mercredi 12 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing Ch. VI

Hervé Bazin

Vipère au poing

chapitre VI

lu par Pierre Vaneck

 

VI 

  Le 27 novembre 1924, la loi nous fut donnée. Cropette, galopant à travers les couloirs, Cropette, héraut de madame mère, criait : 

  — Tout le monde en bas, dans la salle à manger ! La cloche sonnait, au surplus. 

  — Que peut-on nous vouloir à cette heure-ci ? Nous sommes en récréation, bougonna Frédie, en se mouchant violemment à gauche. 

  Pas question de faire attendre Mme Rezeau, Nous dégringolâmes l'escalier sur la rampe. Dans la salle à manger, l'aréopage était au complet. Papa occupait le centre. Notre mère tenait sa droite et le révérend fumait la pipe, à sa gauche. Au bas bout de la table était plantée, toute raide, Mlle Lion. A l'autre, Alphonsine. 

  — Non, mais vous allez vous presser, tous les deux ! glapit Mme Rezeau. 

  Papa étendit une main solennelle et commença à débiter sa leçon : 

  — Mes enfants, nous vous avons réunis pour vous faire connaître nos décisions en ce qui concerne l'organisation et l'horaire de vos études. La période d'installation est terminée. Nous exigeons maintenant de l'ordre. 

  Il reprit son souffle, ce dont sa femme profita immédiatement pour lancer à l'adresse de nos silences un retentissant : 

  — Et tâchez de vous taire ! 

  — Vous vous lèverez tous les matins à cinq heures, reprenait mon père. Vous ferez aussitôt votre lit, vous vous laverez, puis vous vous rendrez à la chapelle pour entendre la messe du père Trubel, que vous servirez à tour de rôle. Après votre action de grâces, vous irez apprendre vos leçons dans l'ex-chambre de ma sœur Gabrielle, transformée en salle d'études, parce qu'elle est contiguë à celle du père, qui aura ainsi toutes facilités pour vous surveiller. A huit heures, vous déjeunerez... 

  — A ce propos, Mademoiselle, coupa madame mère, je précise que ces enfants ne prendront plus désormais de café au lait, mais de la soupe. C'est plus sain. Vous pourrez donner un peu de lait à Marcel, qui a de l'entérite. 

  — Après le petit déjeuner, une demi-heure de récréation... 

  — En silence ! coupa Mme Rezeau. 

  — Votre mère veut dire : sans faire trop de bruit, pour ne pas la réveiller, soupira M. Rezeau. Vous reprendrez le travail à neuf heures. Récitations, cours, devoirs, avec un quart d'heure d'entracte aux alentours de dix heures, cela vous amènera jusqu'au déjeuner. Au premier son de la cloche, vous allez vous laver les mains. Au second coup, vous entrez dans la salle à manger. 

  M. Rezeau se frisa longuement les moustaches d'un air satisfait. Il regardait fixement devant lui, dans la direction des chrysanthèmes, disposés en large bouillée au milieu de la table. Sa main partit d'un coup sec. La mouche capturée, il l'examina longuement. 

  — Curieux ! fit-il. Je me demande comment cette Polyphena peut avoir échoué ici. Enfin, elle est de bonne prise. 

  Aussitôt, il extirpa de la poche quatre (en bas, à droite) de son gilet le tube de verre dont le fond était garni de cyanure de potassium et que nous commencions à bien connaître. Ma mère fronça les sourcils, mais ne dit rien. Elle respectait la science. Papa reprit tranquillement, tandis que périssait la Polyphena 

  — Nous vous accordons, après le déjeuner, une heure de récréation, qui pourra être supprimée, par punition. Vous devrez obligatoirement jouer dehors, sauf s'il pleut. 

  — Mais s'il fait froid ? hasarda Mademoiselle. 

  — Rien de meilleur pour les aguerrir, rétorqua madame mère. Je suis pour une éducation forte. Alphonsine est de mon avis, j'en suis sûre. 

