vendredi 28 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing - ch.XXII

 
Hervé Bazin
Vipère au poing
ch. XXII
lu par Pierre Vaneck

XXII
  Des économies féroces suivirent cette coûteuse cérémonie. Mme Rezeau devenait d'ailleurs de plus en plus avare. Selon un procédé fort en honneur dans les vieilles familles bourgeoises, mon père lui allouait des crédits définis, répartis à l'avance sur les différents chapitres du budget. Tant pour sa garde-robe, tant pour la nôtre, tant pour la cuisine. Folcoche trichait, lésinait maintenant sur tout. Elle se constituait une cagnotte, l'investissait en petits placements personnels, boursicotait à la petite semaine, donnant des leçons à son seigneur et maître, qui gérait " si mal " sa fortune. De fait, il faut avouer que si papa ne s'était pas cramponné aux valeurs à revenu fixe, aux emprunts d'État, la dot de notre mère — trois cent mille francs-or — aurait pu s'adorner d'un zéro supplémentaire. Il n'avait su que la maintenir à sa valeur nominale. Les Pluvignec, en cette matière, pouvaient se gausser des Rezeau : ils ne s'en privaient pas. 
  Le protonotaire se vit donc opposer un refus très net, lorsqu'il proposa de nous emmener en vacances en Tunisie. Cette détente était souhaitée par notre père, mais, bien que l'oncle promît de nous défrayer de tout sur place, la somme nécessaire au triple voyage ne put être réunie. (Folcoche ne voulait d'ailleurs pas en entendre parler.) Pour le même motif, nous dûmes décliner un certain nombre d'invitations dispendieuses. Les expéditions généalogiques furent stoppées. Le Stock de boîtes et autres accessoires entomologiques ne put être renouvelé. 
  Pour ma part, je ne désirais pas tellement quitter La Belle Angerie. Du moins, pour l'instant. Non, certes, que j'y fusse plus heureux qu'auparavant et moins fracassé par Folcoche ! Mais les environs du manoir devenaient intéressants. Malgré toutes les interdictions, nous nous avancions de plus en plus loin. La mégère, qui escomptait " la grande affaire ", lâchait les rênes, quitte à bloquer le mors d'un seul coup, au moment opportun. 
  A mon tour, je me servais du Gillette paternel. Les chemins creux, où trottent les filles qui vont, la faucille sur l'épaule, couper de la luzerne pour les lapins, les chemins creux s'offraient à mes galoches. Cropette, que ses treize ans et demi ne démangeaient pas encore, pédalait sagement dans les allées sur le vélo que lui avait valu certaine trahison oubliée. Mais Frédie et moi, les narines ouvertes, nous guettions les enfants de Marie, les gardeuses de vaches, la petite Bertine et, surtout, Madeleine de La Vergeraie. Nos prérogatives de fils du patron nous la rendaient accueillante. 
  Aussi intimidés qu'elle, mais pas de la même manière, nous lui portions ses paniers, nous lui ramenions ses bêtes. Elle n'était point dupe de ce brusque intérêt, et dans ses yeux s'allumait un mélange de raillerie, de crainte et de vanité. Cette fille était beaucoup plus avancée que nous. Je dois vous le dire, il y avait trois mois seulement qu'en tombant par hasard sur une couple de chiens en train de bien faire j'avais reconsidéré la question et mis au point certains détails férocement tus par la pudibonderie familiale. J'avais été privé de ces petits camarades de collège qui sont, généralement, les initiateurs (pas toujours désintéressés) de leurs cadets. Je n'osais interroger mes frères, aussi tardifs que moi sur ce chapitre et victimes de cette éducation qui considérait comme " répugnante " toute confidence sexuelle, toute phrase trop précise, au point que je n'entendrai jamais dire d'une cousine : " Elle est enceinte ", mais seulement : " Elle attend un bébé. " Les parties, dites sacrées par les Grecs, les chrétiens les ont rebaptisées honteuses. C'est tout dire. Je vais peut-être vous faire sourire, mais mon ignorance était telle que je me suis longtemps représenté le sexe féminin, non pas dans le sens vertical, mais dans le sens horizontal, comme la bouche. 
