jeudi 20 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing - ch. XIV

Hervé Bazin

Vipère au poing

chapitre 14

lu par Pierre Vaneck


XIV

  

  Non, Folcoche tu ne parviendras pas à empoisonner notre joie. C'est en vain que tu as essayé de nous faire tondre avant de partir. Papa s'y est formellement opposé. Il est vrai que j'étais devant lui, rouge et contracté, et qu'il commence à me craindre : quel scandale ce petit meneur ne pourrait-il point déclencher ? 

  Non, Folcoche il faut abandonner certaines petites persécutions qui ne portent plus. Pourquoi avoir rallongé subrepticement les costumes neufs que notre père nous a offerts, afin d'être dignes de lui ? Je sais suffisamment coudre et, dès ce soir, je rétablirai l'ourlet. Pourquoi me donner une cravate qui jure atrocement avec ce complet ? Je ne demanderai pas à notre père de m'en acheter une autre, car il m'enverrait au bain, mais Frédie fera une remarque désobligeante à son égard et M. Rezeau se jettera sur cette occasion d'affirmer son autorité et son bon goût, tandis que je rendrai le même service à mon aîné, dont les chaussures sont éculées. 

  Et voilà ! L'heure du départ est arrivée. Pour rien au monde tu ne modifierais ton plan, ma mère, mais il faut avouer que ses prémices te coûtent. Allons ! choisis donc un de tes sourires et tâche de jouer le fair-play. Papa s'est mis en frais. Quel dessous de porte m'a soufflé un jour que la petite de Poli ne lui avait pas été indifférente ? Il est presque moderne, notre vieux, dans un costume bleu ardoise (l'ardoise, c'est très craonnais). Je ne sympathise pas beaucoup cependant avec cette épingle de cravate, qui fut celle de grand-père et qui représente un sanglier d'or aux yeux de rubis. Mais, fait prodigieux, les bottines ont fait place à des souliers bas. 

  — Ah ! bougonne-t-il, je me tordrai les chevilles avec ces Richelieu. 

  Enfin, il se glisse dans la Citroën, où Frédie et moi sommes déjà à entassés (sans avoir reçu le baiser en forme de croix, tracé de la pointe de l'ongle). La voiture démarre, les vitesses protestent contre l'inexpérience du chauffeur, qui ne saura jamais les passer correctement. Par la vitre arrière, je considère un instant la silhouette de Folcoche, qui cherche à se tenir droite comme jadis et n'y parvient que péniblement. Cropette rentre déjà, accentuant son allure déhanchée, ce qui est signe chez lui de profond mécontentement. L'oblat fouille dans sa poche et en tire son mouchoir médaillé. De l'autre main, il esquisse une bénédiction. Bye-bye, tout le monde ! 

  La route d'Angers est hideuse. D'interminables haies détruisent l'horizon. Tous les cent mètres, une barrière à bascule, dont les poids sont remplacés par de grosses pierres. Elles portent, peintes en blanc, les initiales du propriétaire, et ces initiales, qui sont souvent les mêmes durant des kilomètres, nous rappellent que nous sommes ici en terre quasi féodale. 

  Par leurs trouées, on aperçoit des pommiers en fleur, des champs de colza qui font chanter canari le printemps, des paysans de velours côtelé. D'innombrables carrefours précédés de triangles jaunes. Les chemins creux qui s'en échappent ont tous l'air d'une petite ligne de chemin de fer : ce sont les ornières pleines d'eau qui trompent l'œil. 

  — Eh bien, mes enfants, vous n'êtes pas loquaces. Avez-vous déjà le mal du pays ? 

  — Ça, répond Frédie, pas question. 

  Papa sourit et fredonne : 

  — Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? 

  Puis, d'une voix de basse-taille : 

  — Partout ailleurs ! 

  Pour un homme de goût, c'est un peu patte d'éléphant dans le plat d'épinards. Mais tel sera toujours notre pauvre vieux quand il cherche la camaraderie de ses fils. Il force la note, il devient compromettant. On ne sait jamais sur quel pied danser avec ce Jupiter, dès que Junon cesse de lui préparer ses foudres. Frédie récite sa leçon, avant que nous n'atteignions Angers et ses boutiques propices. 

