jeudi 13 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing - ch. VII

 

Hervé Bazin

Vipère au poing

chapitre VII

lu par Pierre Vaneck

 

VII

  Si draconien soit-il, un règlement trouve toujours des accommodements. Notre mère, qui avait raté sa vocation de surveillante pour centrale de femmes, se chargea de veiller à sa plus stricte application et de l'enrichir peu à peu de décrets prétoriens.  

  Nous étions déjà habitués à la mentalité de la méfiance, d'origine sacrée, qui cerne tous les actes et mine les intentions de tout chrétien, ce pécheur en puissance. Du soupçon Mme Rezeau fît un dogme. Compliquées de commentaires et de variantes, ses interdictions devinrent un véritable réseau de barbelés. La contradiction même ne nous fut pas épargnée. 

  C'est ainsi que nous devions faire notre chambre avant la messe. Pour vider notre seau de toilette (il n'y a naturellement pas de tout-à-l'égout à La Belle Angerie), il nous fallait utiliser les water-closets de la tourelle de droite, contigus à la chambre des maîtres. Et ce, en pleine nuit, à la lueur d'une lampe Pigeon, qui nous fut bientôt supprimée... Or nous devions également éviter le moindre jaillissement d'eau sale et surtout le moindre bruit susceptible de contrarier le repos de notre auguste mère. Afin d'éviter, dans l'ombre, toute collision malodorante, nous prîmes le parti d'aller vider nos ordures à pas de loup, le seau serré contre notre cœur, comme le ciboire sur la poitrine de Tarcisius. 

  Au début, la présence de Mlle Lion nous évitait de perpétuelles frictions. La gouvernante, à l'occasion, nous défendait. Mais Mme Rezeau le remarqua très vite. 

  — Ma parole, mademoiselle ! Mais vous vous faites l'avocat de ces vauriens. Vous leur cédez aussitôt que j'ai le dos tourné. 

  Le père Trubel, lui, se contentait de fumer sa pipe. En vain la pauvre Ernestine cherchait-elle à l'amener à ses vues. 

  — Ma bonne demoiselle, comprenez donc ! Ni vous ni moi n'en avons pour bien longtemps. Que cette femme élève ses enfants comme elle l'entend, cela ne regarde qu'elle. Nous sommes payés — et même mal payés — pour dire amen. Pour ma part, je ne puis trouver facilement un autre préceptorat... 

  Cette conversation, surprise entre deux portes, m'édifia sur le compte du père. Mais la gouvernante ne se résignait pas : elle nous aimait, cette vieille fille, et c'était bien là le pire grief de notre mère, qui ne l'avait provisoirement conservée à son service que pour donner satisfaction à l'opinion. 

  Certaines réformes, dont rêvait Mme Rezeau, ne pouvaient être entreprises qu'après le départ d'Ernestine. 

  Le premier prétexte pour la renvoyer fut le bon. Il se présenta sous la forme d'une courte maladie de Frédie. Rien de grave. Une simple indigestion, due à la surabondance de haricots rouges dont nous gavait économiquement notre mère. Notre aîné ne put se lever, un matin, et mademoiselle proposa de le prendre dans sa chambre, qui était chauffée. Mme Rezeau refusa. 

  — Cet enfant s'écoute. Nous allons simplement le purger. 

  A l'huile de ricin, vous vous en doutez. Une pleine cuillère à soupe de cette bonne saleté fut présentée aux lèvres de Frédie, qui détourna la tête et osa dire : 

  — Grand-mère nous donnait du chocolat purgatif. 

  Mme Rezeau serra les dents et, pour toute réponse, pinça rudement le nez de son fils, qui dut ouvrir la bouche pour respirer. Incontinent, cette douce personne en profita pour lui entonner l'huile dans le gosier. Le résultat fut immédiat. Dans un irrésistible haut-le-cœur, Frédie revomit le tout sur la robe de chambre de sa mère. 

  — Quel immonde enfant ! hurla-t-elle, en lui lançant à la volée une gifle retentissante. 

  C'en était trop pour le cœur et pour les principes de Mlle Lion, gouvernante diplômée. 

  — Madame, dit-elle, je ne puis plus approuver ces méthodes. 

  L'interpellée se retourna et, sifflante : 

  — Ni moi les vôtres, ma fille ! 

  Mlle Lion s'indigna. 

  — Vous vous oubliez, madame. Je ne suis pas une femme de chambre. 

  Mais son antagoniste n'avait que faire de la forme. 

