Hervé Bazin
Vipère au poing
chapitre II
lu par Pierre Vaneck
II
La "Belle Angerie ?" Un nom splendide pour séraphins déchus, pour mystiques à la petite semaine. Disons tout de suite qu'il s'agit d'une déformation flatteuse de la " Boulangerie ". Mais ajoutons que " l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ", et l'altération du toponyme se trouvera justifiée, car je vous jure que, Boulangerie ou Belle Angerie, on y a toujours fabriqué du pain azyme.
Plus prosaïquement, la Belle Angerie est le siège social, depuis plus de deux cents ans, de la famille Rezeau. Cet ensemble de constructions, parti sans doute d'un fournil, est arrivé à faire figure de manoir. Sauvée de l'incohérence, sinon de la prétention, par une façade à qui toute logique intérieure a été sacrifiée, La Belle Angerie est très exactement le prototype des faux châteaux chers à la vieille bourgeoisie. Au même degré que les congrégations de nonnes, les vieilles familles craonnaises ont le vice de la truelle. Nos paysans, proches parents des paysans bretons, se contentent d'élargir leur pré carré quand ils le peuvent. Les plus riches d'entre eux iront jusqu'à se payer une étable de bonne pierre, matériau rare dans la région et qui doit être amené à grands frais de Bécon-les-Carrières. Mais les bourgeois semblent avoir besoin d'un nombre de pièces inutiles proportionnel à celui des hectares sur lesquels s'étend la domination de leurs redevances et de leurs chasses.
La Belle Angerie? Trente-deux pièces, toutes meublées, sans compter la chapelle, sans compter les deux nobles tourelles, où sont dissimulés les cabinets d'aisances, sans compter cette immense serre, stupidement orientée au nord, de telle sorte que les lauriers-roses y crèvent régulièrement chaque hiver, sans compter la fermette annexe du jardinier, les écuries, qui deviendront garage, les communs divers, les cabanes élevées un peu partout dans le parc et toutes dédiées à quelque saint frileusement recroquevillé dans sa niche et servant de relais aux jours de Rogations... J'oublie deux ou trois pigeonniers depuis longtemps abandonnés aux moineaux, trois puits comblés, mais toujours chapeautés d'ardoise taillée, deux ponts solennels jetés sur le filet d'eau qui s'appelle l'Ommée, quelques passerelles et une trentaine de bancs de pierre ou de bois, répandus çà et là dans le parc, afin que s'y répande éventuellement la distinguée fatigue du maître.
Ce confort des fesses est d'ailleurs à La Belle Angerie le seul dont on jouisse. Téléphone, chauffage central, des mythes ! Le simple " E. G. E. " des petites annonces locatives est ici totalement inconnu. L'eau, à cent mètres, se tire d'un puits douteux, aux margelles fleuries d'escargots. Hormis le salon, dont le parquet, posé directement sur le sol, est à remplacer tous les dix ans, toutes les pièces sont pavées de carreaux de terre cuite. Je dis " pavées ", car ces carreaux ne sont même pas jointifs. Qui pis est, les cuisines n'ont droit qu'à l'ardoise de Noyant-la-Gravoyère, en plaques, vaguement cimentées de terre battue. Peu de poêles, mais d'immenses cheminées à chenets de fonte. Ajoutez à cela des communications défaillantes par chemins vicinaux encombrés de trognons de choux, un ravitaillement purement local, donc paysan, un climat parfaitement défini par la vieille devise des seigneurs du lieu, les Soledot : " Luis, mon soleil d'eau ! ", et vous estimerez comme moi, sans doute, que notre Belle Angerie n'est habitable qu'en été, lorsque les marais de l'Ommée fument au soleil, puis se dessèchent, forment croûte, se craquellent en forme de dalles, où se hasarde le pas léger des gamins en quête d'œufs d'effarvatte,
Ma grand-mère le comprenait ainsi, qui déménageait deux fois par an, à jour fixe, et n'oubliait jamais d'emporter avec elle le piano, la machine à coudre et la batterie de cuisine de cuivre rouge, qui n'existaient point en double. Cependant, nous devions, plus tard, habiter la Maison (grand M) toute l'année et nous en contenter, comme se contentent des leurs, en tous points analogues à la nôtre, les hobereaux de la région.
