Hervé
Bazin
Vipère
au poing
chapitre
VIII
lu
par Pierre Vaneck
VIII
Perrault
reniflait, prenait le vent avec le pouce mouillé, braconnait pour le
patron. Le père Trubel, martial, mais désarmé, avait retroussé sa
soutane : il portait en dessous des culottes de velours gris. Papa
tenait son fusil sous le bras droit et, sur l'épaule gauche, en
bandoulière, son filet démontable à poche de mousseline. Tous
trois, nous battions la haie à l'aide de badines de châtaigniers. "
Ravissant ", cet affreux bâtard de mâtin et d'épagneule,
tournait autour de nous, les oreilles rongées de tiques blanchâtres.
Soudain, il se jeta dans le hallier.
—
Attention
! cria Perrault.
Un
premier lièvre, classiquement jailli du talus, déboula, cherchant à
gagner l'abri d'une rangée de choux, fut posément suivi par le
fusil jusqu'à la distance convenable et, foudroyé, termina une
quadruple culbute entre deux touffes de ravenelle.
Frédie se
précipita. Ravissant broussait bien, mais rapportait mal. M. Rezeau
remit une cartouche de 7 dans le canon droit de son vieux Damas et
pérora :
— Quand un lièvre vous part dans la culotte, il faut
attendre pour le tirer et viser aux oreilles.
Prenant sa victime des
mains de mon frère, papa, d'un pouce victorieux, lui pressa
longuement sur le ventre, afin de la faire pisser. Machinalement, il
se mit à siffloter l'air célèbre :
La petite Émilie
M'avait hier
promis
Trois poils de son cul
Pour faire un tapis...
Mais soudain, il
se rappela la présence du père blanc.
— Excusez-moi, l'abbé !
—
On sait ce que c'est qu'un chasseur, répliqua l'autre. Mais je ne
comprends pas comment vous pouvez tirer avec cette vieille pétoire
qui ne supporte pas la poudre pyroxylée et qui fait une fumée du
diable.
Mon père considéra longuement son vieux fusil à chiens et
soupira :
— J'y suis habitué. A vrai dire, je voulais m'offrir une
arme à ma couche, chez Gastine-Rennette. Mais ma femme trouve la
dépense excessive. Elle est pourtant ravie quand je lui rapporte du
gibier.
Certes ! Nous en avions même une indigestion. Rien n'est
plus écœurant que le civet quotidien. La saison de la chasse nous
était cependant bien précieuse. Folcoche ne s'y hasardait jamais :
elle craignait trop pour ses bas, encore que ceux-ci, depuis quelque
temps, ne fussent plus de soie, mais de fil. Malgré tous ses efforts
pour nous priver de ce plaisir, sous divers prétextes, elle n'avait
pu y parvenir. M. Rezeau avait besoin de ses rabatteurs.
Nous devions
faire, ce jour-là, un " tableau " mémorable. Le
Craonnais, parce qu'il est presque entièrement terre de seigneurs,
est resté giboyeux. Le poil l'emporte sur la plume, hélas ! car les
perdreaux sont trop souvent empoisonnés par les bouillies
arséniatées employées contre le doryphore. Râles, ramiers,
tourterelles pullulent. Le lapin part à tous les coins de haie. On
aperçoit de temps en temps un renard, qui trotte très loin, très
vite, la queue entre les pattes et si ramassé sur lui-même qu'il
faut un oeil exercé pour le distinguer de ces gros chats de ferme
assassins de couvées. (Par représailles, à partir de cent mètres
des granges, mon père les exécutait tous sans distinction.)
Nous
avions déjà rempli le carnier, et la poche à dos de M. Rezeau se
gonflait à vue d'œil : un lièvre, sept lapins de garenne, deux
perdreaux gris, deux rouges, un râle de genêt, quatre tourterelles.
Je n'oublie pas : cinq mouches peu communes. Sur le coup de six
heures (avis du clocher de Soledot), comme nous rentrions, un renard
traversa rapidement le chemin creux de la Croix-Chouane. M. Rezeau
avait l'arme à la bretelle. Il eut à peine le temps d'épauler et
de tirer, au jugé, dans la haie même où le renard venait de
rentrer. Nous l'en retirâmes, mort.
— Vous avez un fameux coup
d'œil ! s'exclama le révérend.
Je vous laisse à penser quel fut
le succès de notre retour. Frédie et moi, nous portions le renard
attaché par les pattes à une grosse branche, comme les Nègres
quand ils ont tué un lion. Le père venait de nous donner cette
recette. Perrault nous emboîtait le pas, tenant au bout de chaque
bras, par les oreilles, les deux plus gros lapins, qu'il balançait
mollement dans leur mort, pour l'édification des populations. Mon
père fermait la marche, arborant cette négligence d'allure propre
aux triomphateurs. Sa culotte à choux, large et fendue comme les
pantalons des dames du temps jadis, commençait à le quitter, et sa
cartouchière, desserrée, bringuebalait sur son ventre. Il
sifflotait le reste de son air favori.
...Le poil est tombé,
Le
tapis est foutu,
La petite Emilie
N'a plus de poil au cul!
