Hervé
Bazin
Vipère
au poing
Chapitre
XVI
Lu
par Pierre Vaneck
XVI
— Maintenant,
Cropette, va chercher ton frère aîné. En l'honneur de la
Saint-Jacques, je passe l'éponge.
Mon père avait attendu la
dernière minute. Ses mains étaient encombrées de roses du Bengale,
que nous lui avions offertes une par une, selon l'usage de la
famille. L'instant choisi par sa faiblesse était bien de ceux qui ne
tolèrent aucune récrimination. Folcoche ne protesta donc pas. Un
rapide coup d'œil jeté vers moi m'apprit toutefois qu'elle
n'acceptait point d'être dupe. Lentement, d'entre ses deux seins
maigres, inutilement bridés par le soutien-gorge, elle tira la clef
de la chambre de Frédie et me la tendit.
— Je préfère que ce
soit toi, Brasse-Bouillon, qui aille délivrer ton brillant second.
Cette simple phrase indiquait le changement de cap. On se tournait
désormais contre moi, l'ennemi numéro un, contre qui toutes les
armes allaient devenir bonnes. Jusqu'alors, en effet, la mégère
s'était contentée de faire une montagne du moindre manquement,
d'inventer mille complications réglementaires et de veiller jour et
nuit à leur application la plus stricte. Mais elle n'avait pas osé
employer la calomnie et le mensonge, armes incertaines qui se
retournent parfois contre celui qui les emploie.
Elle n'avait surtout
presque jamais oublié que sa puissance, elle la tirait précisément
de son rôle de mère de famille, chargée par Dieu et la société
de nous élever selon les meilleurs grands P des principes et
bénéficiant, aux yeux du monde, du préjugé favorable accordé à
toutes les mères. Elle se gardait bien de la vengeance gratuite,
conservait la forme, mettait en avant tous les prétextes chrétiens,
légaux et sociaux, bref, étayait sa sévérité sur une béquille
de justice.
Dorénavant, il n'en sera plus ainsi. Le temps presse. En
marche vers seize ans, en marche vers quinze ans, en marche vers
quatorze ans... Ces chiffres montent, jour par jour, semaine par
semaine, mois par mois, ils montent contre elle, ainsi que nos têtes
et nos épaules. Il est fatal que la mégère soit vaincue par notre
adolescence qui, déjà, fournit à Frédie l'occasion de réclamer
de temps en temps le Gillette de papa. Nos jeunes muscles, nos
duvets, nos voix qui muent son autant d'empiétements, autant
d'insultes muettes qu'il faut châtier. Nous sommes toujours ses
enfants, nous sommes donc toujours des enfants, qui n'ont que le
droit d'obéir et de servir de cobayes aux fantaisies de sa
puissance, à l'exercice de ses prérogatives (devenu, pour Folcoche,
une sorte de culture physique de l'autorité). On ne peut plus
transiger sur rien. La guerre civile ne quittera plus la maison.
La
semaine qui suivit immédiatement la fête de papa fut intolérable.
Folcoche, exaspérée comme une araignée dont on vient de balayer la
toile, jetait de nouveaux fils de tous les côtés. La moindre
vétille déchaînait ses clameurs. Cropette, pour un bouton arraché,
fut consigné trois jours. N'osait-il pas, ce saxon terrorisé par
les uns et par les autres, n'osait-il pas ne plus trahir personne ?
Un encrier renversé par mégarde sur mon cahier de géographie me
valut également trois jours de chambre. Folcoche avait même réclamé
la sanction du fouet. Mais l'abbé, soutenu par M. Rezeau, refusa.
—
Ne soyons pas nerveux. La punition doit être proportionnée à la
gravité de la faute.
Folcoche, ulcérée, ne me quittait plus d'une
semelle. Voulais-je franchir une porte ? Elle accourait, se jetait
devant moi, criait :
— Alors, tu ne veux pas laisser le pas à ta
mère ?
Et même, s'arrangeant pour se précipiter sur mon coude :
—
Sale petite brute ! Tu l'as fait exprès. Veux-tu me demander pardon
immédiatement !