  A quelque chose malheur est bon, et cette candeur me mit à l'abri du vice solitaire, ce fléau contre lequel nous n'avions jamais été mis en garde. Ma première réaction, après l'initiation, du reste partielle, aux choses de l'amour, leur fut nettement défavorable. Je n'éprouvais aucun dégoût d'ordre mystique, aucune appréhension de péché. Le péché ? La bonne blague ! Un mot, un prétexte à punitions, une entorse au règlement de l'Église, aussi arbitraire que le règlement de Folcoche. Non, je trouvais que la nature aurait pu, aurait dû doter les mammifères d'un système de reproduction analogue à celui des fleurs. Les monoïques, de préférence. Voilà qui est propre, poétique, accessible à tous les regards. Si propre, si poétique que les fleurs, ces organes génitaux, servent à la décoration des salons et des chapelles. Certes, il ne me déplaisait pas que Folcoche appartînt à cette catégorie d'êtres toujours un peu malades, suintants et, pour tout dire, humiliés que sont les femelles et plus particulièrement les femmes. Mais, à cela près, et si, vraiment, pour des raisons techniques, il était impossible au Seigneur de nous donner un Style et des étamines, il aurait pu généraliser la discrétion des oiseaux. 
  Puis mon attitude changea. Je restai pur... Je restai pur très longtemps. Par orgueil. Par souci — comment dirais-je ? — par souci d'authenticité. Mais les réveils matinaux, dont Victor Hugo a si bien parlé en vers, le poitrail de Madeleine, ces fuseaux des jambes d'enfants de Marie endimanchées montant vers on ne sait quoi sous la robe, cette démangeaison du bout des doigts qui demandent à palper comme des antennes et semblent vouloir ajouter quelque chose au sens tactile, cette sorte de faim — et c'en est une — qui part aussi du ventre et qui ne s'appelle pas encore le désir, toute une éruption de sentiments et de boutons, les premiers fournissant le pus des seconds, tout cela finit par avoir raison de moi. 
  Aspics du soir, je vous entends siffler. Au nom de quoi faut-il vous taire ? Il n'y a pas de complaisance envers la vérité. Il y a la vérité. L'hésitation de mes périphrases, en ce moment, n'est-ce pas une dernière séquelle de cette formation chrétienne qui donne à l'instinct: le sobriquet louche de " tentation " ? Frédie, malgré ses dix-huit mois d'aînesse — ça compte, à cet âge ! — et malgré d'analogues tourments, n'était ni plus avancé ni plus riche d'audace. Bien au contraire. Une sorte d'accablement lui tombait sur les épaules, avec la puberté. 
  — Nous avions bien besoin de cette complication-là ! maugréait-il. 
  Je me rendis compte assez vite qu'il ne pouvait rien tenter sans moi. Comme sa taille et ses moustaches naissantes me faisaient du tort, je pris le parti de chasser pour mon propre compte, seul. Le cartel des gosses expirait. D'autres joutes nous attendaient. Mais je n'avais pas l'intention de m'éterniser dans cet échange de sourires et de mots à double sens, que les adolescents prodiguent aux adolescentes. Cette nouvelle vipère qui me grouillait dans le corps, il fallait aussi l'étrangler. Et tant pis pour Madeleine ! est-ce que Folcoche, pour assouvir je ne sais quel sadisme, a pris des gants avec nous ? Madeleine est rougeaude, elle prend de plus en plus la tournure des filles craonnaises, que les potées et le lard froid engraissent trop tôt. Dans trois ans, elle aura la démarche des oies grasses. Mais, pour l'instant, c'est encore un piron (oison, en patois) assez tendre pour ce que j'en veux faire. Pucelle ou non, je m'en fous. Elle trouvera toujours un mari pour la valeur de son dos, qui ne rechigne pas aux binages, et de ses mains, qui traient remarquablement vite. Mais il faut l'approcher, la " travailler ". Ce n'est pas si facile. Les paysans se couchent tôt et ne traînent pas dehors, une fois la nuit tombée. En semaine, Folcoche veille, et je ne peux m'échapper que pour de brèves rencontres au pacage. Reste le dimanche, toujours scrupuleusement chômé, sauf en période de moissons, lorsque le curé, en chaire, a donné l'autorisation annuelle. 
