Lu par François Berland
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Premier jour VERS NONE
Où Guillaume a un dialogue fort docte avec Séverin l’herboriste.
Nous re-parcourûmes la nef centrale et sortîmes par le portail où nous étions entrés. J’avais encore les paroles d’Ubertin, toutes ces paroles, qui bourdonnaient dans ma tête.
« C’est un homme… bizarre, osai-je dire à Guillaume.
— C’est, ou il a été, sous de nombreux aspects, un grand homme. Mais précisément pour cela, il est bizarre. Ce sont les hommes petits qui paraissent normaux. Ubertin aurait pu devenir un des hérétiques qu’il a contribué à faire brûler, ou un cardinal de la sainte Église romaine. Il a frôlé l’une ou l’autre perversion. Quand je parle avec Ubertin, j’ai l’impression que l’enfer c’est le paradis regardé de l’autre côté. »
Je ne compris pas ce qu’il voulait dire :
« De quel côté ? demandai-je.
— Eh oui, admit Guillaume, il s’agit de savoir s’il y a des parties ou s’il y a un tout. Mais ne m’écoute pas. Et ne regarde plus ce portail, dit-il en me donnant une légère tape sur la nuque alors que je me retournais, aimanté par les sculptures que j’avais vues à l’entrée. Pour aujourd’hui tu as été assez effrayé. Par tout le monde. »
Tandis que je me retournais vers la sortie, je vis devant moi un autre moine. Il pouvait avoir le même âge que Guillaume. Il nous sourit et nous salua avec urbanité. Il dit qu’il se nommait Séverin de Sant’Emmerano, et qu’il était le père herboriste, qu’il avait charge des bains, de l’hôpital, et des potagers, et qu’il se mettait à notre service si nous voulions nous mieux orienter dans l’enceinte de l’abbaye. Guillaume le remercia est dit qu’il avait déjà noté, en entrant, le splendide potager qui lui semblait contenir non seulement des herbes comestibles, mais aussi des plantes médicinales, pour autant qu’on pouvait en juger à travers la neige.
« En été ou au printemps, avec la variété de ses herbes, chacune ornée de ces fleurs, ce jardin chante le mieux les louanges du Créateur, dit Séverin en guise d’excuse.
Pourtant même en cette saison, l’oeil de l’herboriste voit à travers les branches sèches les plantes qui pousseront et peut te dire que ce jardin est plus riche que ne le fut jamais un herbier, et plus bigarré, pour superbes qu’en soient ses miniaturisations. Et puis en hiver aussi croissent les bonnes herbes, et j’en garde d’autres récoltées et prêtes dans les vases que j’ai au laboratoire. Ainsi avec les racines de la petite oseille on soigne les catarrhes, et avec une décoction de racines d’althée on fait des compresses pour les maladies de la peau, avec la bardane on cicatrise les eczémas, en triturant et en broyant le rhizome de la bistorte on soigne les diarrhées et certains maux chez les femmes, le poivre est un bon digestif, le pas d’âne est parfait pour la toux, et nous avons de la bonne gentiane pour digérer, et du, glycyrrhiza , et du genièvre pour en faire de bonnes infusions, le sureau dont l’écorce sert à une décoction pour le foie, la saponaire dont il faut laisser macérer les racines dans de l’eau froide, pour le catarrhe, et la valériane dont vous n’ignorez pas les vertus.
— Vous avez des herbes d’une grande diversité et propres à différents climats. Comment cela se fait-il ?
— D’un côté, je le dois à la miséricorde du Seigneur, qui a situé notre plateau à cheval sur une chaîne de montagnes qui voit la mer au sud, et en reçoit les vents chauds, et au nord la montagne la plus haute dont il reçoit les baumes sylvestres. Et d’un autre côté je le dois à la pratique de l’art, que j’ai indignement acquise par la volonté de mes maîtres. Il est des plantes qui poussent en climat hostile, si tu soignes leur terrain environnant, et leur nourriture, et leur croissance.
— Mais avez-vous aussi des plantes uniquement bonnes à manger ? Demandai-je.
— Mon jeune poulain affamé, il n’y a point de plantes bonnes à manger qui ne le soient aussi pour se soigner, si tu les prends dans une juste mesure. Seul l’excès en fait des agents de maladie. Prends la courge. Elle est de nature froide et humide et apaise la soif, mais si tu la manges gâtée elle provoque des diarrhées et il faut resserrer tes viscères avec un mélange de saumure et de sénevé. Et les oignons ? Chauds et humides, pris en petite quantité, ils augmentent la puissance du coït, naturellement pour ceux qui n’ont pas prononcé nos voeux ; en grande quantité ils donnent des lourdeurs de tête et il faut les contrecarrer avec du lait et du vinaigre. Excellente raison, ajoutait-il avec malice, pour qu’un jeune moine en mange toujours avec parcimonie. Mange de l’ail au contraire. Chaud et sec, il est bon contre les poisons. Mais n’exagère pas, il fait expulser trop d’humeurs du cerveau. Les haricots en revanche produisent de l’urine et engraissent, deux choses excellentes. Mais ils donnent de mauvais rêves. Beaucoup moins cependant que certaines autres herbes, car il y en a aussi qui provoquent de mauvaises visions.
