samedi 15 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing - ch IX

Hervé Bazin

Vipère au poing

chapitre IX

lu par Pierre Vaneck





IX

  Poussées par de solides bras de vent, les giboulées giflaient interminablement le Craonnais avec la même constance dont Folcoche savait faire preuve à notre égard. Les carreaux étaient verts, l'Ommée débordait largement sur les prés bas, noyant les grillons. Depuis deux ans, déjà — deux ans ! savez-vous ce que c'est ? — nous vivions affublés d'hypocrisie et de loques, tout cheveu et toute espérance tondus de près. Depuis deux ans, le révérend aux trois griffes de lion nous apprenait le latin et le grec, entre deux pipes de " gros cul ". 

  Contrairement à ses prévisions, il avait tenu le coup. Madame mère le soutenait malgré la qualité médiocre de son préceptorat et le zèle fâcheux qui le poussait vers les filles de ferme. On le payait peu. On pouvait le traiter cavalièrement. Il se lavait toujours les mains et passait la cuvette de Ponce Pilate à la dictatrice. Une seule ombre au tableau : il avait le nez fin et je pouvait renifler sans humeur l'odeur de nos chaussettes sales, changées toutes les six semaines. 

  — Encore vos patates pourries ! maugréait-il. 

  Tout a une fin. En mars, le jour anniversaire de l'assassinat de César, comme le père nous ânonnait quelque passage du De Viris, M. Rezeau, les moustaches retournées au plafond, fit irruption dans la salle d'études. 

  — L'abbé ! fit-il d'un ton rogue, j'ai à vous parler. Passons de l'autre côté. 

  Immédiatement, trois oreilles furent collées contre la porte. 

  — Ça barde ! jubilait Frédie. 

  Ça bardait, en effet. 

  — L'abbé ! criait M. Rezeau, vous exagérez, vous déshonorez votre soutane. La mère Mélanie, de La Vergeraie, sort de mon bureau. Il paraît que vous avez essayé de tripoter sa fille aînée. Je me doute maintenant du véritable motif pour lequel vous avez dû quitter votre ordre. Je vous retire l'éducation de mes enfants. 

  Mais la note comique manquait encore. 

  — Je me demande si, par hasard, vous ne seriez pas interdit... si vos messes étaient valables ! 

  Un rire énorme nous apprit que le père Trubel laissait glisser son masque sur le parquet de sa chambre. Un rire homérique qui devait déboutonner tous les petits boutons de sa soutane et faire sauter les griffes de lion de sa breloque. Enfin cette hilarité s'apaisa. Nous pûmes entendre : 

  — Mais oui, mon bon monsieur, je quitte votre maison de fous... Vos haricots rouges commençaient à m'écœurer... et le parfum des chaussettes de vos enfants, ces petites bêtes puantes... Je vous laisse sous la férule de Folcoche... Ah ! vous ne connaissez pas le surnom que ses fils ont donné à... 

  Pour la seconde fois, rugit la colère paternels !le : 

  — Nom de Dieu ! Allez-vous vous taire ! Je fais atteler. Vous partirez séance tenante. 

  De la chambre du révérend, jaillit mon père, cramoisi. Surpris par la brusque poussée de la porte, nous fûmes renversés, les quatre fers en l'air. M. Rezeau traversa la salle sans même s'en apercevoir. Le père Trubel partit aussitôt. Je le vois encore s'engouffrer dans la vieille victoria qui puait le cuir et le crottin (et qui allait être remplacée par une cinq chevaux Citroën). Il avait eu le temps, cependant, de me glisser une griffe de lion dans la main et de me confier, dans un brusque tutoiement : 

  — Prends ça, gamin ! Il n'y a que toi qui la mérites. 

  Le père disparu et remplacé, nous payâmes les pots cassés. Recrudescence de vexations. Nouvelles réformes. Folcoche nous a toujours considérés comme responsables des ennuis survenus à la maison. 

  Or La Belle Angerie connaissait la série noire. Le scandale de la soutane blanche était à peine apaisé que se produisit l'incident des armoires. La plus pauvre de nos tantes, Mme Torure, osa réclamer la normande de la petite salle à manger et — accessoirement — deux paires de draps. Quelle prétention ! Les vingt et une armoires du manoir grincèrent sur leurs gonds. Par la bouche exaspérée de Mme Rezeau, les cinquante paires de draps déclarèrent qu'elles n'étaient jamais sorties de La Belle Angerie. On n'a pas idée de remettre en question un partage équitable, qui avait tout attribué à M. Rezeau, notre père, par désistement pur et simple de tous ces cohéritiers, respectueux d'une tradition qui, à chaque génération, permettait de sauver le domaine. 