  Madeleine, revenant des vêpres où elle chante (faux, bien sûr), prend régulièrement le raccourci du petit bois. Ce que j'ai résolu, je le réalise généralement très vite. Je n'aime pas m'attendre ni attendre les autres. Toutefois, en amour, si ce nom peut être donné à cette première répétition particulière, en amour, il faut être deux. Madeleine résiste. Elle occupe, désespère, enthousiasme toutes mes vacances. Maintenant, lorsque je monte au taxaudier, c'est surtout pour m'interroger sur les résultats de ma cour auprès de la jeune vachère, dont les cheveux ont la couleur et l'odeur du foin frais. Je ne suis pas trop satisfait de moi. Et alors, garçon, où es-tu ? Sont-elles si pures, ces mains qui palpent les pis ? Se défendent-elles si bien ? As-tu peur d'être surpris par Folcoche, cette autre femme, qui s'est, au moins trois fois, renversée sur le dos ? Eh ! tu m'embêtes, avec ta Folcoche. Laisse-la ranger ses timbres en compulsant Yver et Tellier. Voilà trente fois que tu trottes en vain au pacage. Les colchiques de l'automne vont fleurir, les vacances vont se terminer, tu vas devenir moins libre... 
  Il faut réussir avant la rentrée de B VII. Ce besoin naturel, car tu le penses tel, est-il donc si gênant de le faire à deux ? Tu voulais rester pur, idiot. Est-ce qu'on retient ses glaires, lorsqu'on a envie de cracher ? L'hygiène publique a inventé les crachoirs comme Dieu a inventé les femmes. La pureté n'exige pas la rétention, mais l'exutoire. Je m'encourage, je me dope, je m'engueule. Je repars au trot, à la première occasion, vers la prairie des trois ormes, où se tient le plus souvent Madeleine, tricotant des chaussettes de laine pour son frère, le gars Georges. Un parapluie fiché en terre la protège de la pluie ou du soleil, selon les cas. Ses nattes sont toujours ramenées par-devant et coulent entre ses seins. Les yeux oscillent très vite quand je m'approche : ils sont jaunes. Aujourd'hui, je suis plus généreux, et je dirai qu'ils sont dorés. Je viens de m'asseoir à côté d'elle sans lui dire bonjour. 
  — Faites attention, monsieur Jean. Mon frère n'est pas loin, à nuit. Il bine les betteraves. 
  Il faut enfin que je l'embrasse. Mon bras passe pardessus son épaule. Ma main, sournoisement, redescend vers l'aisselle, s'insinue. Quand le bout de mes doigts arrive au bord du sein, Madeleine les bloque, sans mot dire, en serrant le coude contre les côtes. J'en suis pour mes frais. Vais-je lui tenir des propos fleuris ? Quelle idée ! Ne gâchons pas nos perles. Brusquement je me décide et, empoignant une natte, je tire la tête en arrière, sans ménagements. " Ouille ! " fait-elle, avant que ma bouche ne gobe la sienne. Voilà donc qui est fait. Je m'accorde un bon point et retient l'envie de m'essuyer les lèvres. Madeleine remarque : 
  — Vous avez de l'amitié pour moi, monsieur Jean ? 
  Amitié, en patois craonnais, c'est le vocable discret de l'amour. Non, je n'ai pas la moindre amitié pour cette fille. Je m'étire, je m'écarte un peu, enfin je la questionne. 
  — Tu n'es pas fâchée, Mado ? 
  — Un p'tit, répond-elle laconiquement. 
  Mais, ce disant, elle sourit, et, comme elle sourit, je remets ça. Cette fois, pourtant, sans vergogne, je saisis et je pétris le sein gauche, que je trouve un peu mou. Elle ne me prend pas le poignet. Elle ne pense plus au gars Georges dont en entend cependant claquer le fouet. Je la lâche, par prudence, et je galope vers La Belle Angerie. Je jubile. Frédie, qui, depuis mon abandon, vagabonde seul, s'aperçoit de mon excitation et m'interroge : 
  — Alors ? 