  — Tu aurais pu mettre une autre cravate, mon vieux. La tienne est horrible. 

  — Et puis après ! Nous n'allons pas chez le prince de Galles. D'ailleurs, tu as quelque chose à dire, avec tes pompes de mendiant ! 

  M. Rezeau jette un coup d'oeil, enregistre et opine : 

  — Vous ne serez jamais fichus de vous nipper convenablement. Nous ferons le nécessaire à Angers. 

  Angers. Cinq minutes d'arrêt. Sa cathédrale Plantagenet. Sa maison d'Adam. Putains et nonnes à égalité. Étudiants. Ralliement. L'ange qui joue à saute-mouton du monument aux morts. Une ville où l'on pense bien. Rectifions : une ville où l'on pense " biens ". 

  Prendre de préférence le trottoir de droite ou le quai de droite, le long de la Maine. M. Rezeau met la main au portefeuille, entre avec nous aux Dames de France, rue d'Alsace (comme ces noms flattent l'oreille !). On achète en courant une cravate bleue et une paire de souliers jaunes, parce que Frédie les veut jaunes, malgré tous les conseils de son père qui trouve le noir beaucoup plus cligne. 

  Et l'on repart. Le programme est chargé. Nous n'allons pas seulement dans le Gers convertir le comte de Poli à la diptéromanie. Nous allons, en passant, cueillir des renseignements essentiels sur certains de nos ancêtres, les plus nobles, bien entendu, car il est inutile de s'inquiéter des autres. 

  M. Rezeau, depuis quelque temps, est tout à fait mordu pour la science de d'Hozier. Exactement depuis qu'il a découvert que nous descendions des barons de Cherbaye et de cette autre famille qui portait le nom curieux de de Tanton et avait droit à ces prodigieuses armoiries : d'azur à deux fleurs de lis et demie. Quel passionnant mystère ! Sans doute les de Tanton avaient-ils reçu du roi ces armes étonnantes depuis qu'un des leurs, portant devant le souverain l'écu de France... 

  Ce ne sont que suppositions, bien sûr, mais, sans doute, était-ce à Bouvines. Sans doute ce Tanton a-t-il protégé le roi de la malemort. Sans doute reçut-il, ce faisant, quelque mauvais coup, partageant en deux la troisième fleur de lis, ce dont son maître bienveillant voulut éterniser la mémoire. Frédie, irrévérencieusement, prétend bien que ce pourrait être non pas une histoire de lis mais une histoire de lit royal. Toujours est-il qu'il y a du roi là-dedans. Et nous, Rezeau, descendants des de Tanton, nous sommes tout de même roturiers, malgré nos armoiries (de gueules au lion d'or passant) enregistrées sous Louis XVI, au titre bourgeois, malgré nos alliances avec la fleur des pois de ce royaume, inconsidérément devenu république. 

  Nous rendons enfin visite, selon un itinéraire soigneusement tracé au crayon bleu sur le guide Michelin, à certains camarades de guerre de M. Rezeau. Car, je ne vous l'ai peut-être pas encore dit, mais Monsieur a fait la guerre. Il était réformé au début des hostilités, réformé pour déficience générale, mais un Rezeau, en ce cas-là, s'engage immédiatement et, reconnaissons-le, jamais dans l'intendance. M. Rezeau a donc fait la guerre et en a la croix. 

  Il garde de son séjour à Verdun une extrême fierté, l'horreur des poux (ces hémiptères !), une certaine tolérance pour La Marseillaise et La Madelon, enfin une glorieuse blessure. Une blessure... dans le dos, vous avouerez que c'est embêtant pour un engagé volontaire, que c'est une infâme déveine, car il a été touché, notre héros de père, par une balle rasante, alors qu'il rampait vers une mitrailleuse boche, alors que son dos, en quelque sorte, attaquait le premier ! 

  Je vous raconte toutes ces choses, j'en fais une petite salade. Ne me croyez pas inconséquent. Pour la nième fois, papa nous les raconte, avec des variantes et des compléments d'information, tandis que la " cinq chevaux " se dirige vers Doué-la-Fontaine, première étape — généalogique, celle-là — de notre randonnée. 