  — Je ne sais pas ce que vous êtes, mais je vous paie pour vous occuper de mes enfants et non pour les dresser contre leur mère. Vous avez admirablement profité des leçons de ma belle-mère, qui s'entendait bien à ce travail de division. Si je ne puis plus rien obtenir de mes fils, je sais maintenant à qui je le dois. 

  — Dans ces conditions, madame, je n'ai plus rien à faire ici. 

  — J'allais vous le dire. Mademoiselle se retira, toute raide, et Mme Rezeau fit ingurgiter à Frédie, non pas une, mais deux cuillères d'huile de ricin. 

  Les réformes suivirent. Cette fois, point de comparution solennelle. Le tour de vis fut donné, progressivement, au fur et à mesure des inspirations maternelles. Affirmer son autorité chaque jour par une nouvelle vexation devint la seule joie de Mme Rezeau. Elle sut nous tenir en haleine, nous observer, remarquer et détruire nos moindres plaisirs. Le premier droit qui nous fut retiré fut celui de l'ourson... ou petit tour (signé Frédie). 

  Nous avions jusqu'alors licence de nous promener dans le parc, à la seule condition de ne pas franchir les routes qui le bordent. Mademoiselle n'était pas encore partie, lorsque notre mère prit feu, en plein déjeuner, ce qui était contraire à ses habitudes, car, en principe, elle préférait manœuvrer son mari dans l'intimité. 

  — Jacques, tes enfants deviennent impossibles, surtout Brasse-Bouillon. Je ne peux pas les laisser galoper comme des veaux échappés. Un de ces jours, nous en retrouverons un sous les roues d'une auto. Ils ne sont jamais rentrés à l'heure exacte. N'est-ce pas, mon père ? 

  — Euh ! fit celui-ci, entre deux cuillerées de potage. 

  — Tes mains, Brasse-Bouillon ! cria Mme Rezeau. 

  Et, comme je ne les remettais pas assez vite sur la table, un coup de fourchette, dents en avant, vint les ponctuer de quatre points rouges. 

  — Avec le dos, Paule ! avec le dos. Cela suffit, gémit papa, qui reprit : Tu ne peux tout de même pas attacher ces gosses. 

  — Non, mais je pense qu'il devient nécessaire de leur interdire de dépasser les barrières blanches. 

  Elle nous parquait ainsi dans un espace de trois cents mètres carrés. 

  — Vous n'êtes pas de mon avis, Jacques ? 