  J'ai grande envie de le sidérer en lui disant que j'ai réussi. Mais je suis encore plus vaniteux que vous ne le pensez et je ne veux lui servir chaud que du réel, d'ici peu, avec le droit de s'embusquer à proximité pour contrôler mon triomphe, s'il le désire. Disons seulement, aujourd'hui, avec nonchalance : 
  — Mon vieux, la nèfle est mûre. 
  — Non, plaisante Frédie; généralement, on dit la poire. Les nèfles, on les mange quand elles sont pourries. 
  — Je sais ce que je dis. 
  Ma réponse n'a pu parvenir jusqu'au tympan de Folcoche, qui survient à cet instant précis. Elle braille, pour changer : 
  — Alors, toujours vos messes basses ! 
  Je te néglige, ma mère, depuis quelque temps. Excuse-moi. Ce n'est pas mauvaise volonté de ma haine. Mais je suis vraiment très occupé. Pourtant je désire que tu ne t'y trompes pas. Ce que j'en fais, c'est sans doute pour satisfaire un instinct que l'âge développe et que nulle tendresse ne saurait canaliser vers les marais du sentiment. Mais c'est aussi contre toi. Ne dis pas que cela n'a aucun rapport. Tu n'es qu'une femme, et toutes les femmes paieront plus ou moins pour toi. J'exagère ? Écoute... L'homme qui souille une femme souille toujours un peu sa mère. On ne crache pas seulement avec la bouche. 
  Et voilà ce jour du Seigneur, ce dimanche qui m'est dû. Elle me foutra une paix royale, la mégère ! Ibrahim-Pacha, bien inspiré par Allah, vient de lui envoyer d'Égypte une précieuse série. Il faut qu'elle la classe et qu'elle la colle. J'ai posté Frédie à la rotte du jardin, tant pour contrôler que pour monter la garde. S'il y a péril, il doit siffler le Dies irae, dies illa. Pour ma part, je m'embusque sous le cèdre argenté, où j'ai, dernièrement, déniché une couvée d'éperviers. La sortie des vêpres est sonnée depuis un quart d'heure. Madeleine ne saurait tarder. Madeleine arrive ! Endimanchée, je la trouve moins appétissante qu'en sarrau gris. Son chapeau de paille s'adorne d'un ruban de velours cerise, qui jure avec sa robe mauve, achetée sans doute dans ce magasin de Segré qui s'est fait une spécialité des couleurs sucette. Elle se doute bien que je dois l'attendre quelque part sous le taillis et marche doucement, comme une qui n'est pas pressée et qui cherche à se faire désirer un peu, point trop, car les gars et, à plus forte raison, les messieurs, aiment bien qu'on les aguiche, mais pas qu'on les agace. 
  — Hep ! Mado ! 
  L'interpellée s'arrête, regarde autour d'elle, m'aperçoit sous le cèdre, dont les dernières branches retombantes forment une sorte de dais, hésite un peu, puis, serrant sa robe sur ses cuisses, se coule avec précaution jusqu'à moi. Comme d'habitude, elle est silencieuse. Que trouverait-elle à dire ? Sous ses nattes, il n'y a pas foule. J'ai préparé l'endroit, déblayé le terrain, équitablement réparti les aiguilles. Elle n'a qu'à s'asseoir. Et à sourire. Prélude. Ce qui m'a déjà été donné ne peut raisonnablement m'être refusé. Je touche donc mes redevances. Une demi-heure se passe en préparatifs. Un sifflement prolongé se fait entendre. Je dresse l'oreille, mais ce n'est pas le Dies irae. C'est le père Simon qui rappelle ses vaches. Tout de même, ne lanternons pas. Je n'ai guère plus d'une heure devant moi. Du sein gauche, ma main descend le long de la hanche, passe sous la robe, arrive à la jarretelle. 
    — C'est donc ça que vous voulez, à c'te heure ! 
  Nouveaux préludes. Au-dessous de la ceinture. Nouvelle demi-heure. Un pigeon fait du charme au-dessus de nous, dans l'arbre même où nichait l'épervier. Tu as de la chance, pigeon, que j'aie déniché l'oiseau de proie ! Mais celle-ci qui se débat un peu sous ma serre, je te jure qu'elle ne m'échappera pas. Fin des préludes.
A suivre... 

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