samedi 22 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing - ch XVI


Hervé Bazin
Vipère au poing
Chapitre XVI
Lu par Pierre Vaneck


XVI


 — Maintenant, Cropette, va chercher ton frère aîné. En l'honneur de la Saint-Jacques, je passe l'éponge. 
  Mon père avait attendu la dernière minute. Ses mains étaient encombrées de roses du Bengale, que nous lui avions offertes une par une, selon l'usage de la famille. L'instant choisi par sa faiblesse était bien de ceux qui ne tolèrent aucune récrimination. Folcoche ne protesta donc pas. Un rapide coup d'œil jeté vers moi m'apprit toutefois qu'elle n'acceptait point d'être dupe. Lentement, d'entre ses deux seins maigres, inutilement bridés par le soutien-gorge, elle tira la clef de la chambre de Frédie et me la tendit. 
  — Je préfère que ce soit toi, Brasse-Bouillon, qui aille délivrer ton brillant second. 
  Cette simple phrase indiquait le changement de cap. On se tournait désormais contre moi, l'ennemi numéro un, contre qui toutes les armes allaient devenir bonnes. Jusqu'alors, en effet, la mégère s'était contentée de faire une montagne du moindre manquement, d'inventer mille complications réglementaires et de veiller jour et nuit à leur application la plus stricte. Mais elle n'avait pas osé employer la calomnie et le mensonge, armes incertaines qui se retournent parfois contre celui qui les emploie. 
  Elle n'avait surtout presque jamais oublié que sa puissance, elle la tirait précisément de son rôle de mère de famille, chargée par Dieu et la société de nous élever selon les meilleurs grands P des principes et bénéficiant, aux yeux du monde, du préjugé favorable accordé à toutes les mères. Elle se gardait bien de la vengeance gratuite, conservait la forme, mettait en avant tous les prétextes chrétiens, légaux et sociaux, bref, étayait sa sévérité sur une béquille de justice. 
  Dorénavant, il n'en sera plus ainsi. Le temps presse. En marche vers seize ans, en marche vers quinze ans, en marche vers quatorze ans... Ces chiffres montent, jour par jour, semaine par semaine, mois par mois, ils montent contre elle, ainsi que nos têtes et nos épaules. Il est fatal que la mégère soit vaincue par notre adolescence qui, déjà, fournit à Frédie l'occasion de réclamer de temps en temps le Gillette de papa. Nos jeunes muscles, nos duvets, nos voix qui muent son autant d'empiétements, autant d'insultes muettes qu'il faut châtier. Nous sommes toujours ses enfants, nous sommes donc toujours des enfants, qui n'ont que le droit d'obéir et de servir de cobayes aux fantaisies de sa puissance, à l'exercice de ses prérogatives (devenu, pour Folcoche, une sorte de culture physique de l'autorité). On ne peut plus transiger sur rien. La guerre civile ne quittera plus la maison. 
  La semaine qui suivit immédiatement la fête de papa fut intolérable. Folcoche, exaspérée comme une araignée dont on vient de balayer la toile, jetait de nouveaux fils de tous les côtés. La moindre vétille déchaînait ses clameurs. Cropette, pour un bouton arraché, fut consigné trois jours. N'osait-il pas, ce saxon terrorisé par les uns et par les autres, n'osait-il pas ne plus trahir personne ? Un encrier renversé par mégarde sur mon cahier de géographie me valut également trois jours de chambre. Folcoche avait même réclamé la sanction du fouet. Mais l'abbé, soutenu par M. Rezeau, refusa. 
  — Ne soyons pas nerveux. La punition doit être proportionnée à la gravité de la faute. 
  Folcoche, ulcérée, ne me quittait plus d'une semelle. Voulais-je franchir une porte ? Elle accourait, se jetait devant moi, criait : 
  — Alors, tu ne veux pas laisser le pas à ta mère ? 
  Et même, s'arrangeant pour se précipiter sur mon coude : 
  — Sale petite brute ! Tu l'as fait exprès. Veux-tu me demander pardon immédiatement ! 