Ladite région, à l'époque où commence mon récit, c'est-à-dire il y a environ vingt-cinq ans, était du reste beaucoup plus arriérée que maintenant. Probablement la plus arriérée de France. Aux confins des trois provinces du Maine, de la Bretagne et de l'Anjou, ce coin de terre glaise n'a pas de nom défini, pas de grande histoire, sauf peut-être sous la Révolution. Craonnais, Segréen, Bocage angevin, vous pouvez choisir entre ces termes. Trois départements se partagent cette ancienne marche frontière entre pays de grande et de petite gabelle, abrutie durant des siècles par une surveillance et une répression féroces. Chemin de la Faul-saunière, ferme de Rouge-Sel, domaine des Sept-Pendus, les noms sinistres demeurent. Nul pittoresque. Des prés bas, rongés de carex, des chemins creux qui exigent le chariot à roues géantes, d'innombrables haies vives qui font de la campagne un épineux damier, des pommiers à cidre encombrés de gui, quelques landes à genêts et, surtout, mille et une mares, asiles de légendes mouillées, de couleuvres d'eau et d'incessantes grenouilles. Un paradis terrestre pour la bécassine, le lapin et la chouette.
Mais pas pour les hommes. De race chétive, très " Gaulois dégénérés ", cagneux, souvent tuberculeux, décimés par le cancer, les indigènes conservent la moustache tombante, la coiffe à ruban bleu, le goût des soupes épaisses comme un mortier, une grande soumission envers la cure et le château, une méfiance de corbeaux, une ténacité de chiendent, quelque faiblesse pour l'eau-de-vie de prunelle et surtout pour le poiré. Presque tous sont métayers, sur la même terre, de père en fils. Serfs dans l'âme, ils envoient à la Chambre une demi-douzaine de vicomtes républicains et, aux écoles chrétiennes, cette autre demi-douzaine d'enfants, qui deviennent, en grandissant, des bicards et des valets qui ne se paient point.
Dans ce cadre, très piqué des vers, ont vécu nos vieilles gloires, aujourd'hui abolies au même titre que les bonnets de nuit. J'appartiens, achevez de l'apprendre, à la célèbre famille Rezeau. Célèbre, évidemment, dans un rayon qui n'est pas celui de la planète, mais qui a dépassé celui du département. Dans tout l'Ouest, notre carte de visite, gravée si possible, reste en évidence sur les plateaux de cuivre. La bourgeoisie nous jalouse. La noblesse nous reçoit et même parfois nous donne une de ses filles, à moins qu'elle n'achète une des nôtres. (A vrai dire, emporté par un reste d'humide fierté, j'ai oublié de mettre cette phrase à l'imparfait.)
La petite histoire ne vous a sans doute pas dit que Claude Rezeau, capitaine vendéen, entra le premier aux Ponts-de-Cé, lors de l'avance éphémère de l'armée catholique et royale. (On chante depuis : " catholique et français ".) Le nom de Ferdinand Rezeau, d'abord secrétaire du prétendant, puis député conservateur de " leur " république, ne doit pas non plus hanter votre mémoire. Mais René Rezeau ? Qui ne connaît René Rezeau, ce petit homme moustachu qui brandit à bout de bras le chapeau de l'arrière-garde bournisienne, ce génie largement répandu dans les distributions de prix des écoles chrétiennes ? Tenez-vous bien et respectez-moi, car c'est mon grand-oncle. Le retour à la terre, le retour de l'Alsace, le retour aux tourelles, le retour à la foi, l'éternel retour ! Non, vous n'avez pas oublié ce programme. C'est lui " la brosse à reluire de la famille ", c'est lui le grand homme, né trop tard pour s'engager dans les zouaves pontificaux, mort trop tôt pour connaître les saints triomphes du M. R. P., mais glorieusement à cheval sur tous les grands dadas de l'entre-trois-guerres. C'est lui, commandeur de Saint-Grégoire et signataire d'excellents contrats d'éditions pieuses, qui sut asseoir la renommée des Rezeau jusque dans ce fauteuil de l'Académie française, où il se cala les fesses durant près de trente ans. Et je n'ai point besoin de vous rappeler que sa mort, survenue en 1932, après ce lent martyre de vessie qui lui conféra sa dernière auréole, fut l'occasion d'un grand défilé de bien-pensants consternés, sous une pluie battante de postillons et d'eau bénite.
Ce héros avait un frère, qui fut mon grand-père, et mon grand-père, comme tout le monde, avait une femme répondant au nom évangélique de Marie. Il lui fit onze enfants, dont huit survécurent à leur éducation chrétienne. Il lui fit onze enfants parce que les premiers furent six filles, dont quatre devaient embrasser l'état religieux (elles ont choisi la meilleure part) et qu'il fallait un fils pour perpétuer le nom et les armes bien que celles-ci fussent roturières. Mon père arriva, bon septième, qui reçut le nom de l'apôtre Jacques (celui des deux qui est devenu collaborateur en compromettant sa fête avec la Saint-Philippe). Et mon vénérable grand-père, après cette naissance d'un héritier enfin mâle, ne voulut point mourir avant d'avoir fait encore quatre enfants à Marie, ma grand-mère, et s'être ainsi rendu digne d'offrir à Dieu un futur chanoine, en la- personne de Michel Rezeau, son benjamin, aujourd'hui protonotaire apostolique... Amen.