Je m'exécutais avec le sourire :
— Je vous
demande excuse, ma mère.
La tournure est impropre, vous le savez
comme moi, mais voilà bien le degré de finesse où s'aiguisait
notre haine. Cette phrase signifiait exactement le contraire de ce
qui m'était réclamé, mais, comme tout le monde l'emploie
couramment sans se rendre compte de son absurdité, Folcoche,
d'ailleurs assez peu éclairée sur les subtilités de la langue
française, n'y entendait pas malice.
B VII, lui, cet abbé qui était
entré à La Belle Angerie avec des intentions de croquemitaine,
cinglait vers les rivages de la neutralité. Entre Folcoche et lui
s'installait une aigre méfiance. Je continuais à interpréter
favorablement toutes ses décisions, à chanter son los sur tous les
toits, à lui inventer des motifs de brouille avec notre mère.
Encore un petit exemple : le vin de messe vint à manquer. Folcoche,
sans aucune arrière-pensée, s'étonna :
— Je croyais que notre
provision durerait plus longtemps !
Réflexion anodine, mais qui,
entendue de tous, allait me servir à créer, entre l'abbé et sa
patronne, un malaise, cette fois définitif. Pendant deux jours,
Traquet dut remplir son calice de vin blanc ordinaire. Il n'était
pas très sûr que l'emploi de cette piquette fût canonique. Le
tonneau avait pu être soufré. En classe, j'en fis la remarque à
l'abbé.
— Oh ! répondit-il, il ne faut tout de même pas être
trop pointilleux. Le vin de votre père vient directement du
producteur. De toute façon, nous recevrons du vin de messe ces
jours-ci.
Je me tournai vers Frédie innocemment.
— J'ai entendu
maman dire que la consommation avait doublé depuis deux mois. Tu
n'aurais pas un peu tété la bouteille ?
— Idiot ! répondit mon
frère, tu sais bien qu'elle est toujours sous clef.
Oui, et c'était
même l'abbé qui en avait la charge exclusive. B VII, se croyant
ainsi soupçonné d'éthylisme sacré, devint pâle, se frotta les
mains l'une contre l'autre à se faire craquer les articulations,
mais ne dit mot. Cette goutte de vin fit déborder le vase. Il
s'effaça, se cantonna de plus en plus dans son rôle de précepteur.
Pour achever mon œuvre, j'écrivis une lettre à son prédécesseur,
le père Vadeboncœur, en l'assurant de notre reconnaissance et du
regret que nous avait causé son départ volontaire (... encore que
son " remplaçant " fût un homme dévoué, que nous
aimions beaucoup.., etc., etc.). Ce pathos parvint au missionnaire,
par l'intermédiaire de son ordre. Il répondit sans ambages qu'il
n'avait point quitté volontairement La Belle Angerie, mais que,
notre mère lui ayant demandé de ne point rentrer de vacances, il
n'avait pas cru devoir insister... qu'il était tout heureux de ma
lettre, car, depuis lors, il se demandait, avec anxiété, en quoi il
avait pu faillir à sa tâche.
Papa lisait toujours notre courrier et
le remettait ensuite à la censure de Folcoche. Cette fois, il me
remit directement la lettre, en ajoutant :
— Inutile d'en parler à
ta mère. Je ne veux pas d'histoires.
Mais je la montrai à mes
frères et à B VII, qui fut ainsi édifié sur le sort que pouvait
lui réserver Folcoche éventuellement. Il se rapprocha de notre
père, se lia d'amitié avec le grand sirphidien, cessa complètement
de seconder Folcoche dans l'élaboration de vacheries quotidiennes.
Au fond, comme tous les autres précepteurs, il s'agissait d'un
pauvre type, engagé au rabais sur le marché des ecclésiastiques
sans emploi.
La guerre civile continua. La soupe du matin était-elle
trop salée ? Inutile d'accuser Fine, qui, en fait de condiments,
avait toujours eu la main légère. Du reste, pour signer son méfait,
Folcoche surgissait, s'indignait :
— Quoi ? Vous faites les
difficiles ? Cette soupe est excellente, et vous allez me faire le
plaisir de la manger tout de suite.