  Le " vous " décida mon père à céder. Il le lui rendit d'ailleurs, ce qui signifiait chez lui non la colère, mais la lassitude. — Faites comme vous l'entendrez, ma chère. — Mother, will you, please, give me some bread, susurra Cropette dans le silence. Alors, madame mère, condescendante, lui offrit le croûton qu'il préférait. Mlle Lion dut s'en aller comme une voleuse. Nous ne fûmes pas autorisés à lui faire nos adieux. Mais le lendemain de son départ nous étions autorisés à gratter les allées du parc. — Au lieu de gaspiller vos forces en jeux stupides, vous vous amuserez désormais d'une manière utile. Cropette ratissera. Frédie et Brasse-Bouillon gratteront. Cette corvée de désherbage devait durer des années. Elle nous devint naturelle, mais, au début, nous vexa profondément. L'étonnement des fermiers, leur sourire nous étaient insupportables. Madeleine, de La Vergerie, revenant de l'école, n'en croyait pas ses yeux. — Voilà-ti pas que ces messieurs grattent leurs allées et venues, à présent ! — On s'amuse, tu vois bien, rétorqua bravement Frédie. On s'amusait ferme, en effet. Aime Rezeau corsa l'affaire en installant son pliant à quatre mètres de nous. Elle avait dû vaguement entendre parler du Stakhanovisme. Ses conseils sur la meilleure méthode d'arracher les pissenlits, sur la manière d'économiser les coups de raclette et de leur donner le maximum d'efficacité nous furent prodigués avec taloches à l'appui. L'art de tailler les bordures au ciseau fut inventé. Rendons hommage à sa patience, qui grelottait parfois sous le vent d'ouest, mais s'acharnait aux futilités de la persécution, héroïquement. Et, maintenant, voici l'invention des sabots. La glaise du Craonnais est mortelle aux souliers. Grand-mère nous chaussait de galoches en été et de bottillons de caoutchouc en hiver. Madame mère les trouva dispendieux et, par ces motifs, les déclara malsains. — Vous me pourrissez toutes vos chaussettes. Papa résista quelques semaines. Il n'avait pas vu sans déplaisir ses enfants transformés en petits serfs. Sa conception de l'honorabilité en souffrait. Mais, comme toujours, il céda. Nous dûmes porter les sabots, que Mme Rezeau commanda spécialement au sabotier du village. Et non pas des sabots de fermière, relativement légers, recouverts de cuir, mais de bons gros sabots de champs, taillés en plein hêtre et ferrés de clous en quinconce. Des sabots de trois livres, qui nous annonçaient de loin. Marcel, toujours fragile, eut le droit de les porter avec chaussons. Pour Frédie, pour moi, la paille suffisait. Quelques jours après, rafle générale dans nos chambres et dans nos poches. Interdiction de conserver plus de quatre francs (ces derniers étant réservés pour les quêtes). Bien entendu, nous n'avions jamais reçu un sou de nos parents, mais il arrivait que nos oncles et tantes nous fissent quelques dons. La prime de deux francs, instituée par grand-mère pour notes satisfaisantes, avait été supprimée depuis longtemps. Restait aussi le bénéfice des générosités Pluvignec. Madame mère, ayant décrété la réquisition de nos bourses, saisit également tous objets de valeur en notre possession : timbales d'argent de nos baptêmes, chaînes de cou à médailles d'or, stylos offerts par le protonotaire, épingles de cravate. Le tout disparut dans le tiroir aux bijoux de la grande armoire anglaise, qui servait de coffre-fort à notre mère. Nous ne devions jamais rien récupérer. En même temps, des serrures étaient posées sur les placards les plus anodins. Les clefs, étiquetées, furent suspendues à l'intérieur de la fameuse armoire dont je viens de parler et qui devint le saint des saints de La Belle Angerie. La clef suprême, celle qui défendait toutes les autres, celle de l'armoire anglaise, ne quitta plus l'entre-deux-seins de la maîtresse de maison. Et Frédie trouva un nom pour cette politique : la cleftomanie. De cette époque, date ma science de Louis XVI amateur, mon amour des passe-partout. Quelques clefs, chipées çà et là, furent d'abord cachées sous un carreau descellé de ma chambre, puis travaillées avec plus ou moins de bonheur en vue de crocheter certains placards. Simple forfanterie, au début. Nous n'en étions pas encore au stade du vol domestique, mais nous avancions gaillardement sur cette voie. Déjà, nous avions faim, déjà, nous avions froid. Et nous louchions sur les entrebâillements d'armoires, d'où notre mère, parcimonieusement, retirait linge ou victuailles. Et nous ragions, lorsque notre frère de Chine était appelé : — Tiens, Cropette ! Tu as été convenable depuis huit jours. Attrape ça. Généralement, il ne s'agissait que d'une vieille nonnette, car la gueuse ne se mettait point en frais. Mais ce privilège exorbitant exaltait la morgue de Cropette, le maintenait en douce vassalité, l'incitait à crachoter entre deux portes ses petites délations. Au surplus, ces nonnettes, elles nous avaient été volées, et nous le savions. L'arrière-grand-mère Pluvignec nous les envoyait de Dijon, où elle s'éteignait en bourgeoisie, depuis trois quarts de siècle, sans daigner nous connaître. Déjà, nous avions faim, déjà, nous avions froid. Physiquement. Moralement, surtout. Passez-moi le mot, s'il recouvre vraiment quelque chose. Un an après la prise du pouvoir par notre mère, nous n'avions plus aucune foi dans la justice des nôtres. Grand-mère, le protonotaire, la gouvernante avaient pu nous paraître durs, quelquefois, mais