lesquels la communauté entière lui est reconnaissante. Cela dit pour vous faire comprendre comme il est facile de trouver des affinités entre un frère et un fraticelle.
— Encore une fois Votre Grandeur est injuste, s’il m’est permis de le dire, interrompit Guillaume. Nous parlions des dolciniens, pas des fraticelles. Sur lesquels on pourra gloser à l’infini, sans même savoir de qui on parle, tant il y en a d’espèces, mais pas les taxer de sanguinaires. Au maximum, on pourra leur reprocher de mettre en pratique sans trop de bon sens ce que les spirituels ont prêché avec une plus grande mesure et animé par un véritable amour de Dieu, et en cela je conviens qu’il existe une démarcation fragile entre les uns et les autres…
— Mais les fraticelles sont des hérétiques ! interrompit sèchement l’Abbé. Ils ne se bornent pas à soutenir la pauvreté de Christ et des apôtres, doctrine qui, même si je ne suis pas enclin à la partager, peut être utilement opposée à l’arrogance avignonnaise. Les fraticelles tirent d’une telle doctrine un syllogisme pratique, ils en infèrent un droit à la révolte, au saccage, à la perversion des moeurs. — Mais quels fraticelles ?
— Tous, en général. Vous le savez qu’ils se sont souillés de crimes abominables, qu’ils ne reconnaissent pas le mariage, qu’ils nient l’enfer, qu’ils commettent la sodomie, qu’ils embrassent l’hérésie bogomile de l’horrible Bulgarie et de l’horrible Drygonthie…
— Je vous en prie, dit Guillaume, ne confondez pas des choses différentes ! Vous parlez comme si fraticelles, patarins, vaudois, cathares et parmi ces derniers bogomiles de Bulgarie et hérétiques de Dragovitsa , c’était du pareil au même !
— Ça l’est, coupa l’Abbé, c’est du pareil au même, parce qu’ils sont hérétiques et parce qu’ils mettent en danger l’ordre même du monde civil, l’ordre de l’Empire aussi que vous semblez appeler de vos voeux. Il y a cent années et plus, les disciples d’Arnaud de Brescia incendièrent les demeures des nobles et des cardinaux, et ce furent là les fruits de l’hérésie lombarde des patarins. Je sais des histoires terribles sur ces hérétiques, et je les lus dans Césaire de Eisterbach. À Vérone le chanoine de Saint-Gédéon, Everard, remarqua un beau jour que celui qui l’hébergeait sortait chaque nuit de chez lui en compagnie de sa femme et de sa fille. Il interrogea je ne sais qui des trois pour savoir où ils allaient et ce qu’ils faisaient. “Viens et tu verras”, lui fut-il répondu et il les suivit dans une habitation souterraine, très vaste, où se trouvaient rassemblées des personnes des deux sexes. Un hérésiarque, alors que tout le monde faisait silence, tint un discours plein de jurons, dans le but de corrompre leur vie et leurs moeurs. Puis, une fois le cierge soufflé, chacun se jeta sur sa voisine, sans faire de différence entre l’épouse légitime et la fille nubile, entre la veuve et la vierge, entre la maîtresse et la servante ni (ce qui était pis, que le Seigneur me pardonne au moment où je dis de si horribles choses) entre sa propre fille et sa propre soeur. Everard, à ce spectacle, en jeune insouciant et luxurieux qu’il était, se faisant passer pour un disciple, aborda, je ne sais plus très bien, la fille de son hôte ou une autre fillette, et après que fut éteint le cierge, pécha avec elle. Il fit cela, hélas, pendant plus d’un an, et à la fin le maître dit que ce jeune homme fréquentait avec tant de profit leurs séances qu’il serait bientôt en mesure d’instruire les néophytes. À ce point-là, Everard comprit dans quel abîme il avait chu et il parvint à fuir leur séduction en arguant qu’il avait fréquenté cette maison non point parce qu’il était attiré par l’hérésie, mais parce qu’il était attiré par les jeunes filles. Ils le chassèrent. Mais telles sont, vous le voyez, la loi et la vie des hérétiques, patarins, cathares, joachimites, spirituels de tout acabit. Et il n’y a pas de quoi s’étonner : ils ne croient pas en la résurrection de la chair ni à l’enfer comme châtiment des méchants, et jugent pouvoir faire impunément n’importe quoi. Ils se disent de fait catharoï, c’est-à-dire purs.