  Je m'exécutais avec le sourire : 
  — Je vous demande excuse, ma mère. 
  La tournure est impropre, vous le savez comme moi, mais voilà bien le degré de finesse où s'aiguisait notre haine. Cette phrase signifiait exactement le contraire de ce qui m'était réclamé, mais, comme tout le monde l'emploie couramment sans se rendre compte de son absurdité, Folcoche, d'ailleurs assez peu éclairée sur les subtilités de la langue française, n'y entendait pas malice. 
  B VII, lui, cet abbé qui était entré à La Belle Angerie avec des intentions de croquemitaine, cinglait vers les rivages de la neutralité. Entre Folcoche et lui s'installait une aigre méfiance. Je continuais à interpréter favorablement toutes ses décisions, à chanter son los sur tous les toits, à lui inventer des motifs de brouille avec notre mère. 
  Encore un petit exemple : le vin de messe vint à manquer. Folcoche, sans aucune arrière-pensée, s'étonna : 
  — Je croyais que notre provision durerait plus longtemps ! 
  Réflexion anodine, mais qui, entendue de tous, allait me servir à créer, entre l'abbé et sa patronne, un malaise, cette fois définitif. Pendant deux jours, Traquet dut remplir son calice de vin blanc ordinaire. Il n'était pas très sûr que l'emploi de cette piquette fût canonique. Le tonneau avait pu être soufré. En classe, j'en fis la remarque à l'abbé. 
  — Oh ! répondit-il, il ne faut tout de même pas être trop pointilleux. Le vin de votre père vient directement du producteur. De toute façon, nous recevrons du vin de messe ces jours-ci. 
  Je me tournai vers Frédie innocemment. 
  — J'ai entendu maman dire que la consommation avait doublé depuis deux mois. Tu n'aurais pas un peu tété la bouteille ? 
  — Idiot ! répondit mon frère, tu sais bien qu'elle est toujours sous clef. 
  Oui, et c'était même l'abbé qui en avait la charge exclusive. B VII, se croyant ainsi soupçonné d'éthylisme sacré, devint pâle, se frotta les mains l'une contre l'autre à se faire craquer les articulations, mais ne dit mot. Cette goutte de vin fit déborder le vase. Il s'effaça, se cantonna de plus en plus dans son rôle de précepteur. Pour achever mon œuvre, j'écrivis une lettre à son prédécesseur, le père Vadeboncœur, en l'assurant de notre reconnaissance et du regret que nous avait causé son départ volontaire (... encore que son " remplaçant " fût un homme dévoué, que nous aimions beaucoup.., etc., etc.). Ce pathos parvint au missionnaire, par l'intermédiaire de son ordre. Il répondit sans ambages qu'il n'avait point quitté volontairement La Belle Angerie, mais que, notre mère lui ayant demandé de ne point rentrer de vacances, il n'avait pas cru devoir insister... qu'il était tout heureux de ma lettre, car, depuis lors, il se demandait, avec anxiété, en quoi il avait pu faillir à sa tâche. 
  Papa lisait toujours notre courrier et le remettait ensuite à la censure de Folcoche. Cette fois, il me remit directement la lettre, en ajoutant : 
  — Inutile d'en parler à ta mère. Je ne veux pas d'histoires. 
  Mais je la montrai à mes frères et à B VII, qui fut ainsi édifié sur le sort que pouvait lui réserver Folcoche éventuellement. Il se rapprocha de notre père, se lia d'amitié avec le grand sirphidien, cessa complètement de seconder Folcoche dans l'élaboration de vacheries quotidiennes. Au fond, comme tous les autres précepteurs, il s'agissait d'un pauvre type, engagé au rabais sur le marché des ecclésiastiques sans emploi. 
  La guerre civile continua. La soupe du matin était-elle trop salée ? Inutile d'accuser Fine, qui, en fait de condiments, avait toujours eu la main légère. Du reste, pour signer son méfait, Folcoche surgissait, s'indignait : 
  — Quoi ? Vous faites les difficiles ? Cette soupe est excellente, et vous allez me faire le plaisir de la manger tout de suite. 