Pour nous contraindre à
l'avaler, elle n'hésitait pas à s'en offrir deux ou trois
cuillerées devant nous. A plusieurs reprises, elle se présenta au
bureau, brandissant quelque chemise déchirée, que j'avais donnée
au lavage parfaitement intacte. Ses ciseaux venaient d'y faire un
accroc volontaire, qui me valait un ou deux jours de consigne et,
surtout, une réputation de garçon sans soin, très utile pour me
refuser du linge neuf ou un costume décent.
Je pris l'habitude, tous
les deux samedis (car nous n'avions que tous les quinze jours, en
été, et toutes les trois semaines, en hiver, l'autorisation de nous
changer), je pris l'habitude de bien lui faire remarquer que mes
chaussettes étaient intactes et mes caleçons sans déchirures. Au
besoin, je rapetassais le tout moi-même avant de le lui rendre.
Ne
craignez rien, ses gentillesses lui étaient retournées sous
diverses formes. Les hirondelles ne choisissaient pas avec tant
d'insistance le plaid de Mme Rezeau, abandonné sur sa chaise longue,
pour y fienter chaque jour. C'est moi qui ramassais leur crotte
blanchâtre pour lui dédier cette marque d'estime et d'affection.
Ses plus beaux timbre-poste ne se déchiraient pas tout seuls : un
léger coup de grattoir leur enlevait une bonne partie de leur
valeur. Savez-vous quels dégâts peut causer, dans une serrure, un
petit bout d'épingle glissé dans le mécanisme ? Quant aux semis de
fleurs, ne vous étonnez pas s'ils refusaient de prospérer. Pisser
dessus, régulièrement, ne les arrange pas. Dois-je vous parler de
la mort des hortensias, offerts par la comtesse Bartolomi, lors de la
fête de Folcoche, et transplantés dans le meilleur massif, pourtant
composé d'excellent terreau et d'ardoise pilée, qui fait virer leur
teinte au bleu ?... Au bleu, oui, qu'ils furent passés, je vous le
garantis ! grâce à la solution d'eau de Javel dont Frédie les
arrosa consciencieusement.
Pauvre papa ! Il ne savait plus que faire
ni que dire. Cette femme et ces enfants déchaînés ne prêtaient
plus à ses migraines que des oreillers de cris. En vain essayait-il
de nous soustraire le plus souvent possible à cette atmosphère
empoisonnée. Le génie de la méchanceté nous habitait tous. Si
nous le suivions encore avec plaisir dans ses randonnées
généalogiques, c'était pour faire la soupe. Je m'explique...
Arrivés dans un patelin quelconque, nous laissions M. Rezeau
compulser les registres et nous allions " nous promener du côté
de l'église ". Nous y allions effectivement, car il s'agissait
non de la visiter, mais de rafler les livres de messe et de les
précipiter dans les bénitiers ou les fonts baptismaux.
Généralement, les églises de campagne sont désertes l'après-midi.
Nous étions bien tranquilles. Coincer le mécanisme de l'horloge en
introduisant un silex entre les dents du gros engrenage, chier dans
le confessionnal à l'endroit même où s'assoirait le curé avant de
tirer le volet sur sa pénitente, éteindre la lampe du sanctuaire
qui veille au creux aérien de son bocal de verre teinté, donner aux
lampadaires longuement suspendus un immense mouvement de pendule,
monter au clocher pour retirer les cordes, en fermer la porte à
double tour et jeter la clef (quand nous ne la conservions pas pour
notre collection), tracer au fusain des inscriptions injurieuses sur
les murs ou retoucher au Stylo le texte des publications de bans...
tels étaient nos jeux, détestables, j'en conviens.