  A tout hasard, la sourde et muette, reconnaissant son nom sur les lèvres de la patronne, fit un geste de dénégation. 

  — Vous voyez, elle ne veut pas non plus qu'on les élève dans une boîte à coton. 

  Papa s'impatientait. 

  — Nous n'en finirons jamais, Paule, si tout le monde m'interrompt. Je disais donc... Ah ! oui, je disais que, sur le coup d'une heure et demie, vous reprendriez le collier. Goûter à quatre heures. Je laisse au père Trubel le soin d'organiser votre emploi du temps avant et après la tartine. A la cloche du souper, mêmes formalités au lavabo, je vous prie. Le soir, en mangeant, nous ne parlerons que l'anglais. Il ne sera répondu à aucune demande de pain ou de vin... 

  — D'eau, Jacques ! 

  — ... Il ne sera répondu à aucune demande si elle n'est pas exprimée dans la langue de Disraeli, qui, du reste, était juif. Telle est la meilleure méthode pour contraindre les enfants à s'intéresser aux langues étrangères. De mon temps, l'abbé Faire, mon précepteur, avait imposé le latin. Je modernise le procédé. Aussitôt après les grâces, prière du soir, en commun, à la chapelle. Tout le monde doit être couché à neuf heures et demie, au plus tard. Voilà. Maintenant, je vous laisse. J'ai des mouches à piquer. 

  Mme Rezeau se tourna vers la gouvernante, tandis que son époux s'éloignait en traînant de la bottine. 

  — Mademoiselle, vous voudrez bien aider un peu Alphonsine dans ses travaux de lingerie. La présence du père allège en effet votre tâche. 

  Ernestine Lion ne répondit. Notre mère continuait : 

  — Je dois ajouter aux décisions de votre père diverses dispositions que je prends moi-même en tant que maîtresse de maison. En premier lieu, je supprime les poêles dans vos chambres : je n'ai pas envie de vous retrouver asphyxiés, un beau matin. Je supprime également les oreillers : ils donnent le dos rond. Les édredons suivront les oreillers. Une couverture en été, deux en hiver suffisent largement. A table, j'entends que personne ne parle sans être interrogé. Vous vous tiendrez correctement, les coudes au corps, les mains posées de chaque côté de votre assiette, la tête droite. Défense de vous appuyer au dossier de votre chaise. En ce qui concerne vos chambres, vous les entretiendrez vous-mêmes. Je passerai l'inspection régulièrement, et gare à vous si je trouve une toile d'araignée ! Enfin, je ne veux plus vous voir cette tignasse de bohémiens. Désormais, vous aurez les cheveux tondus : c'est plus propre. 

  — Aux colonies, remarqua le père Trubel, dont la pipe venait de s'éteindre, la chose est réglementaire. 

  — Mais, objecta courageusement mademoiselle, c'est que nous ne sommes pas aux colonies. Il fait froid, et surtout humide, en ce pays. 

  — Les enfants s'habitueront, mademoiselle, reprit sèchement Mme Rezeau. J'ai retrouvé la tondeuse qui servait à tondre Cadichon, le petit âne que ma belle-mère employait pour faire des courses au village, jadis. Je tondrai moi-même ces enfants. 

  La nuit tombait. Madame mère passa rapidement la main devant ses yeux, de gauche à droite, ce qui signifiait, en finnois : " Allumez la lampe ! " Notre mère s'assimilait très vite les langues vivantes. Fine alluma la majestueuse lampe à pétrole, à pied de marbre vert, puis agita la main gauche (sens général : " vite ! " ou " ça presse "), tandis que son index pointait dans la direction de ses fourneaux (donc, sens restreint : " Ma cuisine me réclame d'urgence "). Mme Rezeau déchiffra correctement et, de la version se lançant dans le thème, tapa dans ses mains, comme pour applaudir. (Allez-vous-en !) 

  — Vous aussi, vous pouvez vous retirer, les enfants, émit le père Trubel. 

  — Et un peu vite ! renchérit notre mère, qui, emportée par l'étude du finnois, se mit à applaudir frénétiquement

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