  Pour nous contraindre à l'avaler, elle n'hésitait pas à s'en offrir deux ou trois cuillerées devant nous. A plusieurs reprises, elle se présenta au bureau, brandissant quelque chemise déchirée, que j'avais donnée au lavage parfaitement intacte. Ses ciseaux venaient d'y faire un accroc volontaire, qui me valait un ou deux jours de consigne et, surtout, une réputation de garçon sans soin, très utile pour me refuser du linge neuf ou un costume décent. 
  Je pris l'habitude, tous les deux samedis (car nous n'avions que tous les quinze jours, en été, et toutes les trois semaines, en hiver, l'autorisation de nous changer), je pris l'habitude de bien lui faire remarquer que mes chaussettes étaient intactes et mes caleçons sans déchirures. Au besoin, je rapetassais le tout moi-même avant de le lui rendre. 
  Ne craignez rien, ses gentillesses lui étaient retournées sous diverses formes. Les hirondelles ne choisissaient pas avec tant d'insistance le plaid de Mme Rezeau, abandonné sur sa chaise longue, pour y fienter chaque jour. C'est moi qui ramassais leur crotte blanchâtre pour lui dédier cette marque d'estime et d'affection. Ses plus beaux timbre-poste ne se déchiraient pas tout seuls : un léger coup de grattoir leur enlevait une bonne partie de leur valeur. Savez-vous quels dégâts peut causer, dans une serrure, un petit bout d'épingle glissé dans le mécanisme ? Quant aux semis de fleurs, ne vous étonnez pas s'ils refusaient de prospérer. Pisser dessus, régulièrement, ne les arrange pas. Dois-je vous parler de la mort des hortensias, offerts par la comtesse Bartolomi, lors de la fête de Folcoche, et transplantés dans le meilleur massif, pourtant composé d'excellent terreau et d'ardoise pilée, qui fait virer leur teinte au bleu ?... Au bleu, oui, qu'ils furent passés, je vous le garantis ! grâce à la solution d'eau de Javel dont Frédie les arrosa consciencieusement. 
  Pauvre papa ! Il ne savait plus que faire ni que dire. Cette femme et ces enfants déchaînés ne prêtaient plus à ses migraines que des oreillers de cris. En vain essayait-il de nous soustraire le plus souvent possible à cette atmosphère empoisonnée. Le génie de la méchanceté nous habitait tous. Si nous le suivions encore avec plaisir dans ses randonnées généalogiques, c'était pour faire la soupe. Je m'explique... 
  Arrivés dans un patelin quelconque, nous laissions M. Rezeau compulser les registres et nous allions " nous promener du côté de l'église ". Nous y allions effectivement, car il s'agissait non de la visiter, mais de rafler les livres de messe et de les précipiter dans les bénitiers ou les fonts baptismaux. Généralement, les églises de campagne sont désertes l'après-midi. Nous étions bien tranquilles. Coincer le mécanisme de l'horloge en introduisant un silex entre les dents du gros engrenage, chier dans le confessionnal à l'endroit même où s'assoirait le curé avant de tirer le volet sur sa pénitente, éteindre la lampe du sanctuaire qui veille au creux aérien de son bocal de verre teinté, donner aux lampadaires longuement suspendus un immense mouvement de pendule, monter au clocher pour retirer les cordes, en fermer la porte à double tour et jeter la clef (quand nous ne la conservions pas pour notre collection), tracer au fusain des inscriptions injurieuses sur les murs ou retoucher au Stylo le texte des publications de bans... tels étaient nos jeux, détestables, j'en conviens. 