De quoi
s'agissait-il, au fond ? D'atteindre Folcoche. De l'atteindre en
ceux-là mêmes qui semblaient lui fournir le meilleur de ses
arguments. On a généralement la foi de sa mère. Pour nous, qui la
détestions, l'impiété devenait un corollaire de la révolte. Dans
nos consciences d'enfants, nous réalisions instinctivement le même
processus qui a fait des républicains, durant plus d'un siècle, des
anticléricaux acharnés, parce que la royauté était
essentiellement chrétienne. Aujourd'hui encore, lorsque je
m'interroge sur une antipathie irraisonnée, je ne suis généralement
pas long à découvrir qu'elle est motivée par le contrecourant
d'une sympathie de ma mère, à jamais devenue pour moi le critère
du refus.
Aujourd'hui encore, lorsque j'aperçois sur un flacon
pharmaceutique la mention " poison " ou " réservé à
l'usage externe ", une sorte d'intérêt rétrospectif aiguise
mon regard et je songe, sans autre remords que celui d'un mauvais
choix, à notre première tentative d'assassinat. Car nous en étions
là. Peut-être n'y eussions-nous jamais pensé si Folcoche ne nous
avait elle-même aiguillés sur cette voie. Folcoche... et la raie. Un
ignoble morceau de raie, acheté au rabais sans doute à la
poissonnerie de Segré et qui puait l'ammoniaque. Papa était absent
pour deux jours. Madame mère s'était fait servir deux œufs sur le
plat. B VII eut droit, comme nous-mêmes, à cette chose flasque,
nageant dans une sauce blanche grumeleuse. Qui n'est pas avec moi est
contre moi : le Traquet n'était plus ménagé. Comme nous hésitions,
Folcoche éclata :
— Alors, quoi ! La raie ne plaît pas à
messieurs mes fils ? Il vous faut des soles panées pour vos
vendredis ?
— Je crois qu'elle est avancée, fit Cropette.
—
Suffit ! glapit Folcoche, cette raie est excellente. Si vous ne la
mangez pas, vous aurez de mes nouvelles. Je ne vous empoisonne pas
comme vous empoisonnez les chevaux, moi !
Tiens ! Tiens ! Cette
vieille histoire revenait sur le tapis. La raie fut mangée, sauf par
B VII qui en laissa les trois quarts sur le bord de son assiette.
Folcoche le fusilla de la prunelle et, sitôt les grâces dites,
rentra dans sa chambre, tandis que Cropette allait vomir son déjeuner
sur un rosier du Bengale. Je ne sais trop comment le mot "
belladone " fut prononcé. Mais, cinq minutes après que Fine
eut achevé d'enlever le couvert, nous nous retrouvâmes tous les
trois devant l'armoire de cerisier. Là, sur la quatrième planche,
trônait la fiole de belladone, dont Mme Rezeau prenait vingt gouttes
à chaque repas, depuis ses fameuses crises de foie.
— Cent gouttes
doivent suffire, fis-je tout bas.
— Ah ! nous empoisonnons les
chevaux ?... Eh bien, voilà, en effet, de quoi tuer un cheval !
ricanait Frédie.
Cropette était blanc comme une mariée (à jamais
compromis, le frère !). J'avais préparé un flacon. Je comptai —
c'est long ! — je comptai cent gouttes et rétablis le niveau avec
la même quantité d'eau.
—Mais l'autopsie révélera
l'empoisonnement ! murmurait le benjamin.
—Penses-tu ! Il n'y aura
pas d'autopsie. Au pis aller, on croira qu'elle a forcé la dose.
—
Mais comment vas-tu lui faire avaler ça ?
— Demain matin, dans son
café noir. Frédie occupera Fine quelques secondes et détournera
son attention, tandis se
que je viderai le flacon dans la tasse.
Tout passa correctement. Mais, hélas ! nous n'avions pas prévu une chose
: entraînée par une absorption massive de cette drogue, Folcoche
était littéralement mithridatisée. Cet excès de belladone lui
flanqua seulement une mémorable colique. Dans la salle d'études,
nous attendions des événements tragiques. Rien ne se produisit.