injustes, jamais. Nous ne doutions pas un instant de l'excellence de leurs principes, même si nous les observions avec hypocrisie. En quelques mois, Mme Rezeau eut ruiné cette créance salutaire. Les enfants ne réfléchissent que comme les miroirs : il leur faut le tain du respect. Tout système d'éducation (tant pis pour ce grand mot !) leur apparaît mal fondé s'il n'embauche pas leur piété filiale. Cette expression, à La Belle Angerie, vaut un ricanement. C'est pourquoi cette tragédie, encore froide, rejoignit-elle le comique, lorsque notre mère s'improvisa directrice de conscience. Mon père faisait, deux fois par semaine, dans la chapelle, une lecture spirituelle. L'une d'elles ouvrit à Mme Rezeau des horizons nouveaux. — ... Nous ne connaissons plus aujourd'hui que la confession privée. Mais, chez les premiers chrétiens, la confession était publique. Certains ordres monastiques ont conservé cet usage et, chaque soir, " battant leur coulpe " devant leurs frères... Quel admirable biais pour entrer, toute casquée, dans l'intimité de nos fautes vénielles ou autres ! Au souper suivant, entre les haricots rouges et le fromage de ferme, les paupières de notre mère s'abattirent sur un visage sublime. Ouvrant les bras, en demi-orémus, abandonnant la langue des hérétiques d'outremanche, toujours en vigueur à cette heure-là, cette sainte femme risqua ces mots pesés au milligramme sur des balances angéliques : — Jacques, j'ai beaucoup médité la lecture spirituelle que vous nous avez faite. J'ai une proposition à vous faire. Je sais qu'elle pourrait paraître singulière en toute autre famille que la nôtre. Mais, Dieu merci ! nous pouvons nous moquer ici des libres penseurs et des athées. Nous ne sommes pas pour rien la souche d'où jaillissent tant de défenseurs de la foi, écrivains, prêtres ou religieuses. Mais que faisons-nous pour mériter un tel honneur ? Il faudrait que nos enfants soient élevés dans le meilleur sens de ce terme... élevés vers les sommets de la foi. Un temps. Papa ne sourcillait pas : cette terminologie conventuelle lui était familière. La sainteté, apanage Rezeau. La foi de notre père n'était pas de celles qui soulèvent les montagnes, mais elle était lourde et encombrante comme le mont Blanc. Des enfants bien encordés pour l'alpinisme mystique, rien ne pouvait lui sembler plus souhaitable. — Mais où veux-tu en venir, chère amie ? — A la confession familiale quotidienne. J'ai entendu dire que les Kervazec la pratiquent depuis longtemps. Suprême argument ! Les Kervazec sont, dans le canton, la famille rivale en sainteté. Ils ont donné un cardinal à la France. Papa hésitait encore. Notre mère entreprit le père Trubel : — Vous êtes certainement de mon avis, mon père ? Professionnellement, le précepteur était obligé de l'approuver. Il se contenta d'un signe de tête. — Bon ! conclut M. Rezeau. Jamais ce vague adjectif ne m'apparut si dénué de sincérité. Une heure après, la prière du soir expédiée, eut lieu notre premier déshabillage de conscience. Je m'en souviens comme d'une chose odieuse. — Je m'accuse, disait Marcel, d'avoir oublié mon signe de croix avant l'étude de quatre heures. Et puis j'ai dit zut à Fine, qui ne voulait pas me donner une seconde tartine. Et puis j'ai donné un croche-pied à Ferdinand, qui ne voulait pas me rendre le capitaine de quinze ans. — Cet enfant est d'une remarquable franchise, pontifia ma mère. Allez, Marcel ! reprit-elle en employant le vous, pour bien marquer qu'elle était dans l'exercice de ses plus sublimes fonctions. Allez ! le bon Dieu, votre père et moi, nous vous pardonnons. Quant à moi je me tus. Ce déballage me trouvait aphone. — Qu'attendez-vous ? Qu'avez-vous à cacher, mon garçon ? — J'ai certainement fait des péchés... mais... je ne m'en rappelle plus... — Je ne me les rappelle plus, corrigea le père blanc. — Faut-il que je vous aide ? reprit sèchement Mme Rezeau. Tout plutôt que cela. Je me lançai dans tous les détails du Confiteor. Impatience, gourmandise (avec quoi, mon Dieu !), paresse, orgueil... toute la liste bénévolement acceptée par le curé de Soledot, le samedi soir. — Mais précisez donc, mon garçon ! exigeait madame mère. — Pour aujourd'hui mieux vaudrait s'en tenir là, proposa le père, à qui je vouai, séance tenante, une éternelle reconnaissance. Frédie, à son tour, se mit à genoux. — J'ai été très sage, aujourd'hui, fit-il. Le père m'a même promis une griffe de lion. J'ai 12 de moyenne... — Orgueilleux ! glapit notre mère. Et cette histoire de livre que vous avez volé à votre plus jeune frère ? Vous serez privé de lecture pendant huit jours. — Mais, madame, objecta le père, le secret de la confession... — Justement ! Il n'a rien avoué du tout, rétorqua Mme Rezeau. Il faut qu'il sache bien qu'il n'a aucun intérêt à dissimuler ses fautes. Quand il l'aura bien compris, il sera plus franc. Marcel aussi l'avait bien compris. Désormais ses petits rapports devenaient inutiles. Sans avoir l'air d'y toucher et sous couleur de scrupules, il pourrait tous les soirs poignarder dans le dos, au besoin. Frédie, lecteur passionné, était devenu enragé. — La folle ! La cochonne ! répétait-il en se déshabillant, si haut que ses injures traversaient la cloison. Et, tout à coup, contractant ces termes énergiques, il rebaptisa notre mère : — Folcoche ! Saleté de Folcoche ! Nous ne la connaîtrons plus que sous ce nom

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