  De quoi s'agissait-il, au fond ? D'atteindre Folcoche. De l'atteindre en ceux-là mêmes qui semblaient lui fournir le meilleur de ses arguments. On a généralement la foi de sa mère. Pour nous, qui la détestions, l'impiété devenait un corollaire de la révolte. Dans nos consciences d'enfants, nous réalisions instinctivement le même processus qui a fait des républicains, durant plus d'un siècle, des anticléricaux acharnés, parce que la royauté était essentiellement chrétienne. Aujourd'hui encore, lorsque je m'interroge sur une antipathie irraisonnée, je ne suis généralement pas long à découvrir qu'elle est motivée par le contrecourant d'une sympathie de ma mère, à jamais devenue pour moi le critère du refus. 
  Aujourd'hui encore, lorsque j'aperçois sur un flacon pharmaceutique la mention " poison " ou " réservé à l'usage externe ", une sorte d'intérêt rétrospectif aiguise mon regard et je songe, sans autre remords que celui d'un mauvais choix, à notre première tentative d'assassinat. Car nous en étions là. Peut-être n'y eussions-nous jamais pensé si Folcoche ne nous avait elle-même aiguillés sur cette voie. Folcoche... et la raie. Un ignoble morceau de raie, acheté au rabais sans doute à la poissonnerie de Segré et qui puait l'ammoniaque. Papa était absent pour deux jours. Madame mère s'était fait servir deux œufs sur le plat. B VII eut droit, comme nous-mêmes, à cette chose flasque, nageant dans une sauce blanche grumeleuse. Qui n'est pas avec moi est contre moi : le Traquet n'était plus ménagé. Comme nous hésitions, Folcoche éclata : 
  — Alors, quoi ! La raie ne plaît pas à messieurs mes fils ? Il vous faut des soles panées pour vos vendredis ? 
  — Je crois qu'elle est avancée, fit Cropette. 
  — Suffit ! glapit Folcoche, cette raie est excellente. Si vous ne la mangez pas, vous aurez de mes nouvelles. Je ne vous empoisonne pas comme vous empoisonnez les chevaux, moi ! 
  Tiens ! Tiens ! Cette vieille histoire revenait sur le tapis. La raie fut mangée, sauf par B VII qui en laissa les trois quarts sur le bord de son assiette. Folcoche le fusilla de la prunelle et, sitôt les grâces dites, rentra dans sa chambre, tandis que Cropette allait vomir son déjeuner sur un rosier du Bengale. Je ne sais trop comment le mot " belladone " fut prononcé. Mais, cinq minutes après que Fine eut achevé d'enlever le couvert, nous nous retrouvâmes tous les trois devant l'armoire de cerisier. Là, sur la quatrième planche, trônait la fiole de belladone, dont Mme Rezeau prenait vingt gouttes à chaque repas, depuis ses fameuses crises de foie. 
  — Cent gouttes doivent suffire, fis-je tout bas. 
  — Ah ! nous empoisonnons les chevaux ?... Eh bien, voilà, en effet, de quoi tuer un cheval ! ricanait Frédie. 
  Cropette était blanc comme une mariée (à jamais compromis, le frère !). J'avais préparé un flacon. Je comptai — c'est long ! — je comptai cent gouttes et rétablis le niveau avec la même quantité d'eau. 
  —Mais l'autopsie révélera l'empoisonnement ! murmurait le benjamin. 
  —Penses-tu ! Il n'y aura pas d'autopsie. Au pis aller, on croira qu'elle a forcé la dose. 
  — Mais comment vas-tu lui faire avaler ça ? 
  — Demain matin, dans son café noir. Frédie occupera Fine quelques secondes et détournera son attention, tandis se que je viderai le flacon dans la tasse. 
  Tout passa correctement. Mais, hélas ! nous n'avions pas prévu une chose : entraînée par une absorption massive de cette drogue, Folcoche était littéralement mithridatisée. Cet excès de belladone lui flanqua seulement une mémorable colique. Dans la salle d'études, nous attendions des événements tragiques. Rien ne se produisit. Rien, sauf le grincement mélancolique de la porte de la tourelle, dix fois ouverte et refermée. Frédie, envoyé en exploration, découvrit que le papier de soie réservé à notre mère avait notablement diminué. (Nous n'avions droit, nous, qu'au papier journal fourni par La Croix, après que Fine eut découpé aux ciseaux le coin gauche de ce pieux quotidien, où est imprimée la désolante image du calvaire. On ne peut décemment se torcher avec un tel emblème.) 