Rien, sauf le grincement mélancolique de la porte de la tourelle,
dix fois ouverte et refermée. Frédie, envoyé en exploration,
découvrit que le papier de soie réservé à notre mère avait
notablement diminué. (Nous n'avions droit, nous, qu'au papier
journal fourni par La Croix, après que Fine eut découpé aux
ciseaux le coin gauche de ce pieux quotidien, où est imprimée la
désolante image du calvaire. On ne peut décemment se torcher avec
un tel emblème.)
La mégère descendit pour le déjeuner, grignota
trois feuilles de salade et remonta se coucher sans une plainte.
—
Nous aurions dû employer le cyanure de potassium des insectes,
déclara Ferdinand.
— Impossible. Le cyanure laisse des traces
caractéristiques, rétorqua Cropette, affolé.
— Ne vous en faites
donc pas ! Nous la repincerons. Un accident est vite arrivé, fis-je,
en guise de conclusion.
Durant plusieurs semaines, je me torturai
l'imagination. J'avais beau dire, ce n'était pas si facile que cela.
Je ne m'interrogeais pas sur l'énormité du crime, aussi naturel à
mes yeux que la destruction des taupes ou la noyade d'un rat. Mais,
hormis le poison, cette arme des faibles, que l'existence des
laboratoires modernes de toxicologie rend si aléatoire maintenant,
quelle occasion pourrais-je saisir ou provoquer qui pût faire croire
à la mort naturelle ?... Pas si facile que cela, je vous le répète.
Les assassins ou les apprentis assassins qui me lisent me
comprendront certainement.
L'occasion... enfin ! l'occasion me fut
fournie lors d'une randonnée en bateau sur l'Ommée. Un dimanche
après-midi, nous avions, mes frères et moi, résolu de remonter la
rivière jusqu'au barrage d'amont situé à plus de deux kilomètres.
En principe, nous n'avions pas le droit de pousser si loin, mais
l'attrait de l'expédition l'emporta sur toute autre considération.
Il faut vous dire que l'Ommée, dès qu'elle sort du parc, où elle a
été artificiellement élargie, se resserre sous un dôme de ronces
et de branches enchevêtrées. Pour compléter cette illusion, chère
à des cœurs de quinze ans, l'Amazonie (c'est ainsi que nous
appelions ce coin sauvage) est plus ou moins barrée par des troncs
d'arbres en dérive, qui se fichent dans la vase des tournants, et
c'est une passionnante aventure que de les franchir en hissant la
barque à force de bras. L'exploration marcha d'abord fort bien.
Il
faisait " un temps de caille ". Les martins-pêcheurs,
lancés comme des flèches de saphir, arrivaient dans leurs trous des
berges avec une si surprenante précision qu'on eût dit un exercice
de bilboquet. Un de leurs nids me parut accessible, et, durant une
demi-heure, je m'acharnai à creuser. Enfin je saisis la mère,
bloquée sur ses œufs au fond du cul-de-sac terminal.
—
Étouffe-la, proposa Frédie.
On n'étouffe que les serpents, ou les
pigeonneaux, ou encore les perdrix blessées. Je choisis une épingle
parmi celles qui se trouvaient piquées sous le revers de mon veston
et, lentement, je l'enfonçai sous l'aile de l'oiseau. Je ne trouvai
pas le cœur du premier coup et je dus la plonger à plusieurs
reprises sous la plume chaude. Cropette se détourna, cette fille !
Enfin le martin-pêcheur, qui ne saisirait plus d'ablettes en rasant
l'eau, consentit à mourir. Je le mis dans ma poche. Sans doute le
naturaliserais-je, comme m'avait appris mon père. (On fend la peau
du ventre, on dégage les quatre membres, on les coupe aux ciseaux
courbes, on les retire, on saupoudre la dépouille d'alun anhydre
chipé dans le grenier à inspectes et on conserve ce trophée
jusqu'à ce que les vers s'y mettent.)
J'avais à peine consommé ce
petit crime, pour m'entraîner à mieux, lorsque retentirent les
appels bien connus de Folcoche lancée sur le sentier de la guerre.
—
Les enfants ! Les enfants ! Où êtes-vous ?
— Manquait plus que
ça, nom de Dieu ! jura Frédie qui trouvait l'expression masculine.
