Hervé
Bazin
Vipère
au poing
chapitre
XX
Lu
par Pierre Vaneck
XX
Je
fais le point.
Pour la première fois, je fais le point. Il est bon,
ai-je lu quelque part, de se replier quelquefois sur soi-même et,
capitaine armé du sextant, de préciser sa position, parmi les
courants, les vents, les idées et les voix de ce monde. Revenu de
Paris au milieu d'une indifférence générale bien simulée, je me
trouve isolé parmi mes frères... pour quelques jours seulement,
pense ma mère, qui a dû se donner bien du mal pour les terroriser à
ce point. Pour la vie, peut-être. Car j'ai lancé mon petit bateau
beaucoup plus loin qu'eux. A mes yeux, ce ne sont plus que de petits
mousses.
Folcoche me laisse une paix relative. Elle a compris la
nécessité de changer encore une fois de politique. Je suis
l'énergumène contre qui rien ne prévaut, surtout pas les coups. Le
seul siège qui me convienne est sans doute la quarantaine du
silence. Elle sait bien, la mégère, que ma combativité
s'offusquera très vite de cet injurieux armistice et que j'irai
bientôt m'offrir à son tir. Son parti est pris. Je dois par tous
les moyens être éliminé de la communauté. Par tous les moyens
sérieux. Laissons ce gredin s'endormir dans une sécurité
trompeuse, laissons-le faire quelque énorme sottise.
Je fais le
point. C'est-à-dire, je m'affirme. Ce premier examen, qui n'a rien
d'un examen de conscience, car je me trouve très bien tel que je
suis et je n'ai le ferme propos que d'être chaque jour un peu plus
moi-même, ce premier examen a lieu pendant une récréation de midi,
sur l'extrême branche de mon taxaudier, qui devient véritablement
mon isoloir, mon donjon, et où mes frères ne me suivent jamais, car
l'escalade n'est pas de tout repos. (C'est sans doute pourquoi
Folcoche ne m'a jamais interdit d'y monter.)
Je fais le point. Je ne
sais pourquoi, mais, perché tout là-haut, je me sens tout autre.
Dominant les toits bleus de La Belle Angerie et uniquement dominé
par le vent d'ouest ou les ramiers qui tournent longuement autour de
leurs nids, je me détache de ma vie. Les mille agacements, les mille
vétilles dont nous souffrons beaucoup plus que d'une grande
blessure, les voilà qui tombent, les voilà qui tapissent les
sous-bois très au-dessous de moi, comme les aiguilles brunes de
sapin. Que suis-je ici ? Et pourquoi suis-je ici ? Quel rythme
d'heures inutiles me balance au même titre et au même souffle que
cette branche qui me supporte comme un fruit étranger et qui bientôt
me laissera tomber ? Tomber vers cet avenir, maintenant proche, où
je pourrai me planter tout seul dans la terre de mon choix, les
fumiers de mon choix, les idées de mon choix, les ventres de mon
choix. Sur le point de choisir ma façon de pourrir, puisque,
pourrir, c'est germer, donc vivre... Sur le point de choisir ma
pourriture vivante, que ce soit l'amour ou que ce soit la haine,
comme je suis bien lavé de vent ! Comme je suis infiniment pur !
Je
fais le point. Tu n'es pas ce que tu veux, mais tu seras ce que tu
voudras. Tu es né Rezeau dans un siècle où naître Rezeau, c'est
rendre dix longueurs à ceux qui s'alignent avec toi. Tu es né
Rezeau, mais tu ne le resteras pas. Tu n'accepteras pas le handicap
que tu sens sans pouvoir encore définir exactement en quoi il
consiste. Tu es né Rezeau, mais, par chance, on ne t'a pas appris
l'amour de ce que tu es. Tu as trouvé à ton foyer la contre-mère
dont les deux seins sont acides. La présure de la tendresse, qui
fait cailler le lait dans l'estomac des enfants du bonheur, tu ne la
connais pas. Toute la vie, tu vomiras cette enfance, tu la vomiras à
la face de Dieu qui a osé tenter sur toi cette expérience. Que ce
soit la haine ou que ce soit l'amour, disais-tu ? Non ! Que ce soit
la haine ! La haine est un levier plus puissant que l'amour. Certes,
tu pourras l'oublier. Certes, tu voudras essayer de toutes les
douceurs, de toutes ces choses fades et sucrées que resucent, entre
langue et luette, les petites cousines sentimentales. Tu te gaveras
des berlingots de l'amour. Et tu les recracheras. Tu les recracheras
avec le reste !
Je fais le point. Je ne suis pas modeste. C'est
toujours cela que les Rezeau conserveront en moi. Je suis une force
de la nature. Je suis le choix de la révolte. Je suis celui qui vit
de tout ce qui les empêche de vivre. Je suis la négation de leurs
oui plaintifs distribués à toutes les idées reçues, je suis leur
contradiction, le saboteur de leur patiente renommée, un chasseur de
chouettes, un charmeur de serpents, un futur abonné de L'Humanité.
— Les enfants ! C'est l'heure. Je suis votre scandale, la vengeance
du siècle jeté dans votre intimité.
— Les enfants !
Tais-toi,
Folcoche. J'arriverai volontairement en retard et tu ne diras rien,
parce que tu as peur, parce que je veux que tu aies peur. Je suis
plus fort que toi. Tu déclines et je monte. Je monte comme un
épouvantail, dont l'ombre s'allonge immensément sur les champs au
moment où le soleil se couche. Je suis la justice immanente de ton
crime, unique dans l'histoire des mères. Je suis ton vivant
châtiment, qui te promets, qui te fera une vieillesse unique dans
l'histoire de la piété filiale.
— Les enfants !
Tais-toi,
Folcoche ! Je ne suis pas ton enfant. Très satisfait de ce premier
morceau de bravoure (intérieure), je dégringole de branche en
branche, je laisse un morceau de ma veste à la pointe d'un sicot et,
sans courir, regagne la salle d'études, où mes frères se penchent
déjà sur leurs devoirs. Mais Folcoche ne m'a pas attendu. Notons ce
relâchement d'une implacable courtoisie. Et rengainons nos armes,
inutilement fourbies. Le doux Shelley m'attend, honneur de cette
langue anglaise, que nous ne parlons plus au souper, depuis que Mme
Rezeau s'est aperçue que nous savions désormais la manier mieux
qu'elle.
A suivre...
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