— Abbon, dit Guillaume, vous vivez isolé dans cette splendide et sainte abbaye, loin des infamies du monde. La vie dans les villes est beaucoup plus complexe que vous ne croyez et il y a des degrés, vous le savez, dans l’erreur aussi et dans le mal. Lot fut beaucoup moins pécheur que ses concitoyens qui conçurent des pensées immondes en regard des anges envoyés par Dieu, et la trahison de Pierre ne fut rien par rapport à la trahison de Judas, de fait il a été pardonné à l’un et pas à l’autre. Vous ne pouvez pas mettre dans le même panier patarins et cathares. Les patarins sont un mouvement de réforme des moeurs à l’intérieur même des lois de notre Sainte Mère l’Église. Ils voulurent simplement améliorer le mode de vie des ecclésiastiques. — En soutenant qu’on ne doit pas recevoir de sacrements des mains de prêtres impurs…
— Et ils eurent tort, mais ce fut leur unique erreur de doctrine. Ils ne se proposèrent jamais d’altérer la loi de Dieu…
— Mais la prédication patarine d’Arnaud de Brescia, à Rome, il y a plus de deux cents ans, poussa la tourbe des vilains à incendier les demeures des nobles et des cardinaux.
— Arnaud chercha à entraîner dans son mouvement de réforme les magistrats de la ville. Ils ne le suivirent pas, et il trouva approbation parmi la tourbe de pauvres et de déshérités. Il ne fut pas responsable de l’énergie et de la rage avec lesquelles ces derniers répondirent à ses appels pour une cité moins corrompue.
— La ville est toujours corrompue.
— La ville est le lieu où vit aujourd’hui le peuple de Dieu, dont vous êtes, dont nous sommes les bergers. C’est le lieu de scandale où le riche prélat prêche la vertu au peuple pauvre et affamé. Les désordres des patarins naissent de cette situation. Ils sont tristes, ils ne sont pas incompréhensibles. Les cathares sont autre chose. C’est une hérésie orientale, en dehors de la doctrine de l’Église. J’ignore s’ils commettent vraiment ou ont commis les crimes qu’on leur impute. Je sais qu’ils refusent le mariage, qu’ils nient l’enfer. Je me demande si beaucoup des actes qu’ils n’ont pas commis ne leur ont pas été attribués rien qu’en vertu des idées (certes exécrables) qu’ils ont soutenues.
— Et c’est vous qui me dites que les cathares ne se sont pas mêlés aux patarins, et que les uns et les autres ne sont pas uniquement deux des faces, innombrables, de la même manifestation démoniaque ?