Le hasard donc, le même hasard qui fait que l'on naît roi ou pomme de terre, que l'on tire une chance sur deux milliards à la loterie sociale, ce hasard a voulu que je naisse Rezeau, sur l'extrême branche d'un arbre généalogique épuisé, d'un olivier Stérile complanté dans les derniers jardins de la foi. Le hasard a voulu que j'aie une mère...
Mais n'anticipons pas. Sachez seulement qu'en 1913 Jacques Rezeau, mon père, docteur en droit, professeur à l'Université catholique (situation non lucrative, comme il sied), avait épousé la forte riche demoiselle Paule Pluvignec, petite-fille du banquier de ce nom, fille du sénateur du même nom, sœur du lieutenant de cuirassiers du même nom, mort depuis au champ d'honneur (ce qui lui permit de doubler " ses espérances "). Elle avait trois cent mille francs de dot. Trois cent mille francs-or. Elle avait été élevée, vacances comprises, dans un pensionnat de Vannes, d'où elle ne sortit que pour épouser le premier homme venu, du reste choisi par ses parents, trop répandus dans le monde et dans la politique pour s'occuper de cette enfant sournoise. Je ne sais rien d'autre de sa jeunesse, qui n'excuse pas la nôtre. Mon père, qui avait aimé une petite camarade protestante (mais René Rezeau veillait !), épousa cette dot qui lui permit de faire figure de nabab jusqu'à la dévaluation de M. Poincaré. De cette union, rendue indispensable par la pauvreté des Rezeau, devaient naître successivement Ferdinand, que vous nommerez Frédie ou Chiffe, Jean, c'est-à-dire moi-même, que vous appellerez comme vous voudrez, mais qui vous cassera la gueule si vous ressuscitez pour lui le sobriquet de Brasse-Bouillon, enfin Marcel, alias Cropette. Suivirent, m'a-t-on dit, quelques fausses couches involontaires, auxquelles je ne pense pas sans une certaine jalousie, car leurs produits ont eu la chance, eux, de ne pas dépasser le Stade de fœtus Rezeau.
En cet an de grâce 1922, où j'étouffais les vipères, nous étions, Frédie et moi, confiés à la garde de notre grand-mère. Confiés... le mot est un euphémisme ! L'intervention énergique de cette grand-mère, que nous n'avions pas le droit d'appeler mémé, mais qui avait le cœur de ce diminutif plébéien, nous avait sauvés de sévices inconnus, mais certainement graves. J'imagine les biberons additionnés d'eau sale, les couches pourries, les braillements jamais bercés... Je ne sais rien de précis. Mais on ne retire pas ses enfants à une jeune femme sans motifs graves.
Notre dernier frère, Marcel, ne faisait point partie du lot attribué à la belle-mère. Il était né en Chine, à Changhaï, où M. Rezeau s'était fait nommer professeur de Droit international à l'Université catholique de l'Aurore.
Ainsi séparés, nous vivions un bonheur provisoire, entrecoupé de privations de dessert, de fessées et de grands élans mystiques.
Car, je tiens à le dire, de quatre à huit ans, j'étais un saint. On ne vit pas impunément dans l'antichambre du ciel, entre un abbé réformé du service divin pour tuberculose pulmonaire, un écrivain spécialisé dans le style édifiant, une grand-mère adorablement sévère sur le chapitre de l'histoire sainte et des tas de cousins ou de tantes, plus ou moins membres de tiers ordres, nuls en math, mais prodigieusement calés dans la comptabilité en partie double des indulgences (reportons notre crédit d'invocations au débit des âmes du purgatoire, pour que ces nouveaux élus nous remboursent sous forme d'intercessions).
J'étais un saint ! Je me souviens d'une certaine ficelle... Tant pis pour moi ! Affrontons le ridicule. II faut bien que vous puissiez renifler l'odeur de ma sainteté, dans laquelle, toutefois, je ne suis pas mort.