Gabrielle, baronne de Selles d'Auzelles, Thérèse, comtesse Bartolomi, le protonotaire, mère Marie de Sainte-Anne-D’auray, mère Marie de la Visitation, mère Marie de je ne sais plus quel saint (ces trois dernières épouses de Dieu, malgré la polygamie) avaient tous et toutes signé le document. La tante Torure aussi, stupidement mariée à un pauvre, veuve de ce pauvre et fidèle au souvenir de ce pauvre ! Alors, que venait maintenant réclamer cette indigente ? 

Folcoche en étouffait d'indignation. M. Rezeau hésitait. Il était honnête, cet homme. Pour calmer sa conscience, il abandonna, en grand secret, à sa sœur, les droits d'auteur hérités de grand-mère. Et les armoires demeurèrent sur place, à la grande satisfaction de Folcoche, qui décida, par prudence, de les rendre toutes indispensables en transformant celles qui étaient vides en cabinets de toilette. 

  Histoire réglée. Mais voilà que les chevaux se mirent à crever mystérieusement. La série continuait. Ils ne donnèrent aucune explication, ces chevaux, à leur mort subite. " Morve " prétendit le méjéyeux (alias vétérinaire). Folcoche haussa les épaules. Elle savait à quoi s'en tenir. La version de l'empoisonnement des chevaux par les enfants ne fut pas formulée, mais, pendant des semaines, Folcoche surveilla, enquêta, insinua, espéra la preuve ou le semblant de preuve qui lui permettrait de condamner les coupables à la maison de correction, le rêve de sa vie. Peine perdue. Nous étions innocents. Et nous étions sur nos gardes. 

  M. Rezeau remplaça les chevaux par une Citroën. Et le train-train, pieux et perfide, reprit son cours. Nous ne grandissions guère. Nous ne nous décidions pas à pousser. Folcoche nous mesurait tous les trois mois, le long d'une planche quasi historique, où toutes les tailles des Rezeau avaient laissé un trait de crayon, un prénom et une date. En vain. Sans doute avions-nous trouvé le truc inverse des grognards de la garde, qui se glissaient des jeux de cartes sous la chaussette pour atteindre le niveau requis. 

  — Tiens-toi droit, Chiffe ! 

  Mais Chiffe ne prenait pas un centimètre. Non, la seule chose qui eût grandi en nous, disons-le, c'était un certain sentiment, impossible à mesurer, mais qui eût encombré des kilomètres sur la carte du non-Tendre, si elle existait. 

  Dans cet ordre d'idées, nous avions atteint le gigantisme. Je me souviens, je me souviendrai toute ma vie, Folcoche... Les platanes, pourquoi portent-ils ces curieuses inscriptions, ces V. F. quasi rituels, que l'on pourra retrouver sur tous les arbres du parc, chênes, tulipiers, frênes, tous, sauf un taxaudier que j'aime ? V. F...V. F...V. F... C'est-à-dire, vengeance à Folcoche ! Vengeance ! Vengeance à Folcoche, gravée dans toutes les écorces, et sur les potirons de fin d'année, et sur le tuffeau des tourelles, cette pierre tendre qui se laisse bien creuser à la pointe du canif, et même en marge des cahiers. Non, ma mère, cela n'est point, comme on vous l'a quelquefois prétendu, une ressource mnémotechnique : verbes français, ne pas oublier d'apprendre tes verbes français. Non, ma mère, il n'y a plus qu'un seul verbe qui compte ici, et nous le déclinons correctement à tous les temps. Je te hais, tu me hais, il la haïssait, nous nous haïrons, vous vous étiez haïs, ils se haïrent ! V. F... V. F... V. F... V. F... Et la pistolétade? Tu sais, Folcoche, la pistolétade ! 

  — Moi, je l'ai pistolétée pendant quatre minutes ! se vantait Frédie. 

  Pauvre chiffe ! Petit prétentieux à paupières faibles ! Si quelqu'un t'a pistolétée, c'est bien moi, je m'en vante. Tu t'en rappelles ? Pardon ! Tu te le rappelles ?... Tu dis toujours : 

  — Je n'aime pas les regards faux. Regardez-moi dans les yeux. Je saurai ce que vous pensez. 