  A midi, nous déjeunons, sur l'herbe, aux portes du village. Mme Rezeau nous a pourvus d'œufs durs, de salade de haricots et de pommes de terre en robe de chambre (je proteste au passage; on devrait dire : pommes de terre en robe des champs). Elle nous en a pourvus pour deux ou trois jours. Économie. Souci de nous gâcher notre plaisir. Hormis les œufs, rien n'est mangeable. Nos provisions sont affreusement salées. 

  — Ce soir, nous dînerons chez un traiteur, déclare M. Rezeau, qui affectionne ce mot noble et ajoute aussitôt dans notre style : Fine nous a donné des saloperies. 

  Il ne précise pas : " Sur l'ordre de votre mère ", mais nous autorise à le penser. Faut-il le dire ? Nous trouvons que son silence est un peu lâche. On n'abandonne pas si vite ce que l'on a soutenu si longtemps de son autorité. 

  Compulser les registres de l'état civil et, surtout, se faire confier les plus anciens d'entre eux par ces secrétaires de mairie qui sont la plupart du temps instituteurs, donc communistes, ce n'est pas une petite affaire. Le nom des Rezeau et la qualité de la carte de visite de notre père ne les impressionnent pas toujours. Il faut quelquefois aller voir le maire ou l'adjoint, expliquer le coup, longuement, à des paysans obtus ou méfiants, savoir distinguer ceux d'entre eux qui attendent un pourboire et ceux qui s'en offenseront. 

  M. Rezeau, reconnaissons-le, ne s'en tirait pas trop mal. Le secrétaire de mairie de Doué-la-Fontaine fut charmant. Il portait barbiche, lorgnon et col cassé, comme les portera Tafardel. Mais il laissait percer des opinions respectueuses de l'ordre établi. 

  — Un type très bien, décida notre père, un malheureux qu'on laisse moisir dans ce trou, parce qu'il n'est pas franc-maçon. 

  Pendant trois heures, nous nous penchâmes sur les grimoires de feu les curés de Doué. Nous rencontrâmes quelques ancêtres, notamment ce Louis Rezeau qui, à plusieurs reprises, reconnaissait des enfants comme " nés de ses œuvres ". Papa tournait pudiquement la page, en cherchait d'autres, plus pompeuses, où dormaient ces paraphes compliqués, lacés, relacés, de la prétention bourgeoise, ou ces signatures en forme de coups d'épée (" Sa main digne, quand il signe, égratigne le vélin ") des écuyers et autres seigneurs, ou enfin ces croix pesantes et rudes comme l'existence des paysans qui les tracèrent. 

  Si vaine que soit la constitution d'un arbre généalogique, où pend toujours une quantité considérable de bois mort (cet arbre poussant dans le passé, on devrait logiquement dire une racine généalogique), si vaine que soit la recherche et le dosage plus ou moins truqué d'une ascendance, je ne dédaigne pas totalement ce petit jeu. L'origine de mes vingt-quatre paires de chromosomes m'intéresse. Mais surtout le dépouillement d'un registre présente en lui-même un attrait analogue à celui du miracle de Lazare. L'acte de naissance de ces morts du XVII e siècle, qui n'ont même plus de tombe, les restitue partiellement à la vie. 

  Tandis que mon père, avec ce vain instinct de collectionneur qu'il manifestait en toutes choses, accumulait les notes, épinglait les dates, donnait de subtils coups de filet dans le temps et dans l'espace, j'aimais derrière lui m'emparer des registres, choisir un nom (ce nom fourni par le baptême au hasard de la conception), le suivre de page en page. Quelquefois, il s'arrêtait tout de suite, ainsi que beaucoup d'autres, rayés par une épidémie. Quelquefois, on le retrouvait sur deux, trois, cinq, dix registres successifs, baptisé, marié, remarié, père de plusieurs enfants, parrain de beaucoup d'autres, témoin de ses amis, enfin " décédé muni des sacrements de notre mère la sainte Église ". 

  La grande histoire peut mépriser ces humbles en elle anonymes, comme sont en nous anonymes les millions de globules de notre sang. Mais ni elle, ni la petite histoire, ni même le roman, quelles que soient les précisions et la couleur de son récit, ne peuvent donner ce caractère d'authenticité, ce parfum de fleur desséchée qui a pourtant fleuri. Soit dit en passant, il arrive que des fleurs bi ou tricentenaires soient collées sur les feuillets des registres, et c'est injustement à Doué-la-Fontaine que j'ai retrouvé l'acte de naissance d'une certaine Rose-Mariette Rezeau, fille de noble homme Claude Rezeau et de dame Rose Taugourdeau... 

