Hervé
Bazin
Vipère
au poing
chapitre
XXI
Lu
par Pierre Vaneck
XXI
Deux
mois ont passé. Mon escapade n'est pas oubliée. Folcoche y fait
souvent d'obligeantes allusions. La guerre civile couve, sournoise.
Peut-être pense-t-on à me mettre au collège. La mégère, d'après
Frédie, aurait même proposé une maison de redressement, mais,
comme nous sommes en période de vacances, la question ne se pose
pas. On verra ça, fin septembre, si les fonds sont en hausse, ce qui
ne semble pas probable. L'abbé Traquet est en congé. Nous sommes
donc seuls sous la coupe directe de Folcoche. J'ai conservé mon
costume de velours noir : ma mère s'est très vite aperçue que les
culottes courtes humiliaient mes presque quinze ans.
Pour papa, c'est
la saison idéale : des myriades de mouches bourdonnent sur les
laiches et les cardamines des prés bas. Cependant, sa grande
préoccupation du moment n'est pas d'ordre entomologique. On va
célébrer les noces d'argent académiques du vénérable et
octogénaire René Rezeau. Bien que ce dernier ne soit, somme toute,
que le plus brillant des collatéraux (et il sait bien le dire,
monsieur mon père, chef de la branche aînée), la Belle Angerie,
capitale bicentenaire de la famille Rezeau, doit être le cadre de
cette flatteuse cérémonie. Papa se débat, intrigue, écrit force
lettres sur le papier à en-tête du manoir, réfute les objections
de ceux qui trouvent le Craonnais trop difficile à joindre, organise
un service d'autocars en déroutant pour quarante-huit heures la
navette Angers-Segré, cherche du personnel, établit des listes, raie
quelques noms, en rajoute quelques autres...
Tout cela, avant même
l'accord du principal intéressé. Mais cet accord nous parvient
enfin. Papa exulte, bondit à Segré, donne l'ordre d'imprimer les
invitations. Folcoche est moins enthousiaste.
— Ça coûtera
combien, cette histoire-là ?
Le chef de la branche aînée chasse
d'un revers de la main ces préoccupations mesquines : il vient de
liquider quelques titres au Comptoir d'Escompte. Tant d'honneur exige
de courageux sacrifices. Alors, résignée, Mme Rezeau sonne le
branle-bas. Les devoirs de vacances attendront. Sarcloirs, raclettes
et râteaux nous sont distribués. Que les allées soient impeccables
! Si la peinture est trop dispendieuse, qu'à cela ne tienne ! Une
couche de chaux redonnera une virginité provisoire aux poteaux
blancs, qui sont l'accessoire indispensable de toute clôture
distinguée. La paille de fer mord le parquet du salon, dont les
lattes s'effritent dangereusement. Pour une fois, il faut que cela
brille. Un nuage de mites (lépidoptères) émigre des tentures, des
Gobelins et des tapis, que Fine et les deux Bertine battent à coups
redoublés. Barbelivien manie les cisailles dans les massifs. On
emprunte au curé Létendard les géraniums du Sacré-Cœur. Jeannie
Simon prépare le pâté de prunes qu'affectionne le grand-oncle et
une douzaine de fromages en jonc. Madeleine, de La Vergeraie (qui est
devenue, décidément, appétissante), vient d'annoncer que sa mère
tuera un mouton. Les Argier, de La Bretonnière, sacrifieront leur
volaille.
— Toutes mes redevances de l'année vont y passer ! gémit
Folcoche.