— Qu'est-ce qu'on va encore prendre ! gémit Cropette.
Nous
redescendîmes à vive allure. Mais, à la passerelle (terminus
autorisé), Folcoche nous attendait. Elle cria de loin :
—
Débarquez immédiatement et rentrez à la maison.
— Taisez-vous,
fis-je très bas, taisez-vous et laissez-moi faire. On va passer sous
la passerelle. Frédie, donne-moi la godille.
Croyant deviner mon
intention, Folcoche s'assit sur le madrier qui constituait
l'essentiel de la passerelle, bien décidée à sauter dans le bateau
lorsqu'il filerait entre ses jambes. Poussé par le courant et par
moi, celui-ci se présenta bien devant elle, mais, à l'instant
précis où elle sautait, je donnai un brusque coup de barre à
droite. Folcoche tomba dans la rivière. Renversant la manœuvre, je
réussis à lui passer sur la tête, qui érafla le fond de tôle, et
à m'éloigner suffisamment pour qu'elle ne puisse s'agripper au
bastingage. Feignant l'affolement, je laissai échapper ma godille,
afin de me trouver dans l'incapacité officielle de lui porter
secours. Cropette poussait des cris lamentables. Frédie se tordait
le nez à gauche, passionnément, en répétant :
— Splendide !
Splendide !
Pas si splendide que ça. Elle barbotait dans son
bouillon d'herbes, Mme Rezeau, elle barbotait, mais elle ne coulait
pas. Elle ne criait pas, ne faisait pas attention à nous. Elle
employait tout ce que lui avait appris jadis un commencement de cours
de natation, non poursuivi par la suite, mais quand même bien
désastreux pour nous, car elle parvenait à se maintenir sur l'eau
et même à gagner quelques centimètres dans la direction du pied de
la passerelle. Frédie changea de refrain.
— Elle va s'en tirer, la
garce ! Il faut lui foutre un coup de talon sur la tête.
Mais, ce
beau conseil, il le proféra tout bas dans mon oreille et nul d'entre
nous ne bougea, comme bien vous le pensez. D'abord, c'était
impossible : nous n'avions plus que nos mains pour pagayer. Ensuite,
une maladresse volontaire peut s'interpréter, mais le coup de grâce
donné à une personne qui se noie, voilà qui n'est plus du tout
équivoque et engage autrement votre responsabilité !... La rage au
cœur, je dus assister au sauvetage de Folcoche par elle-même.
Sauvetage par elle-même, je dis bien, car elles étaient deux dans
l'Ommée : la fragile Mme Rezeau, toute couturée, sans muscles,
manquant de souffle, et l'indomptable Folcoche, décidée à vivre et
à faire vivre son double, malgré l'eau sale qui lui trempait les
cheveux, lui rentrait dans la gorge, vivement recrachée, malgré nos
silencieuses prières à Satan. La voilà qui se rapproche de la
berge, la voilà qui s'agrippe à une touffe de sauges, l'arrache,
retombe, saisit cette fois une racine plus solide et se hisse
péniblement sur la rive où elle s'effondre, épuisée, mais
sauvée... Oh ! pas pour longtemps. On ne s'effondre pas devant trois
petits imbéciles, dont elle ne soupçonne pas que deux au moins
d'entre eux ont comploté sa mort et qui restent stupidement
immobiles dans leur barque sans agrès.
Folcoche se relève, ses
hardes ruisselantes plaquées sur de maigres cuisses, elle se relève
et commence à hurler :
— Pagayez donc avec les mains, tas d'idiots
! Je vous en ficherai, moi, des promenades en bateau.
Frédie lâche
pied.
— Beau travail ! grommelle-t-il maintenant.
Cropette dit très
haut :
— On n'a pas idée d'être aussi maladroit.
Et Folcoche, qui
ne tient debout qu'à force de volonté, sourit soudain, se secoue
comme un chien mouillé et, sans plus s'inquiéter de nous, se hâte
vers La Belle Angerie, riche d'un énorme prétexte à représailles.
A suivre...
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