  — Aucun intérêt, fit mon père. J'ai suivi la piste. Elle est morte à seize ans, l'année du choléra. 

  Elle était morte à seize ans, en effet, la petite arrière-grand-tante. Elle était morte, voilà deux cent dix-huit ans, mais son acte de naissance était toujours orné d'un pétale de rose, qu'avait collé sa maman, qui ne savait sans doute pas signer et qui pourtant avait su signer mieux que tous les autres, mieux que Folcoche, certainement, cette spécialiste du cunéiforme, ne l'avait su faire à mon baptême. Je suis, vous le savez bien, un peu sacrilège. J'emportai le pétale de rose. Aucun amoureux ne l'aurait mieux conservé que moi. Je lui trouvai une cachette sûre : au milieu de mon scapulaire, entre un morceau de toile " ayant touché sainte Thérèse de l'Enfant Jésus " et l'image imprimée sur flanelle et lavée de sueur de Notre-Dame des Sept-Douleurs. 

  De Doué-la-Fontaine, nous eûmes le temps, dans la même journée, d'aller essuyer la poussière de quelques vieilles reliures, à Vihiers, puis à Trémentines. A huit heures moins le quart, le secrétaire de mairie de cette dernière localité nous mettait poliment à la porte, et nous allions coucher à Cholet. 

  Avec des fortunes diverses, les deux jours suivants furent employés à prospecter généalogiquement les Deux-Sèvres et la Vendée. Le soir du troisième jour, quittant la région où nous avions des chances de rencontrer des ancêtres dans leurs linceuls de papier jauni, nous nous lancions à travers la Charente, ce département qui a la forme d'un foret, coincé entre l'autre Charente (qui n'est pas inférieure, mais maritime), et la Dordogne truffée. L'étape obligatoire était Montenveau-sur-la-Dronne, dont le curé, à l'époque, s'appelait Toussaint Templerot. " Ce gaillard-là m'a sauvé la vie en me transportant sur son dos, entre les lignes, lorsque je fus blessé pour la seconde fois ", nous avait dit notre père. L'abbé Templerot méritait bien l'épithète de gaillard. A notre arrivée, vers vingt heures, un géant d'un mètre quatre-vingt-sept poussa la porte de son presbytère et accola M. Rezeau, qui avait l'air très ému et nous découvrit un nouvel aspect de sa mentalité. Comment pouvait-il donc refouler pendant des années des affections apparemment si profondes ? 

  —Mon vieux Templerot ! s'exclamait cet homme disert, soudain dépourvu de mots. 

  —Sacré Jacques ! répondait le curé, qui n'avait pas le coup de gueule plus nuancé. Sont-ce là tes gamins ? 

  Mes quatorze ans tout ronds, les quinze ans et demi de Frédie allaient s'offusquer du terme, mais Templerot ne nous en laissa pas le temps. L'un après l'autre, nous fûmes soulevés de terre et embrassés de façon sonore. Ce curé, décidément, ne ressemblait pas aux abbés que nous avions connus jusqu'alors et dont l'affection, les jours de gala, allait jusqu'au baiser de paix, ce frotti-frotta de joues mal rasées. 

  — Entrons chez moi, reprit Templerot. Vous ne serez peut-être pas aussi dorlotés que dans votre manoir, mais la Marguerite a fait pour le mieux. 

  Je pense bien ! Jamais je n'avais vu tant de victuailles sur une table. Les assiettes étaient de faïence et les couverts d'aluminium, mais la selle d'agneau, le canard rôti aux navets, l'île flottante, le blanc cacheté, le rouge poudreux nous affolèrent. 

  — Arrête, Templerot ! Ces enfants n'ont pas l'habitude de pareilles agapes. 

  — C'est bien pour ça qu'ils sont ch'tifs, disait la Marguerite, tout en servant. Le vin, c'est la force de l'homme. Dans vos pays de là-haut, le vin est pâle. N'y a pas de soleil dedans. 