Et le grand jour arrive. Le ban et l'arrière-ban de la
famille Rezeau ont été convoqués, ainsi que les autorités
constituées, civiles et religieuses, de la région. Le grand homme,
le héros de la fête, arrive le premier, frileusement recroquevillé
sous un plaid au fond de son antique Dion-Bouton. Nous sommes tous
alignés sur le perron pour le recevoir. Il descend péniblement de
voiture, car sa prostate le fait déjà cruellement souffrir. Sa
femme, tante Alice, toute en cheveux blancs, et sa fille Alice II,
toute en cheveux noirs, soutiennent ses derniers pas. On installe le
vieillard, on le couvre, on le cale dans un fauteuil Dagobert, juste
au beau milieu du salon, sous l'écusson de nos armes (vous savez : "
de gueules au lion d'or passant "), qui sert de motif central
aux peintures de la grande poutre. Sa Grandeur, qui est également
frileuse, malgré la saison, et qui est également percluse, vient
bientôt le rejoindre, ainsi que notre oncle, le protonotaire
apostolique, tout spécialement venu de Tunisie par avion.
Magnifiquement lui-même dans ce décor de soutanes, dont la moire
épuise toutes les nuances du violet, le défenseur de la Foi
considère, d'une prunelle affaiblie, son innombrable famille qui ne
cesse maintenant d'affluer, qui vient respectueusement déferler,
vague par vague, aux pieds de son fauteuil. Nous reconnaissons le
baron et la baronne de Selle d'Auzelle, la comtesse Bartolomi (qui
dissimule ses fanons sous une guimpe de perles fines) et sa
descendance à cheveux corses, M. et Mme Kervazec, qui présentent
les vœux du cardinal, le comte de Soledot, maire du lieu et
conseiller général, Mme Torure et ses enfants sans le sou, M.
Ladourd, que l'on n'a pas pu ne pas inviter, malgré l'origine de sa
fortune (honnête, mais obtenue dans les peaux de lapins), le curé
Létendard et son ordonnance, je veux dire : son vicaire, des fils,
des filles, des petits-enfants Rezeau, de toutes branches, rouges de
plaisir, rouges et innombrables comme les calvilles sous les pommiers
de septembre. Tout ce monde se range, se tasse derrière " lui
", redresse collectivement la tête, pose pour la postérité.
Alors est admis le petit peuple, les bonnes gens de la commune, les
paysans embarrassés d'eux-mêmes et tout rassasiés de leur
humilité, Jeannie, Simon, les quatre Barbelivien, les Argier, les
Huault, la vieille Fine arborant sur le sein droit la médaille
tricolore des vieux serviteurs, les bonnes sœurs de l'école libre
et celles de l'hôpital, les enfants de Marie, ceintes de leur
écharpe plus ou moins méritée, les membres du Conseil de fabrique,
une délégation de la société de tir et de l'harmonie
Saint-Aventurin, cinquante fermiers et fermières anonymes...
La
plupart sont porteurs de bouquets craonnais, de ces bouquets serrés,
fleur à fleur, ces mosaïques qui sont des chefs-d'œuvre de la
patience paysanne. Mais beaucoup ont amené, pattes ficelées et
battant des ailes comme pour applaudir à leur mort prochaine, qui un
canard, qui un poulet. (J'allais ajouter qui un lapin, par souci
d'exactitude, mais je m'aperçois que cela ferait drôle.) Le tout
s'amoncelle dans un coin du salon : les autels et les œuvres en
profiteront (non sans que Folcoche ait prélevé une dîme secrète
pour se rembourser de ses redevances). En retard, comme il se doit,
survient le député conservateur de Maine-etLoire, marquis Geoffroy
de Lindigné, qui traverse la foule chaude de ses électeurs. On
n'attendait plus que lui. Magnésium. Une fois, deux fois, trois
fois.
— Merci, messieurs-dames, dit le photographe. Le marquis tire
quelques feuillets de sa poche, lance le bras droit en l'air. On fait
: " Pschuuuttt. " Le marquis parle ou, plutôt, il
entonne... Ce discours dure une heure. Je vous en fais grâce. Mais
le speech du maire, l'homélie de l'évêque, le compliment des
enfants des écoles, le laïus du chef de la branche aînée, à
nous, on ne nous en fit pas grâce. Enfin, après trois heures de
postillonnades, la foule des petites gens est autorisée à s'aller
rafraîchir de cidre bouché et restaurer de rillots, dans la cour,
le long des planches posées sur tréteaux et recouvertes de vingt
draps de toile de lin qui leur inspireront la plus salutaire
considération envers la dynastie.