  La mégère descendit pour le déjeuner, grignota trois feuilles de salade et remonta se coucher sans une plainte. 
  — Nous aurions dû employer le cyanure de potassium des insectes, déclara Ferdinand. 
  — Impossible. Le cyanure laisse des traces caractéristiques, rétorqua Cropette, affolé. 
  — Ne vous en faites donc pas ! Nous la repincerons. Un accident est vite arrivé, fis-je, en guise de conclusion. 
  Durant plusieurs semaines, je me torturai l'imagination. J'avais beau dire, ce n'était pas si facile que cela. Je ne m'interrogeais pas sur l'énormité du crime, aussi naturel à mes yeux que la destruction des taupes ou la noyade d'un rat. Mais, hormis le poison, cette arme des faibles, que l'existence des laboratoires modernes de toxicologie rend si aléatoire maintenant, quelle occasion pourrais-je saisir ou provoquer qui pût faire croire à la mort naturelle ?... Pas si facile que cela, je vous le répète. Les assassins ou les apprentis assassins qui me lisent me comprendront certainement. 
  L'occasion... enfin ! l'occasion me fut fournie lors d'une randonnée en bateau sur l'Ommée. Un dimanche après-midi, nous avions, mes frères et moi, résolu de remonter la rivière jusqu'au barrage d'amont situé à plus de deux kilomètres. En principe, nous n'avions pas le droit de pousser si loin, mais l'attrait de l'expédition l'emporta sur toute autre considération. Il faut vous dire que l'Ommée, dès qu'elle sort du parc, où elle a été artificiellement élargie, se resserre sous un dôme de ronces et de branches enchevêtrées. Pour compléter cette illusion, chère à des cœurs de quinze ans, l'Amazonie (c'est ainsi que nous appelions ce coin sauvage) est plus ou moins barrée par des troncs d'arbres en dérive, qui se fichent dans la vase des tournants, et c'est une passionnante aventure que de les franchir en hissant la barque à force de bras. L'exploration marcha d'abord fort bien. 
  Il faisait " un temps de caille ". Les martins-pêcheurs, lancés comme des flèches de saphir, arrivaient dans leurs trous des berges avec une si surprenante précision qu'on eût dit un exercice de bilboquet. Un de leurs nids me parut accessible, et, durant une demi-heure, je m'acharnai à creuser. Enfin je saisis la mère, bloquée sur ses œufs au fond du cul-de-sac terminal. 
  — Étouffe-la, proposa Frédie. 
  On n'étouffe que les serpents, ou les pigeonneaux, ou encore les perdrix blessées. Je choisis une épingle parmi celles qui se trouvaient piquées sous le revers de mon veston et, lentement, je l'enfonçai sous l'aile de l'oiseau. Je ne trouvai pas le cœur du premier coup et je dus la plonger à plusieurs reprises sous la plume chaude. Cropette se détourna, cette fille ! Enfin le martin-pêcheur, qui ne saisirait plus d'ablettes en rasant l'eau, consentit à mourir. Je le mis dans ma poche. Sans doute le naturaliserais-je, comme m'avait appris mon père. (On fend la peau du ventre, on dégage les quatre membres, on les coupe aux ciseaux courbes, on les retire, on saupoudre la dépouille d'alun anhydre chipé dans le grenier à inspectes et on conserve ce trophée jusqu'à ce que les vers s'y mettent.) 
  J'avais à peine consommé ce petit crime, pour m'entraîner à mieux, lorsque retentirent les appels bien connus de Folcoche lancée sur le sentier de la guerre. 
  — Les enfants ! Les enfants ! Où êtes-vous ? 
  — Manquait plus que ça, nom de Dieu ! jura Frédie qui trouvait l'expression masculine. 