  Le curé déboutonnait sa soutane. M. Rezeau, mais oui, notre père, qui devenait aujourd'hui " Jacques, de la cote 137 ", déboutonna également son gilet bleu ardoise. Je me trouvais au bas bout de la table et, l'estomac surchargé, je considérais dans une sorte de rêve la salle à manger du presbytère qui n'était point tendue, comme la nôtre, de verdures des Gobelins, pleines de perroquets, d'oiseaux indéfinis, de nébuleux châteaux. Les murs, absous à la chaux une fois par an, ne comportaient même pas le décor de pieux chromos cher au curé de Soledot. Pas une bondieuserie, hormis le crucifix de plâtre où trottinaient des mouches. La fenêtre donnait sur un jardin ratissé au petit poil, où prospérait un figuier, certainement point stérile comme celui de la parabole. Je n'étais déjà plus très conscient. 

  — Marguerite, donne-nous la goutte. 

  La goutte m'acheva. Je ne saurais rien vous dire de plus. Le colosse, en riant aux larmes, m'emporta dans ses bras, me déposa au creux d'un immense lit de campagne tout mou, tout chaud, où je m'endormis aussitôt. Je me réveillai le lendemain matin, ou, plus exactement, je fus réveillé par Marguerite qui m'apportait sur un plateau un bol de chocolat flanqué de brioches et de tartines beurrées. 

  — Ça-va-ti, mon gars ? 

  Cette familiarité me choquait bien un peu, mais je me laissai embrasser de bonne grâce. 

  — Je me lève tout de suite, mademoiselle. 

  — Mademoiselle ! C'est Marguerite que je m'appelle. Et puis tu vas déjeuner au lit. Quand j'étais gamine... 

  Déjeuner au lit ! Je ne croyais pas que ce privilège pût appartenir à toute autre personne que Folcoche. Je ne me fis cependant pas prier et j'attaquai les brioches tandis que Marguerite continuait à m'expliquer comment la dorlotait feu sa mère, jadis épicière... Oh ! épicière ! Quel dommage ! Marguerite appartenait donc à une des classes les plus viles de la société. 

  Le chocolat expédié, — ce premier chocolat qui reste dans ma vie une date beaucoup plus importante que celle de ma première communion, — je me sentis soudain couvert de honte. 

  — Et la messe ? est-ce que j'ai manqué la messe ? 

  Car il ne me venait point à l'idée de dédaigner le saint sacrifice célébré par un curé qui m'hébergeait si bien. 

  — Aujourd'hui n'est pas dimanche, répondit calmement la brave femme. Dors encore un peu. Je viendrai te chercher pour aller aux fraises. 

  — Des fraises, déjà ! Chez nous, elles ne seront pas mûres avant un mois. Et puis on les garde pour les invités. 

  — C'est qu'ici, repartit fièrement la bonne du curé, nous ne barbotons pas dans le brouillard. Et les invités de M. Templerot, c'est toi, c'est les neveux de M. Templerot, c'est même les petits oiseaux. Y en a six planches qui ont passé l'hiver dans le crottin. 

  Un pays de cocagne, en un mot. Absolument dépaysé, je passai au bleu la prière du matin — dans une cure, Seigneur ! — et, sur le coup de dix heures, je rejoignis Frédie, qui se gavait de fraises des quatre-saisons, dans un jardin bon enfant où les fleurs côtoyaient les légumes. Personne pour nous surveiller. Ce laisser-aller n'était-il pas un piège tendu à notre discrétion ? 

  — Vas-y mou ! Il ne faut pas que cela se voie de trop. Mais où est papa ? 

  — Il a pris son filet à insectes et, bras dessus, bras dessous, est parti avec Templerot. 

  — M. le curé de Montenveau ! rétorquai-je. 

  — Non, insista Frédie. Ici, les titres honorifiques et les titres de rente n'ont pas cours. 

  Je ne sais pas trop où Frédie avait déniché cette formule. Ses quinze ans et demi commençaient à devenir quelque peu révolutionnaires. En mots, d'ailleurs, en mots seulement. Notre père rentra peu après, toujours flanqué de son ami, qui, de loin, m'interpella : 

  — Petit misérable ! C'est ainsi que tu fais honneur à mes vins ! Ah ! ces buveurs de cidre, quelle petite race ! 