  Ainsi tu t'es toi-même prêtée à notre jeu. Tu ne pouvais pas ne plus t'y prêter. Et puis, ça ne te déplaît pas, ma tendre mère ! Au dîner, en silence, voilà le bon moment. Rien à dire. Tu ne me prendras pas en défaut. J'ai les mains sur la table. Mon dos n'offense pas la chaise. Je suis terriblement correct. Aucune faille légale dans mon attitude. Je peux te regarder fixement. Folcoche, c'est mon droit. Je te fixe donc, je te fixe éperdument. Je ne fais que cela de te fixer. Et je te parle en moi. Je te parle et tu ne m'entends pas. Je te dis : " Folcoche ! regarde-moi donc ", " Folcoche, je te cause ! " Alors ton regard se lève de dessus tes nouilles à l'eau, ton regard se lève comme une vipère et se balance, indécis, cherchant l'endroit faible qui n'existe pas. Non, tu ne mordras pas, Folcoche ! Les vipères, ça me connaît. Je m'en fous, des vipères. Tu as dit toi-même, un jour, devant moi, que, tout enfant, j'en avais étranglé une... " Une faute impardonnable de ma belle-mère, sifflais-tu, un manque inouï de surveillance ! Cet enfant a été l'objet d'une grande grâce ! " Et, ce disant, le ton de ta voix reprochait cette grâce au ciel. Mais ton regard est entré dans le mien et ton jeu est entré dans mon jeu. Toujours en silence, toujours infiniment correct comme il convient, je te provoque avec une grande satisfaction. Je te cause, Folcoche, m'entends-tu ? Oui, tu m'entends. Alors je vais te dire : " T'es moche ! Tu as les cheveux secs, le menton mal foutu, les oreilles trop grandes. T'es moche, ma mère. Et si tu savais comme je ne t'aime pas ! Je te le dis avec la même sincérité que le " va, je ne te hais point " de Chimène, dont nous étudions en ce moment le cornélien caractère. Moi, je ne t'aime pas. Je pourrais te dire que je te hais, mais ça serait moins fort. Oh ! tu peux durcir ton vert de prunelle, ton vert-de-gris de poison de regard. Moi, je ne baisserai pas les yeux. D'abord, parce que ça t'emmerde. Ensuite, parce que Chiffe me regarde avec admiration, lui qui sait que je tente de battre le record des sept minutes vingt-trois secondes que j'ai établi l'autre jour et qu'il est en train de contrôler sans en avoir l'air sur la montre-bracelet de ton propre poignet. Je te pistolète à mort, aujourd'hui. 

  Ce faux-jeton de Cropette me regarde aussi : il est bon qu'il sache que je ne le crains pas. Il est bon qu'il ait peur, lui, qu'il réfléchisse aux inconvénients auxquels il s'expose. Je commence à bien lui pincer les fesses quand c'est nécessaire et je serai bientôt assez fort pour lui casser sa sale petite gueule, comme dit Petit-Jean Barbelivien qui ne l'aime pas, car personne, pas même toi qui t'en sers, personne vraiment ne l'aime. Tu vois, Folcoche, que j'ai mille raisons de tenir le coup, la paupière haute et ne daignant même pas ciller. Tu vois que je suis toujours en face de toi, mon regard tendu vers ta vipère de regard à toi, tendu comme une main et serrant, serrant tout doucement, serrant jusqu'à ce qu'elle en crève. Hélas ! pure illusion d'optique. Façon de parler. Tu ne crèveras pas. Tu siffleras encore. Mais ça ne fait rien. Frédie, par de minuscules coups d'ongle sur la table, vient de m'annoncer que j'ai battu le record, que j'ai tenu plus de huit minutes la pistolétade. Huit minutes, Folcoche ! et je continue... Ah ! Folcoche de mon cœur ! Par les yeux, je te crache au nez. Je te crache au front, je te crache... " 

  — Frédie ! Tu as fini de faire l'imbécile avec tes ongles. 

  C'est fini ! Tu es vaincue. Tu as trouvé le prétexte pour te détourner. L'héritier présomptif, tu le gratifies d'un coup de fourchette, pointes en avant, et, moi-même, tu me gratifies d'un rapide battement de tes cils trop courts, ce qui signifie : " Petit crétin, je te rattraperai à la première occasion. " Et, comme je souris au millimètre, d'un sourire à peine perceptible pour tout autre que toi, tu te venges en réitérant le coup de fourchette sur le dos de la main de Frédie, en choisissant l'endroit le plus sensible, à la jointure des doigts, là où l'on compte les mois de trente ou trente et un jours. Quatre petites perles de sang apparaissent, parce que tu as frappé un peu trop fort. Frédie me regarde de travers, maintenant. Papa proteste faiblement : 

  — Je t'ai déjà dit, Paule, de n'employer que le dos de la fourchette. 