  — Qu'est-ce qu'on va encore prendre ! gémit Cropette. 
  Nous redescendîmes à vive allure. Mais, à la passerelle (terminus autorisé), Folcoche nous attendait. Elle cria de loin : 
  — Débarquez immédiatement et rentrez à la maison. 
  — Taisez-vous, fis-je très bas, taisez-vous et laissez-moi faire. On va passer sous la passerelle. Frédie, donne-moi la godille. 
  Croyant deviner mon intention, Folcoche s'assit sur le madrier qui constituait l'essentiel de la passerelle, bien décidée à sauter dans le bateau lorsqu'il filerait entre ses jambes. Poussé par le courant et par moi, celui-ci se présenta bien devant elle, mais, à l'instant précis où elle sautait, je donnai un brusque coup de barre à droite. Folcoche tomba dans la rivière. Renversant la manœuvre, je réussis à lui passer sur la tête, qui érafla le fond de tôle, et à m'éloigner suffisamment pour qu'elle ne puisse s'agripper au bastingage. Feignant l'affolement, je laissai échapper ma godille, afin de me trouver dans l'incapacité officielle de lui porter secours. Cropette poussait des cris lamentables. Frédie se tordait le nez à gauche, passionnément, en répétant : 
  — Splendide ! Splendide ! 
  Pas si splendide que ça. Elle barbotait dans son bouillon d'herbes, Mme Rezeau, elle barbotait, mais elle ne coulait pas. Elle ne criait pas, ne faisait pas attention à nous. Elle employait tout ce que lui avait appris jadis un commencement de cours de natation, non poursuivi par la suite, mais quand même bien désastreux pour nous, car elle parvenait à se maintenir sur l'eau et même à gagner quelques centimètres dans la direction du pied de la passerelle. Frédie changea de refrain. 
  — Elle va s'en tirer, la garce ! Il faut lui foutre un coup de talon sur la tête. 
  Mais, ce beau conseil, il le proféra tout bas dans mon oreille et nul d'entre nous ne bougea, comme bien vous le pensez. D'abord, c'était impossible : nous n'avions plus que nos mains pour pagayer. Ensuite, une maladresse volontaire peut s'interpréter, mais le coup de grâce donné à une personne qui se noie, voilà qui n'est plus du tout équivoque et engage autrement votre responsabilité !... La rage au cœur, je dus assister au sauvetage de Folcoche par elle-même. Sauvetage par elle-même, je dis bien, car elles étaient deux dans l'Ommée : la fragile Mme Rezeau, toute couturée, sans muscles, manquant de souffle, et l'indomptable Folcoche, décidée à vivre et à faire vivre son double, malgré l'eau sale qui lui trempait les cheveux, lui rentrait dans la gorge, vivement recrachée, malgré nos silencieuses prières à Satan. La voilà qui se rapproche de la berge, la voilà qui s'agrippe à une touffe de sauges, l'arrache, retombe, saisit cette fois une racine plus solide et se hisse péniblement sur la rive où elle s'effondre, épuisée, mais sauvée... Oh ! pas pour longtemps. On ne s'effondre pas devant trois petits imbéciles, dont elle ne soupçonne pas que deux au moins d'entre eux ont comploté sa mort et qui restent stupidement immobiles dans leur barque sans agrès. 
  Folcoche se relève, ses hardes ruisselantes plaquées sur de maigres cuisses, elle se relève et commence à hurler : 
  — Pagayez donc avec les mains, tas d'idiots ! Je vous en ficherai, moi, des promenades en bateau. 
  Frédie lâche pied. 
  — Beau travail ! grommelle-t-il maintenant. 
  Cropette dit très haut : 
  — On n'a pas idée d'être aussi maladroit. 
  Et Folcoche, qui ne tient debout qu'à force de volonté, sourit soudain, se secoue comme un chien mouillé et, sans plus s'inquiéter de nous, se hâte vers La Belle Angerie, riche d'un énorme prétexte à représailles.
A suivre... 

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