  — Ils ne boivent même pas de cidre à la maison, rectifia doucement notre père, mais de l'eau. 

  — Oh ! protesta le curé, mettant toute sa réprobation dans cette seule exclamation. Et tu laisses faire ? 

  — Ma femme, vois-tu, a des conceptions personnelles sur l'éducation des enfants. 

  Templerot se souciait fort peu de Mme Rezeau, qu'il devait imaginer autoritaire, rude, mais certainement bonne épouse et bonne mère. 

  — Ne profite pas de son absence pour m'abîmer le profil de ta femme, conclut-il en riant. 

  Silencieusement, je l'approuvais. Folcoche ne devait pas être attaquée en dehors de La Belle Angerie. Je n'aime pas enfoncer les aiguilles dans le dos des gens. 

  Aussitôt après le déjeuner, nous reprîmes la route. Nous avions l'intention de coucher chez un autre camarade de notre père, le baron de la Villéréon, châtelain à Sigoules, mais ce dernier se contenta de nous offrir un verre de cassis. Nous dûmes pousser jusqu'à Mas-d'Agenais, où l'ancien caporal de M. Rezeau tenait une grosse ferme. Il nous reçut, lui, à bras ouverts, malgré l'heure tardive. 

  Encore une fois, je pus constater combien mon père était l'homme de son décor. Malgré ses prétentions généalogiques, le véritable défenseur de la morgue Rezeau, de la dynastie Rezeau, des manières Rezeau, ce n'était point lui, mais notre mère, cette Pluvignec, qui ne se commettait jamais. Ce soir-là M. Rezeau se trouva fort bien d'une soupe aux choux, servie directement dans son assiette par la fermière, se lança dans de longues considérations sur les assolements et les fumures, puis s'en alla se coucher en notre compagnie dans le grenier où trois lits de camp avaient été sommairement dressés parmi les tas d'oignons et les sacs de semences. Je sus ainsi qu'il portait des caleçons longs et qu'il ronflait. 

  Le lendemain, à midi, le même M. Rezeau était redevenu un homme du monde aux gants distingués. Nous avions traversé le Lot-et-Garonne sans nous arrêter et nous arrivions pour l'angélus au château de Poli, perché sur une des collines d'Armagnac, entre la Gélise et la Douze. 

  Il avait fort grand air, ce château, et son propriétaire, à première vue, ne le déparait pas. Long vieillard à favoris blancs, l'ex-magistrat fit une entrée solennelle dans le grand salon, où l'on venait de nous introduire. Sa fille le flanquait de tulle rose. Il n'en paraissait que plus austère. Cependant ses paupières tremblotaient curieusement. 

  — Mon cher maître, commença-t-il avec emphase, je vous suis infiniment obligé de la célérité... 

  — Papa, coupa très vite Mlle de Poli, ce n'est pas votre notaire, mais votre ami Jacques Rezeau. 

  — Ah ! c'est votre petit Rezeau. Comme je suis content de vous revoir, mon enfant ! Ainsi, depuis la Chine, le comte de Poli était devenu gâteux. 

  Notre père tiqua : toute l'entomologie française, cette science sérieuse, se trouvait atteinte avec lui. Mais Yolande de Poli pansa immédiatement la plaie : elle avait un sourire cotonneux tout à fait adéquat. Rien qu'à la voir une seconde, on pouvait comprendre à quel point l'expression " tomber en quenouille " était valable pour cette maison. Elle filait, en son éternel sourire, le dernier coton de sa race. Pas vilaine, d'ailleurs, quoiqu'un peu fatiguée. Je commençais à m'intéresser aux visages féminins, et celui-ci ne me déplaisait pas. 

  — Excusez mon père, mon cher Jacques, implora-t-elle. Sa vue baisse et il reconnaît difficilement ses meilleurs amis. 

  Leur poignée de main fut molle et fidèle. Pour la forme, et cette fois sans sourire, la jeune fille demanda : 

  — Comment va Mme Rezeau ? 

  — Étonnamment mieux ! répondit-on avec ambiguïté. 