  Et l'abbé, outré, baisse de vertueuses paupières. Il ne s'y fera pas non plus, celui-là. Il s'en ira bientôt. Tiens ! c'est vrai, je deviens négligent, j'ai oublié de parler de cet abbé numéro quatre. Quatre, oui. En voilà déjà deux qui, depuis le père, ont refusé d'adopter " un système d'éducation trop austère " (euphémisme sacerdotal !), deux qui ont foutu le camp, au trot, l'un pour soigner sa mère, l'autre pour soigner sa décalcification. Le petit nouveau, c'est un séminariste qui s'est engagé pour les vacances. Il montrait, en arrivant, beaucoup d'enthousiasme. Pénétrer sous le toit qui a vu naître le plus grand défenseur de l'Église, pensez donc ! Je crois qu'il commence à trouver notre sainteté rébarbative et à regretter le séminaire, où l'on se promène, entre soutanes, six en avant, six à reculons, d'un cœur plus léger que sous les ombrages humides des platanes de La Belle Angerie. Il n'en a pas pour longtemps, l'abbé chose, dont le nom ne marque pas dans ma mémoire. 

  Mais pourquoi, diable ! pourquoi revois-je encore le visage de ce doux conscrit de l'évêché ? Voyons, cherche, Brasse-Bouillon. Eh ! pardi, j'y suis. C'est ce passant qui a recueilli madame mère dans ses bras épouvantés. Dans ses bras, oui, le soir même du record. En pleine prière du soir. La tension nerveuse à laquelle j'ai soumis ma pauvre mère a-t-elle précipité l'heure de la crise ? Si oui, quelle consolation ! Maintenant je me souviens de tout, le moindre détail me revient. Je vois ma mère qui devient toute blanche. Mon père entame allègrement le Souvenez-vous. 

  — Souvenez-vous, ô très douce vierge Marie, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun de ceux... 

  " Au fait, qu'est-ce que c'est qu'une vierge ? " suis-je en train de penser. Petit-Jean dit que c'est une femme qui n'a pas eu d'enfants. Mais la sainte Vierge en a eu un. Mme Rezeau se lève en se tenant le ventre. Frédie me jette un coup d'oeil. 

  — ... qu'aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection, imploré votre assistance et réclamé vos suffrages ait été abandonné... 

  La bonne blague ! J'ai tout essayé auprès de cette dame, sur la foi de ces paroles. Elle n'a jamais rien fait pour adoucir Folcoche. 

  — ... animé d'une pareille confiance, ô vierge des vierges... 

  Parce qu'il y a sans doute plusieurs degrés dans la virginité. On dit bien roi des rois. 

  — ... je viens, je cours à vous et, gémissant sous le poids de mes péchés... 

  Mais, Paule, qu'avez-vous ? Elle gémit, Paule, votre femme, ô mon père ! Elle gémit sous le poids de ses péchés. Elle gémit faiblement là où d'autres gueuleraient à pleins poumons. Elle se tord peu à peu, vacille, essaie de se redresser, puis, d'une seule masse, s'effondre dans les bras du séminariste qui la reçoit respectueusement, encore que s'effeuillent à son intention toutes les pivoines de la terre. Bien entendu, papa s'affole. 

  — Paule ! Ma petite Paule ! Mais qu'as-tu ? Allons, l'abbé, transportons-la sur le Récamier du salon. 

  Fine ! Fine ! Ah ! mais c'est vrai qu'elle n'entend pas. Grand signe de détresse, la main tapotant le Sternum. Alphonsine, à tout hasard, se jette sur la cruche d'eau craonnaise (donc légèrement trouble) et en vide la moitié sur le front de Folcoche, qui ne bronche pas. Fichtre ! c'est grave. Nous sommes tous très intéressés, très mouches du coche. Folcoche se tord toujours, inconsciente, les deux mains sur le foie. Sa respiration siffle. Dois-je le dire ? mais nous respirons mieux depuis qu'elle étouffe. Enfin papa prend le seul parti raisonnable : il saute dans sa voiture et va chercher Cacor, le médecin de Soledot. Pendant ce temps, Fine et Bertine Barbelivien, qu'on est allé quérir, transportent notre mère, la déshabillent, la couchent. Quand le docteur arrive, elle n'a point repris ses sens. 

  — Pardi ! fait Cacor, c'est la Chine. Crise hépatique. Je crains une lithiase vésiculaire. Il faudra radiographier. Je vais faire une piqûre de morphine. 

  — Allez vous coucher, les enfants, dit doucement notre père. 

  Je ne dormirai que très tard. C'est que je me souviens de la mort de grand-mère. Ce désastre avait très vite été consommé. Est-ce que Dieu, qui se trompa si lourdement ce jour-là, aurait l'intention de réparer son erreur ? Que sa sainte volonté soit faite ! Ah ! oui, cela m'arrangerait bien que sa volonté soit faite. La maison est calme, maintenant. L'odeur de la bouse fraîche me parvient à travers l'œil-de-bœuf de ma chambre. Barbelivien rentre de la vacherie, et sa lanterne se balance dans la nuit. Et, dans ma tête, qui devient lourde, se balance un dernier espoir sacrilège.

A suivre... 

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