Cette ficelle provenait d'une boîte de chocolats. Ces chocolats n'étaient pas empoisonnés, bien qu'ils eussent été envoyés par Mme Pluvignec — il paraît qu'il faut dire aussi " grand-mère " —, l'encore belle sénatrice du Morbihan. Ces chocolats faisaient partie du protocole sentimental de Mme Pluvignec et nous parvenaient régulièrement trois fois par an : le premier janvier, à Pâques et lors de l'anniversaire de chacun de nous. J'avais le droit d'en manger deux par jour, l'un le matin, l'autre le soir, après avoir fait le signe de croix réglementaire.
Je ne savais pas exactement quel fut mon forfait. Ai-je dépassé le compte permis en profitant de l'inattention de Mlle Ernestine ? Ai-je seulement commis, tant j'étais pressé, un de ces rapides chasse-mouches qui m'attiraient toujours cette remarque indignée :
— Mais c'est un singe de croix que vous faites là, Brasse-Bouillon !
...Je ne sais, mais je fus pénétré de remords et de contrition parfaite. Et le soir, dans ma chambre (La Belle Angerie est si grande que nous en avions une pour chacun, dès l'âge le plus tendre... Ça fait bien. Et puis ça habitue les enfants à rester seuls dans le noir)... le soir, dans ma chambre, je résolus en parfait accord avec Baptiste (le bout de mon prénom, c'est-à-dire mon ange gardien, un peu valet comme il convient à l'ange gardien d'un Rezeau qui ne peut décemment pas porter seul les petits paquets de ses péchés)... le soir, dans ma chambre, je résolus de faire pénitence. La ficelle de la boîte de chocolats, qui portait l'inscription " A la Marquise ", cette ficelle plate, un peu coupante, m'inspira le petit supplice certainement agréable à Dieu. Je me l'attachai autour de la taille et je tordis le nœud, lentement, jusqu'à ce que cela me fît raisonnablement mal. Je serrais, comme pour la vipère, avec beaucoup de conviction au début, avec moins d'enthousiasme au bout de trois minutes, avec regret finalement. Je n'ai jamais été douillet : on ne m'a pas appris à l'être. Mais il y a des limites à l'endurance d'un enfant, et elles sont assez étroites quand on a seulement soixante-douze mois d'expérience du dolorisme expérimental. Je cessai de serrer sous le prétexte que la ficelle, surmenée, pourrait bien casser. Il ne fallait pas détruire mon sacrifice.
Et surtout il ne fallait pas en détruire la trace. Car, enfin, sans aucun doute, Mademoiselle viendrait le lendemain matin me réveiller, comme tous les jours, en disant, comme tous les samedis :
— Allons! dépêchez-vous, paresseux!... Remercions le bon Dieu qui nous donne encore cette journée pour le servir... C'est le jour de changer votre chemise, Brasse-Bouillon. Au nom du Père et du Fils... Tâchez de la garder propre. Quand on va aux waters, on s'essuie convenablement. Notre Père qui êtes aux cieux..., etc.
Glorieux samedi ! Elle verrait tout de suite la ficelle. Je m'endormis sans savoir que je venais de commettre, en toute naïveté, le péché d'orgueil sous sa forme la plus satanique : l'orgueil de l'esprit !
Mais, Mademoiselle, le lendemain matin, ne s'en douta point.
— Oh ! fit-elle, cet enfant est impossible.
Puis, se ravisant, avec une nuance de considération dans les yeux :
— Jean, Dieu ne permet pas que l'on joue avec sa santé. Je suis obligée d'en référer immédiatement à votre grand-mère.
J'écoutais ces paroles avec une grande satisfaction, mais je feignais, bien entendu, la pudeur et la désolation d'une âme violée. Cinq minutes plus tard, grand-mère, son châle à franges jeté sur sa robe de chambre, se penchait sur moi, m'accablant de reproches. Mais le ton n'y était pas. Le regard non plus, tout luisant de peureuse fierté. Et puis ce doigt, ce long doigt fin de romancière pour enfants de Marie (car elle écrivait un peu, elle aussi), comme il suivait complaisamment la ligne rouge, le stigmate éloquent qui me ceinturait encore !
— Il faut me promettre de ne pas faire de sacrifices sans me le dire. N'est ce pas, mon petit Jean ?
On ne m'appelait point Brasse-Bouillon, ce matin-là ! Je promis. Grandmère sortit, hochant la tête, sur le même rythme que Mademoiselle, toutes deux bien incapables de sévir contre un saint. J'eus l'oreille assez fine pour entendre cette recommandation, faite à mi-voix, derrière la porte :
— Surveillez ce petit, Mademoiselle. Il m'inquiète. Mais je dois avouer qu'il me donne aussi de bien grands espoirs.
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