— Lesquelles ? Demandai-je.
— Eh, eh, notre novice veut en savoir trop. Ce sont choses que seul l’herboriste doit savoir, sinon n’importe quel inconscient pourrait se promener en administrant des visions, autrement dit en mentant avec lesherbes.
— Mais il suffit d’un peu d’ortie, dit alors Guillaume, ou de roybra, ou d’olieribus, et on est protégé contre les visions. J’espère que vous avez ici de ces bonnes herbes. »
Séverin regarda le maître à la dérobée :
« Tu t’intéresses à l’herboristerie ?
— Fort peu, dit modestement Guillaume. J’ai eu autrefois entre les mains le Theatrum Sanitatis {60} d’Ububkasym de Baldach…
— Abul Asan al Muktar ibn Botlan .
— Ou Ellucasim Elimittar, comme tu veux. Je me demande si on pourra en trouver un exemplaire ici.
— Et des plus beaux, avec moult images de précieuse facture.
— Loué soit le ciel. Et le De virtutibus herbarum de Platearius ?
— Celui-là aussi, et le De plantis d’Aristote traduit par Alfred de Sareshel.
— J’ai entendu dire qu’il n’est pas vraiment d’Aristote, observa Guillaume, comme on découvrit que le De causis non plus n’était pas d’Aristote.
— En tout cas, c’est un grand livre », observa Séverin, et mon maître en convint avec beaucoup de ferveur sans demander si l’herboriste parlait du De plantis ou du De causis, deux ouvrages que je ne connaissais pas, mais dont je conclus, d’après cette conversation, qu’ils étaient de toute première grandeur l’un et l’autre. « Je serai heureux, conclut Séverin, d’avoir avec toi quelques honnêtes entretiens sur les herbes.
— Moi encore plus que toi, dit Guillaume, mais ne violerons-nous pas la règle du silence, qui, me semble-t-il, est en vigueur dans votre ordre ?
— La règle, dit Séverin, s’est adaptée au cours des siècles aux exigences des différentes communautés. La règle prévoyait la lectio divine, mais non l’étude : et pourtant tu sais combien notre ordre a développé la recherche sur les choses divines et sur les choses humaines. Par ailleurs, la règle prévoit le dortoir commun, mais il est juste parfois, comme chez nous, que les moines aient toute possibilité de réflexion même pendant la nuit, aussi chacun d’eux a sa propre cellule. La règle est très sévère quant au silence, et chez nous aussi non seulement le moine qui fait des travaux manuels ne doit pas converser avec ses frères, mais aussi celui qui écrit ou qui lit. Pourtant l’abbaye et au premier chef une communauté d’hommes d’étude, et il est souvent utile que les moines échangent les trésors de doctrine qu’ils accumulent. Toute conversation qui concerne nos recherches est jugée légitime et profitable, pourvu qu’elle n’ait pas lieu au réfectoire ou pendant les heures des offices sacrés.
— As-tu eu l’occasion de t’entretenir souvent avec Adelme d’Otrante ? » demanda brusquement Guillaume.
Séverin ne parut pas surpris :
« je vois que l’Abbé t’a déjà parlé, dit-il. Non. Avec lui je ne m’entretenais pas souvent. Il passait son temps à enluminer. Je l’ai entendu discuter parfois avec d’autres moines, Venantius de Salvemec, où Jorge de Burgos, sur la nature de son travail. Et puis moi je ne passe pas mes journées dans le scriptorium, mais dans mon laboratoire »,
et il fit un signe en direction du bâtiment de l’hôpital.
« Je comprends, dit Guillaume. Tu ne sais donc pas si Adelme avait eu des visions.
— Des visions ?
— Comme celles que procurent tes herbes, par exemple. »
Séverin se raidit : « j’ai dit que je garde avec grand soin les herbes dangereuses.
— Ce n’est pas cela que je veux dire, se hâta de préciser Guillaume. Je parlais de visions en général.
— Je ne comprends pas, insista Séverin.