Les personnes notables, en comité
restreint, sont dirigées sur la salle à manger, qui, malgré ses
soixante mètres carrés, ne pourrait contenir tout le monde. Le
reste de la famille banquettera dans le hall, les couloirs, la salle
d'études. La Belle Angerie n'est plus qu'un grand restaurant où
s'affairent les filles de ferme embauchées pour la journée et qui
font, parmi ce beau monde, un emploi anormal de gros rires et de
particules interrogatives " ti ".
A six heures du soir, les
invités commencent à refluer. Un grand nombre de cousins et
cousines, cependant, coucheront au manoir en attendant le train du
matin pour Paris. Le protonotaire s'installe pour quinze jours. La
baronne pour huit. Le parc est encore plein de cris, d'appels, de
galopades. Une vraie kermesse. Le soleil décline en direction du
clocher de Soledot, où il semble avoir l'intention de s'embrocher.
Les nuages prennent progressivement la teinte des boutons de la robe
du protonotaire. Mon père, ivre d'orgueil, la cravate desserrée,
erre de groupe en groupe. Les moucherons, dans le pré, de croupe en
croupe. M. Rezeau m'aperçoit soudain, solitaire et me dirigeant vers
le taxaudier. Il me rejoint, me prend par le bras, m'entraîne,
essaie de me communiquer son enthousiasme. — Comprends-tu, mon
petit, comprends-tu aujourd'hui ce qu'est une famille comme la
famille Rezeau ?
Bien sûr, je le comprends, et c'est même pourquoi
je suis sans chaleur. Dans le bois, une cousine anonyme, une cousine
qui a sans doute une mère attentive et non une Folcoche en robe de
lamé, Edith Torure, peut-être, ou une de ces petites Bartolomi à
tresses d'ébène... une cousine, quoi ! chante d'une voix aigrelette
une vieille romance pour jeune fille bien.
— C'est charmant ! dit
papa, en se caressant la pomme d'Adam, qu'il a aussi proéminente que
le nez.
Oui, c'est charmant, c'est désuet, c'est respectable. Mais
tant d'argent dépensé pour la gloire, alors que nous manquons de
nécessaire, est-ce vraiment charmant ? Mais ces paysans, traités en
serfs en plein vingtième siècle, n'est-ce pas aussi désuet? Mais
cette hypocrisie qui jette la cape sur nos dissensions, notre
sécheresse de cœur et d'esprit, nos mites et nos mythes, est-ce
encore respectable ?
Le monde s'agite, il ne lit plus guère La
Croix, il se fout des index et imprimatur, il réclame la justice et
non la pitié, son dû et non vos aumônes; il peuple les trains de
banlieue qui dépeuplent ces campagnes asservies, il ne connaît plus
l'orthographe des noms historiques, il pense mal parce qu'il ne pense
plus vôtre, et pourtant il pense, il vit, infiniment plus vaste que
ce coin de terre isolé par ses haies, il vit, et nous n'en savons
rien, nous qui n'avons même pas la T. S. F. pour l'écouter parler,
il vit, et nous allons mourir.
Mais ma haine à moi devine notre
raison d'être et, surtout, de ne plus être, elle devine combien
cette fête est un défi jeté au siècle et combien elle est
fragile, la romance de cette petite cousine qui n'enfantera plus de
nouveaux bourgeois craonnais, nés d'une idylle bien dotée. Ma
haine, qui ne leur pardonnera pas d'être un des leurs et de l'être
à jamais, ma haine sait que cette fête est la dernière du genre,
avant que ne s'effrite et ne s'effondre cette gloire de canton. Elle
sait aussi que je serais un des plus détestables artisans de
l'irrémédiable décadence, préparée par la dévaluation des
préjugés et des titres. Et je souffre un peu, j'en souffre, parce
que, malgré moi, je ne les déteste pas tous. C'est pourquoi, très
doucement, je consens à répondre à mon père, qui ne comprendra
pas :
— Oui, c'est charmant. On dirait le chant du cygne.
A suivre...
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