vendredi 14 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing - Ch VIII

 
Hervé Bazin
Vipère au poing
chapitre VIII
lu par Pierre Vaneck


    VIII
   Perrault reniflait, prenait le vent avec le pouce mouillé, braconnait pour le patron. Le père Trubel, martial, mais désarmé, avait retroussé sa soutane : il portait en dessous des culottes de velours gris. Papa tenait son fusil sous le bras droit et, sur l'épaule gauche, en bandoulière, son filet démontable à poche de mousseline. Tous trois, nous battions la haie à l'aide de badines de châtaigniers. " Ravissant ", cet affreux bâtard de mâtin et d'épagneule, tournait autour de nous, les oreilles rongées de tiques blanchâtres. Soudain, il se jeta dans le hallier.
   — Attention ! cria Perrault.
   Un premier lièvre, classiquement jailli du talus, déboula, cherchant à gagner l'abri d'une rangée de choux, fut posément suivi par le fusil jusqu'à la distance convenable et, foudroyé, termina une quadruple culbute entre deux touffes de ravenelle. 
  Frédie se précipita. Ravissant broussait bien, mais rapportait mal. M. Rezeau remit une cartouche de 7 dans le canon droit de son vieux Damas et pérora :  
  — Quand un lièvre vous part dans la culotte, il faut attendre pour le tirer et viser aux oreilles. 
  Prenant sa victime des mains de mon frère, papa, d'un pouce victorieux, lui pressa longuement sur le ventre, afin de la faire pisser. Machinalement, il se mit à siffloter l'air célèbre : 
La petite Émilie 
M'avait hier promis 
Trois poils de son cul 
Pour faire un tapis... 
  Mais soudain, il se rappela la présence du père blanc. 
  — Excusez-moi, l'abbé ! 
  — On sait ce que c'est qu'un chasseur, répliqua l'autre. Mais je ne comprends pas comment vous pouvez tirer avec cette vieille pétoire qui ne supporte pas la poudre pyroxylée et qui fait une fumée du diable. 
  Mon père considéra longuement son vieux fusil à chiens et soupira : 
  — J'y suis habitué. A vrai dire, je voulais m'offrir une arme à ma couche, chez Gastine-Rennette. Mais ma femme trouve la dépense excessive. Elle est pourtant ravie quand je lui rapporte du gibier. 
  Certes ! Nous en avions même une indigestion. Rien n'est plus écœurant que le civet quotidien. La saison de la chasse nous était cependant bien précieuse. Folcoche ne s'y hasardait jamais : elle craignait trop pour ses bas, encore que ceux-ci, depuis quelque temps, ne fussent plus de soie, mais de fil. Malgré tous ses efforts pour nous priver de ce plaisir, sous divers prétextes, elle n'avait pu y parvenir. M. Rezeau avait besoin de ses rabatteurs. 
  Nous devions faire, ce jour-là, un " tableau " mémorable. Le Craonnais, parce qu'il est presque entièrement terre de seigneurs, est resté giboyeux. Le poil l'emporte sur la plume, hélas ! car les perdreaux sont trop souvent empoisonnés par les bouillies arséniatées employées contre le doryphore. Râles, ramiers, tourterelles pullulent. Le lapin part à tous les coins de haie. On aperçoit de temps en temps un renard, qui trotte très loin, très vite, la queue entre les pattes et si ramassé sur lui-même qu'il faut un oeil exercé pour le distinguer de ces gros chats de ferme assassins de couvées. (Par représailles, à partir de cent mètres des granges, mon père les exécutait tous sans distinction.) 
  Nous avions déjà rempli le carnier, et la poche à dos de M. Rezeau se gonflait à vue d'œil : un lièvre, sept lapins de garenne, deux perdreaux gris, deux rouges, un râle de genêt, quatre tourterelles. Je n'oublie pas : cinq mouches peu communes. Sur le coup de six heures (avis du clocher de Soledot), comme nous rentrions, un renard traversa rapidement le chemin creux de la Croix-Chouane. M. Rezeau avait l'arme à la bretelle. Il eut à peine le temps d'épauler et de tirer, au jugé, dans la haie même où le renard venait de rentrer. Nous l'en retirâmes, mort. 
  — Vous avez un fameux coup d'œil ! s'exclama le révérend. 
  Je vous laisse à penser quel fut le succès de notre retour. Frédie et moi, nous portions le renard attaché par les pattes à une grosse branche, comme les Nègres quand ils ont tué un lion. Le père venait de nous donner cette recette. Perrault nous emboîtait le pas, tenant au bout de chaque bras, par les oreilles, les deux plus gros lapins, qu'il balançait mollement dans leur mort, pour l'édification des populations. Mon père fermait la marche, arborant cette négligence d'allure propre aux triomphateurs. Sa culotte à choux, large et fendue comme les pantalons des dames du temps jadis, commençait à le quitter, et sa cartouchière, desserrée, bringuebalait sur son ventre. Il sifflotait le reste de son air favori. 
  ...Le poil est tombé, 
  Le tapis est foutu, 
  La petite Emilie 
  N'a plus de poil au cul! 