— Je pensais qu’un moine qui hante la nuit l’Édifice, où, au dire même de l’Abbé, peuvent arriver des choses… épouvantables à qui y pénètre aux heures interdites, bien, je disais, je pensais qu’il pouvait avoir eu des visions diaboliques qui l’auraient poussé dans le précipice.
— J’ai dit que je ne fréquente pas le scriptorium, sauf quand j’ai besoin de quelque livre, mais d’habitude j’ai mes herbiers que je conserve dans l’hôpital. Je te l’ai dit, Adelme était très familier de Jorge, de Venantius et… naturellement, de Bérenger. »
Je saisis moi aussi cette légère hésitation dans la voix de Séverin. Et elle n’échappa pas à mon maître :
« Bérenger ? Et pourquoi “naturellement” ? »
— Bérenger d’Arundel, l’aide-bibliothécaire. Ils avaient le même âge, ils ont été novices ensemble, il était normal qu’ils eussent matière à discuter. Voilà ce que je voulais dire.
— Voilà donc ce que tu voulais dire », commenta Guillaume.
Et je m’étonnai qu’il n’insistât pas sur ce point. Il changea en effet aussitôt de discours.
« Mais il est sans doute temps que nous entrions dans l’Édifice. Tu fais le guide ?
— Avec plaisir », dit Séverin un peu trop visiblement soulagé. Il nous fit longer le potager et nous emmena devant la façade occidentale de l’Édifice.
« Du côté du potager, il y a le portail qui donne accès aux cuisines, dit-il, mais les cuisines occupent seulement la moitié occidentale du premier étage, dans la seconde moitié il y a le réfectoire. Et du côté de la porte méridionale, à laquelle on accède en passant derrière le choeur de l’église, il y a deux autres portails qui mènent et aux cuisines et au réfectoire. Mais entrons donc par ici, parce que des cuisines nous pourrons ensuite passer, sans ressortir, dans le réfectoire. »
Comme j’entrai dans les vastes cuisines, je m’aperçus que l’Édifice engendrait de l’intérieur, et sur toute sa hauteur, une cour octogonale ; ainsi que je le compris par la suite, il s’agissait d’une sorte de grand puits, dépourvu d’accès, sur quoi s’ouvraient à chaque étage d’amples verrières, comme celles qui donnaient sur l’extérieur. Les cuisines étaient un immense vestibule plein de fumée, où déjà de nombreux servants se hâtaient de disposer les nourritures pour le souper. Sur une immense table, deux d’entre eux préparaient un pâté de verdure, orge, avoine et seigle, hachant menu raiforts, cresson, navets et carottes. Tout près, un des cuisiniers avait à peine fini de faire cuire quelques poissons dans un mélange d’eau et de vin, et les nappait d’une sauce composée de sauge, persil, thym, ail, poivre et sel. Dans ce qui correspondait à la tour occidentale s’ouvrait un énorme four à pain, qui déjà s’illuminait de flammes rougeâtres. Dans la tour méridionale, une immense cheminée où bouillaient des marmites géantes et tournaient des broches. Par la porte qui donnait sur l’aire derrière l’église, entraient à ce moment-là les porchers qui portaient la chair des porcs égorgés. Nous sortîmes sans tarder par cette porte, pour nous trouver sur l’aire, à l’extrémité orientale du plateau, à l’abri des murailles, où s’élevaient de nombreux bâtiments. Séverin m’expliqua que le premier était l’ensemble des soues, puis venaient les écuries, puis les étables, et les poulaillers, et le parc couvert des brebis. Devant les soues, les porchers brassaient dans une grande jarre le sang des porcs à peine égorgés, afin qu’il ne se coagulât pas. Si on le brassait bien et sur-le-champ, il se conserverait les jours suivants, grâce au climat rigoureux, et finalement on en ferait des boudins. Nous rentrâmes dans l’Édifice et jetâmes à peine un coup d’oeil au réfectoire, que nous traversâmes pour nous diriger vers la tour orientale. Des deux tours, entre lesquelles s’étendait le réfectoire, la septentrionale abritait une cheminée, l’autre un escalier à vis qui menait au scriptorium, c’est-à-dire au deuxième étage. C’est d’ici que les moines se rendaient chaque jour au travail, ou bien par deux escaliers en hélice moins commodes, mais bien chauffés, qui montaient derrière la cheminée et le four des cuisines. Guillaume demanda si nous trouverions quelqu’un dans le scriptorium, bien que ce fût dimanche. Séverin sourit et dit que le travail, pour le moine bénédictin, est prière. Le dimanche les offices duraient plus longtemps, mais les moines travaillant aux livres passaient également quelques heures là-haut, d’habitude employées en de fructueux échanges d’observations savantes, conseils, réflexions sur les Écritures saintes.
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