— Je dis que nombre de ces hérésies, indépendamment des doctrines qu’elles soutiennent, s’implantent avec succès chez les gens simples, parce qu’elles leur suggèrent la possibilité d’une vie différente. Je dis que très souvent les simples ne savent pas grand’chose en matière de doctrine. Je dis qu’il est souvent arrivé que des tourbes de simples aient confondu la prédication cathare avec celle des patarins, et celle-ci en générale avec celle des spirituels. La vie des simples, Abbon, n’est pas éclairée par la sapience et par le sens vigilant des distinctions qui fait de nous des sages. Et elle est obsédée par la maladie, par la pauvreté, rendue balbutiante par ignorance. Souvent pour maints d’entre eux, l’adhésion à un groupe hérétique n’est qu’un moyen comme un autre de crier son propre désespoir. On peut brûler la maison d’un cardinal, soit parce qu’on veut perfectionner la vie du clergé, soit parce qu’on juge que l’enfer, qu’il prêche, n’existe pas. On le fait toujours parce que l’enfer terrestre existe, où vit le troupeau dont nous sommes les pasteurs. Mais vous savez fort bien que, de même qu’eux ne distinguent pas entre Église bulgare et disciples du prêtre Liprando, souvent aussi les autorités impériales et leurs partisans ne distinguèrent pas entre spirituels et hérétiques. Plus d’une fois des groupes gibelins, pour battre leur adversaire, soutinrent parmi le À peuple des tendances cathares. À mon avis ils firent mal. Mais ce que je sais maintenant c’est que les mêmes groupes, souvent, pour se débarrasser de ces inquiets et dangereux adversaires trop “simples”, attribuèrent aux uns les hérésies des autres, et poussèrent tout cet humble monde sur le bûcher. J’ai vu, je vous le jure, Abbon, j’ai de mes yeux vu, des hommes de vie vertueuse, sincèrement partisans de la pauvreté et de la chasteté, mais ennemis des évêques, que les évêques poussèrent dans l’étau du bras séculier, que ce dernier fût au service de l’Empire ou des cités libres, en les accusant de promiscuité sexuelle, sodomie, pratiques abominables – dont peut-être d'autres, mais pas eux s’étaient rendus coupables. Les simples sont de la chair à boucher, à utiliser quand ils servent à mettre en crise le pouvoir adverse, et à sacrifier quand ils ne servent plus.
— Donc, dit l’Abbé avec une malice évidente, fra Dolcino et ses énergumènes, et Gérard Ségalelli et ces ignobles assassins furent-ils de méchants cathares ou des fraticelles vertueux, des bogomiles sodomites ou des patarins réformateurs ? Voulez-vous bien me dire alors, Guillaume, vous qui savez tout sur les hérétiques, au point de sembler l’un des leurs, où se trouve la vérité ?
— Nulle part, parfois, dit Guillaume avec tristesse.
— Vous voyez que vous aussi vous ne savez plus distinguer antihérétique et hérétique ? Moi, j’ai au moins une règle. Je sais que les hérétiques sont ceux qui mettent en danger l’ordre qui régit le peuple de Dieu. Et je défends l’Empire parce qu’il me garantit cet ordre. Je combats le pape parce qu’il est en train de remettre le pouvoir spirituel aux évêques des villes, qui s’allient aux marchands et aux corporations, et ils ne sauront pas maintenir cet ordre. Nous, nous l’avons maintenu pendant des siècles. Quant aux hérétiques, j’ai aussi une règle, et elle se résume dans la réponse que donna Arnaud Amalric, abbé de Cîteaux, à qui lui demandait ce qu’il fallait faire des citadins de Béziers, ville soupçonnée d’hérésie : “Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.” »
Guillaume baissa les yeux et resta un certain temps silencieux. Puis il dit :
« La ville de Béziers fut prise et les nôtres ne regardèrent ni à la dignité ni au sexe ni à l’âge et presque vingt mille hommes furent passés au fil de l’épée. Le massacre ainsi fait, la ville fut saccagée et livrée aux flammes.
— Même une guerre sainte est une guerre.
— Même une guerre sainte est une guerre. C’est peut-être pour cela qu’il ne devrait pas y avoir de guerres saintes. Mais que dis-je, je suis ici pour soutenir les droits de Louis, qui pourtant met à feu et à sang l’Italie. Je me trouve moi aussi pris dans un jeu d’étranges alliances. Étrange alliance des spirituels avec l’Empire, étrange celle de l’Empire avec Marsile, qui demande la souveraineté pour le peuple. Et étrange l’alliance entre nous deux, si différents de langage et de tradition. Mais nous avons deux tâches en commun. Le succès de la rencontre, et la découverte d’un assassin. Efforçons-nous de procéder en paix. »
L’Abbé ouvrit les bras.