C’est
dans cet équipage que nous atteignîmes La Belle Angerie, après
avoir fait quatre signes de croix, le premier en passant devant le
calvaire, le second devant Saint-Joseph-du-Grand-Chêne, le troisième
devant Saint-Aventurin du Puits-Philippe, le dernier en contournant la
chapelle.
Déjà nous nous refroidissions. L'enthousiasme tomba tout
à fait lorsque nous aperçûmes, au bas du perron, Mme Rezeau,
raide, empalée sur son indignation.
— Vous n'avez pas entendu la
cloche ?
— Quelle cloche ? répondit innocemment mon père.
Mme
Rezeau haussa les épaules. Il n'y a qu'une cloche dans le pays : la
nôtre.
— Voilà trois fois que je fais sonner à toute volée. Le
comte de Soledot est venu vous voir. Vous savez pourquoi... Il s'agit
de ce poste de conseiller, qui vous revient de droit.
— Mais je
n'en veux pas ! cria M. Rezeau, vous savez bien, vous aussi, que je
n'en veux pas !
— Ceci est une autre question. En attendant, je ne
peux croire qu'aucun d'entre vous n'ait entendu la cloche.
— Nous
avons dépassé le vallon des Orfres, hasardai-je.
— Toi, je ne te
demande rien, mon garçon ! Je me doute bien que vous avez tout fait
pour détourner l'attention de votre père. Tu n'iras pas à la
chasse la prochaine fois.
Alors se produisit un événement
considérable. Le grand chasseur se campa devant son épouse, les
veines de son cou se gonflèrent et le tonnerre de Dieu lui sortit de
la bouche :
— Non, mais, Paule ! est-ce que tu vas nous foutre la
paix, oui !
— Vous dites ? Folcoche restait pétrifiée.
Papa ne se
contrôlait plus. Ce lymphatique devint violet.
— Je dis que tu
nous casses les oreilles. Laisse ces enfants tranquilles et fous-moi
le camp dans ta chambre.
Nous jubilions. Mais l'excès même de cette
colère de faible, bien douce à nos tympans, nuisait à notre cause.
Folcoche connaissait son métier. Elle ne bougea pas d'un centimètre,
se statufia dans le genre noble.
— Mon pauvre Jacques, dans quel
état te mets-tu devant tes enfants ! Tu dois être souffrant.
Déjà
M. Rezeau regrettait ses cris. D'un ton bourru, qui voulait sauver la
face, il commanda :
— Portez ce gibier à la cuisine. Moi, je vais
me changer.
Il battit en retraite, tels ces généraux vainqueurs qui
ne savent exploiter un succès provisoire. Restée maîtresse du
terrain, Folcoche eut le soin de ne pas se venger trop vite.
—
Perrault, qu'est-ce que c'est que cette bête-là ?
— Mais c'est un
renard, madame ! et un charbonnier, encore !
— Il n'est pas gros.
Perrault, vexé, lui dédia un mauvais regard.
— Vous en ferez tout
de même une belle fourrure, madame.
Une nuance d'intérêt passa
dans les yeux de Folcoche, mais les remerciements lui coûtaient
trop. Depuis plusieurs mois, elle cherchait à balayer le
garde-chasse-jardinier, dont les fonctions, dans son esprit, étaient
déjà dévolues à Barbelivien. (De fait, Perrault fut liquidé peu
après.)
— Allons, venez, les enfants, reprit-elle d'un ton neutre.
Il faut aller vous laver les mains.
La manœuvre consistait à nous
isoler des témoins. Mme Rezeau se contint jusqu'au palier. Mais
là... les pieds, les mains, les cris, tout partit à la fois. Le
premier qui lui tomba sous la patte fut Cropette et, dans sa fureur,
elle ne l'épargna point. Notre benjamin protestait en se couvrant la
tête :
— Mais, maman, moi, je n'y suis pour rien.
Petit salaud qui
l'appelait maman ! Folcoche le lâcha pour se ruer sur nous.
Remarquez que, d'ordinaire, elle ne nous battait jamais sans nous en
donner les motifs. Ce soir-là, aucune explication. Elle réglait ses
comptes. Frédie se laissa faire. Il avait un chic particulier pour
lasser le bourreau en s'effaçant sous les coups, en le contraignant
à frapper à bout de bras. Quant à moi, pour la première fois, je
me rebiffai. Folcoche reçut dans les tibias quelques répliques du
talon et j'enfonçai trois fois le coude dans le sein qui ne m'avait
pas nourri. Évidemment, je payai très cher ces fantaisies. Elle
abandonna tout à fait mes frères, qui se réfugièrent sous une
console, et me battit durant un quart d'heure, sans un mot, jusqu'à
épuisement J'étais couvert de bleus en rentrant dans ma chambre,
mais je ne pleurais pas. Ah ! non. Une immense fierté me remboursait
au centuple. Au souper, papa ne put ne pas remarquer les traces du
combat. Il fronça les sourcils, devint rose... Mais sa lâcheté eut
le dessus. Puisque cet enfant ne se plaignait pas, pourquoi rallumer
la guerre ? Il trouva seulement le courage de me sourire. Les dents
serrées, les yeux durs, je le fixai longuement dans les yeux. Ce fut
lui qui baissa les paupières. Mais, quand il les releva, je lui
rendis son sourire, et ses moustaches se mirent à trembler.
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