  C’est dans cet équipage que nous atteignîmes La Belle Angerie, après avoir fait quatre signes de croix, le premier en passant devant le calvaire, le second devant Saint-Joseph-du-Grand-Chêne, le troisième devant Saint-Aventurin du Puits-Philippe, le dernier en contournant la chapelle. 
  Déjà nous nous refroidissions. L'enthousiasme tomba tout à fait lorsque nous aperçûmes, au bas du perron, Mme Rezeau, raide, empalée sur son indignation. 
  — Vous n'avez pas entendu la cloche ? 
  — Quelle cloche ? répondit innocemment mon père. 
  Mme Rezeau haussa les épaules. Il n'y a qu'une cloche dans le pays : la nôtre. 
   — Voilà trois fois que je fais sonner à toute volée. Le comte de Soledot est venu vous voir. Vous savez pourquoi... Il s'agit de ce poste de conseiller, qui vous revient de droit. 
  — Mais je n'en veux pas ! cria M. Rezeau, vous savez bien, vous aussi, que je n'en veux pas ! 
  — Ceci est une autre question. En attendant, je ne peux croire qu'aucun d'entre vous n'ait entendu la cloche. 
  — Nous avons dépassé le vallon des Orfres, hasardai-je. 
  — Toi, je ne te demande rien, mon garçon ! Je me doute bien que vous avez tout fait pour détourner l'attention de votre père. Tu n'iras pas à la chasse la prochaine fois. 
  Alors se produisit un événement considérable. Le grand chasseur se campa devant son épouse, les veines de son cou se gonflèrent et le tonnerre de Dieu lui sortit de la bouche : 
  — Non, mais, Paule ! est-ce que tu vas nous foutre la paix, oui ! 
  — Vous dites ? Folcoche restait pétrifiée. 
  Papa ne se contrôlait plus. Ce lymphatique devint violet. 
  — Je dis que tu nous casses les oreilles. Laisse ces enfants tranquilles et fous-moi le camp dans ta chambre. 
  Nous jubilions. Mais l'excès même de cette colère de faible, bien douce à nos tympans, nuisait à notre cause. Folcoche connaissait son métier. Elle ne bougea pas d'un centimètre, se statufia dans le genre noble. 
  — Mon pauvre Jacques, dans quel état te mets-tu devant tes enfants ! Tu dois être souffrant. 
  Déjà M. Rezeau regrettait ses cris. D'un ton bourru, qui voulait sauver la face, il commanda : 
  — Portez ce gibier à la cuisine. Moi, je vais me changer. 
  Il battit en retraite, tels ces généraux vainqueurs qui ne savent exploiter un succès provisoire. Restée maîtresse du terrain, Folcoche eut le soin de ne pas se venger trop vite. 
  — Perrault, qu'est-ce que c'est que cette bête-là ? 
 — Mais c'est un renard, madame ! et un charbonnier, encore ! 
  — Il n'est pas gros. Perrault, vexé, lui dédia un mauvais regard. 
  — Vous en ferez tout de même une belle fourrure, madame. 
  Une nuance d'intérêt passa dans les yeux de Folcoche, mais les remerciements lui coûtaient trop. Depuis plusieurs mois, elle cherchait à balayer le garde-chasse-jardinier, dont les fonctions, dans son esprit, étaient déjà dévolues à Barbelivien. (De fait, Perrault fut liquidé peu après.) 
  — Allons, venez, les enfants, reprit-elle d'un ton neutre. Il faut aller vous laver les mains. 
  La manœuvre consistait à nous isoler des témoins. Mme Rezeau se contint jusqu'au palier. Mais là... les pieds, les mains, les cris, tout partit à la fois. Le premier qui lui tomba sous la patte fut Cropette et, dans sa fureur, elle ne l'épargna point. Notre benjamin protestait en se couvrant la tête : 
  — Mais, maman, moi, je n'y suis pour rien. 
  Petit salaud qui l'appelait maman ! Folcoche le lâcha pour se ruer sur nous. Remarquez que, d'ordinaire, elle ne nous battait jamais sans nous en donner les motifs. Ce soir-là, aucune explication. Elle réglait ses comptes. Frédie se laissa faire. Il avait un chic particulier pour lasser le bourreau en s'effaçant sous les coups, en le contraignant à frapper à bout de bras. Quant à moi, pour la première fois, je me rebiffai. Folcoche reçut dans les tibias quelques répliques du talon et j'enfonçai trois fois le coude dans le sein qui ne m'avait pas nourri. Évidemment, je payai très cher ces fantaisies. Elle abandonna tout à fait mes frères, qui se réfugièrent sous une console, et me battit durant un quart d'heure, sans un mot, jusqu'à épuisement J'étais couvert de bleus en rentrant dans ma chambre, mais je ne pleurais pas. Ah ! non. Une immense fierté me remboursait au centuple. Au souper, papa ne put ne pas remarquer les traces du combat. Il fronça les sourcils, devint rose... Mais sa lâcheté eut le dessus. Puisque cet enfant ne se plaignait pas, pourquoi rallumer la guerre ? Il trouva seulement le courage de me sourire. Les dents serrées, les yeux durs, je le fixai longuement dans les yeux. Ce fut lui qui baissa les paupières. Mais, quand il les releva, je lui rendis son sourire, et ses moustaches se mirent à trembler.

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