« Donnez-moi le baiser de la paix, frère Guillaume. Avec un homme de votre savoir, nous pourrions discuter longuement sur de subtiles questions de théologie et de morale. Mais nous ne devons pas céder au goût de la dispute comme font les maîtres de Paris. C’est vrai, nous avons une tâche importante qui nous attend, et nous devons procéder d’un commun accord. Si j’ai parlé de ces choses, c’est parce que je crois qu’il y a un rapport, vous comprenez ? Un rapport possible, ou encore que d’autres peuvent mettre en rapport les crimes qui ont eu lieu ici et les thèses de vos frères. C’est pour cela que je vous ai averti, c’est pour cela que nous devons prévenir tout soupçon ou insinuation de la part des Avignonnais.
— Ne devrais-je pas supposer que Votre Sublimité m’a suggéré aussi une piste pour mon enquête ? Pensez-vous qu’à l’origine des récents événements il puisse y avoir quelque sombre histoire qui remonte au passé hérétique de quelque moine ? »
L’Abbé se tut un instant, en regardant Guillaume sans qu’aucune expression ne transparût sur son visage. Puis il dit :
« Dans cette triste affaire, l’inquisiteur c’est vous. Il vous revient d’être soupçonneux et même de risquer un soupçon injuste. Moi je ne suis ici que le père commun. Et, j’ajoute, si j’avais su que le passé d’un de mes moines prêtât à de véritables soupçons, j’eusse déjà procédé moi-même au déracinement de la male plante. Ce que je sais, vous le savez. Ce que je ne sais pas, attend comme de juste la lumière de votre sagacité. Mais dans tous les cas, informez-en toujours et avant tout moi-même. »
Il salua et sortit de l’église.
« L’histoire se complique de plus en plus, mon cher Adso, dit Guillaume, et son visage s’obscurcit. Nous courons derrière un manuscrit, nous nous intéressons aux diatribes de certains moines trop curieux et à l’histoire d’autres moines trop luxurieux, et voilà que se profile avec toujours plus d’insistance une autre piste, toute différente. Le cellérier, donc… Et avec le cellérier est arrivé ici cet étrange animal de Salvatore… Mais il est temps d’aller nous reposer, car nous avons projeté de rester éveillés durant la nuit.
— Alors vous vous proposez encore de pénétrer dans la bibliothèque, cette nuit ? Vous n’abandonnez pas cette première piste ?
— Pas du tout. Et puis, qui a dit qu’il s’agissait de deux pistes différentes ? Et enfin, cette histoire du cellérier pourrait n’être qu’un soupçon de l’Abbé. »
Il prit la direction de l’hôtellerie. Arrivé sur le seuil, il s’arrêta et parla comme s’il continuait son précédent discours.
« Au fond, l’Abbé m’a demandé d’enquêter sur la mort d’Adelme quand il pensait que quelque chose de louche se passait entre ses jeunes moines. Mais à présent la mort de Venantius fait naître d’autres soupçons, peut-être l’Abbé a-t-il eu l’intuition que la clef du mystère se trouve dans la bibliothèque, et dans cette direction-là il ne veut pas que je pousse l’enquête. C’est alors qu’il m’offrirait la piste du cellérier pour détourner mon attention de l’Édifice…
— Mais pourquoi ne devrait-il pas vouloir que…
— Ne pose pas trop de questions. L’Abbé m’a signifié dès le début que la bibliothèque est intouchable. Il aura ses raisons. Il se pourrait que lui aussi soit mêlé à quelque histoire qu’il ne pensait pas pouvoir mettre en rapport avec la mort d’Adelme, et à présent il se rend compte que le scandale fait tache d’huile et peut le compromettre lui aussi. Et il ne veut pas qu’on découvre la vérité, ou du moins il ne veut pas que je la découvre moi…
— Mais alors nous vivons dans un endroit abandonné de Dieu, dis-je abattu.
— Tu en as trouvé, toi, des endroits où Dieu se fût senti à son aise ? » me demanda Guillaume en me toisant du haut de sa taille.
Et il m’envoya me reposer. Tandis que je me couchais, je conclus que mon père n’aurait pas dû m’expédier de par le monde, qui s’avérait plus compliqué que je ne pensais. J’étais en train d’apprendre trop de choses à la fois. « Salva me ab ore leonis », priai-je en m’endormant.
Demain Le nom de la Rose – 17– 2ème jour Après Vêpres
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