  Nous fûmes présentés. Avec une certaine négligence. Un nouveau personnage, M. Rezeau joli cœur, se composait devant nous. Huit jours durant, nous le vîmes évoluer dans les jupes de la demoiselle. Rassurez-vous. Cour purement spéculative, occupation de bon ton, au même titre que la généalogie ou l'entomologie. Le comte de Poli, comme beaucoup de vieillards, avait ses heures de lucidité. 

  Pour plaire à Yolande, notre père les rendit sirphidiennes. Et les araignées furent proscrites. 

  — Sauf celle qui loge dans le crâne de l'auguste comte ! ricanait Frédie, dont les jeux de mots devenaient lassants. 

  — Méfie-toi de ne pas héberger un crabe quand tu auras son âge, répondaisje en bâillant. 

  Car je bâillais, du fond de l'estomac. Tant pis si vous n'y comprenez rien ! Mais je m'ennuyais. Certes, nous étions traités de manière royale, nous restions libres du matin au soir, nous avions à notre disposition tennis, bateau, salle de jeux et domestiques. Mais notre plaisir était précisément trop officiel. Nulle interdiction n'en pimentait la saveur. Folcoche ne pouvait pas en frémir. Frédie ne partageait peut-être pas ce sentiment d'une manière aussi vive. 

  — Elle en crèverait de dépit, la vieille, si elle pouvait nous voir ! disais-je à tout propos. 

  — Pour une fois que nous ne l'avons pas sur notre dos, fiche-nous donc la paix avec cette femme ! Tu gueules toujours contre elle, mais, ma parole ! on dirait que tu ne peux pas t'en passer. 

  Effectivement. Jouer avec le feu, manier délicatement la vipère, n'était-ce point depuis longtemps ma joie favorite ? Folcoche m'était devenue indispensable comme la rente du mutilé qui vit sa blessure. C'est pourquoi, par forfanterie, je résolus d'écrire à Cropette, en lui faisant une relation enthousiaste de notre voyage. Dûment censurée par la mégère, cette lettre serait pour l'un comme pour l'autre l'occasion de bien douces-amères réflexions. 

  La réponse du berger à la bergère ne tarda pas. Quatre jours après, je recevais une de ces splendides cartes postales de La Belle Angerie, qui représentent le manoir vu de face dans toute sa longueur. Cropette disait simplement : Mon cher Brasse-Bouillon, je suis heureux pour vous de ces excellentes vacances. En compensation, maman m'a payé une bicyclette Wonder, avec changement de vitesse. Le père Vadeboncœur ne reviendra pas : M. l'abbé Traquet le remplace. Il était aumônier dans une maison d'éducation surveillée. Petit-Jean entre au séminaire. Maman me dit de prévenir Frédie qu'elle n'a pas été contente de ce qu'elle a trouvé dans la cloison de sa chambre. Ton frère affectionné. MARCEL REZEAU. 

  Nos commentaires furent longs et fiévreux. 

  — Le Cropette a bien travaillé, constata Frédie. Qu'est-ce que nous allons prendre en rentrant ! 

  — L'orage passera, répondis-je, mais le trésor est foutu. 

  Quatre pots de rillettes, deux pots de gelée de coings, trente-quatre œufs, deux cent cinquante francs et quinze clefs de perdus ! Voilà la catastrophe. Encore ai-je eu le nez creux de mettre deux autres billets de cent francs et quatre passe-partout sous le carreau descellé de ma chambre. Je ne pense pas qu'on les ait trouvés. Mon père avait lu la carte avant de nous la remettre. Il ne fit aucune attention à la découverte du placard secret. Mais, devant la petite de Poli, il s'indigna fortement des décisions unilatérales de Folcoche. 

  — Voilà Paule toute crachée ! Elle profite de mon absence pour renvoyer le précepteur et en choisir un autre de son goût. Je vais lui écrire ce que j'en pense. Il n'en fit rien. Dix minutes après, un heureux coup de filet jeté par hasard sur l'ombelle d'une fausse ciguë lui rapportait une rarissime Tegomia. Une touffe de poils supplémentaires au dernier article abdominal pouvait même laisser présager qu'il s'agissait d'une variété inconnue. Dans son enthousiasme, il écrivit aussitôt au Muséum, dont il avait récemment été nommé membre correspondant. Et il oublia d'écrire à notre mère. 

A suivre... 

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