mercredi 19 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing - Ch. XIII

Hervé Bazin

Vipère au poing

ch XIII

lu par Pierre Vaneck

 

XIII

   Folcoche avait du pain sur la planche. Sa première contre-attaque, engagée de front, échoua.

Mais, Jacques, vos enfants se moquent complètement du périmètre que nous leur avons assigné.

La première ligne paternelle se comporta bien :

C'est moi-même qui les ai autorisés à circuler librement. Que voulezvous, ma chère ! Ce sont presque des jeunes gens. Il faut vous en apercevoir, malgré l'extrême jeunesse que vous avez su conserver.

La mégère dut se contenter de cette galanterie. Aussitôt après la prière du soir, comme nous nous relevions en nous brossant les genoux, nouvel étonnement de sa part :

Comment ? Vous avez supprimé l'examen de conscience ?

   Cette fois, l'oblat intervint :

Madame, mon saint ministère doit vous garantir contre toute interprétation hâtive. A l'âge de vos enfants, la liberté spirituelle devient nécessaire.

   Pas de doute, Mme Rezeau avait affaire à une coalition. Elle le sentit, mais s'entêta : je l'ai déjà dit, elle n'était point très intelligente et sa forte volonté ne trouvait que progressivement les lumières utiles à sa gouverne. La présence de Petit-Jean, parmi nous, aux heures de récréation, lui arracha des cris.

Non et non ! Je ne veux pas que mes enfants s'encanaillent.

   L'oblat se dévoua pour la seconde fois.

Madame, le petit Barbelivien se prépare à la vocation religieuse. M. Rezeau et moi avons pensé que vos enfants ne sauraient être en meilleure compagnie. Moi-même, qui ne suis qu'un cadet de ferme, j'ai jadis bénéficié de la même sollicitude de la part d'une grande famille de mon pays.

C'est bon, coupa Folcoche, j'ignorais. Mais je voulais vous demander autre chose. D'où viennent les rillettes que mangent ces enfants à leur goûter ? Je ne leur en ai point donné.

Jean vend du poisson dans les fermes, je crois.

Qu'est-ce que c'est que ce trafic ! Au surplus, je ne vois pas comment il peut pêcher en hiver.

Il doit vendre aussi du gibier.

Mon fils braconne ! C'est complet !

   M. Rezeau, alerté, me demanda des précisions, que je lui donnai très franchement.

En somme, sacré petit bonhomme ! tu me fauches des cartouches et tu tires mes lapins à la barbe de mon garde.

   J'en convins. Folcoche crut triompher. Mais mon vieux chasseur de père reconnaissait son sang et, très fier de mes coups de carabine, m'alloua six cartouches par semaine, à la seule condition de lui en rendre compte. Mme Rezeau n'insista pas. Quatre ou cinq gifles, distribuées en pure perte sur des joues qui ne rougissaient même plus, venaient de lui faire comprendre enfin la nécessité de changer de tactique.

    Du jour au lendemain, son attitude changea. Elle devint non pas conciliante, mais presque silencieuse. Sans doute ne pourrait-elle jamais récupérer le lest que nous l'obligions à jeter par-dessus bord, mais l'essentiel était de reprendre bien en main les rênes du gouvernement. Cette Albion des marais craonnais, pour coloniser les siens, retrouva les immortels principes de division lente qui ont fait la fortune de l'Angleterre.

   Petit-Jean fut neutralisé le premier. Un peu de surenchère suffisait. Mme Rezeau proposa que ce " pieux enfant " devînt désormais élève officiel de l'oblat.

Je crois que c'est une bonne action à faire. N'est-ce pas, mon père ? dit-elle en arborant le plus précieux de ses sourires (le numéro un, l'archangélique, celui des enfants de Marie qui reviennent de la table sainte). 

  B VI et papa n'en demandaient pas tant. Leur flair diplomatique peu développé ne renifla qu'une odeur de sainteté. L'oblat répondit avec émotion :

En effet, madame, c'est bien, c'est très bien ce que vous faites là.

   A la merci de la mégère, qui pouvait désormais, d'un seul mot, anéantir ses ambitions studieuses, Petit-Jean cessa ses importations d'œufs, nous refusa des courses compromettantes. Folcoche, toutefois, ne put en faire un espion. Le gamin tenait à nous ménager également, nous qui pouvions éventer ses projets de futur défroqué.

   Du côté de Fine, qui nous manifestait une trop vive sympathie et qui, selon notre mère, avait, durant son absence, scandaleusement dilapidé le contenu de ses armoires, Folcoche tenta vainement une diversion. Une promesse d'augmentation faite à la sourde et muette ne la rangea point dans son camp. Fine se moquait de l'argent, qui ne lui servait à rien. Rectifiant son tir, Folcoche parla de la remplacer. Peine perdue ! Papa s'y opposa farouchement : tous les Rezeau ne manqueraient pas de lui en faire de sanglants reproches. Alphonsine était un meuble sacré de la Belle Angerie. Au surplus, Fine ne s'émut point de telles menaces. Elle se savait irremplaçable. Nulle autre bonne ne tiendrait plus de huit jours sous la férule de Folcoche.

   Inlassable, Folcoche se tourna vers Cropette et lui prodigua les avances. Malgré ses maigres talents, elle entreprit de lui tricoter un chandail, lui fit couper des flanelles. Son huile de foie de morue fut remplacée par du sirop iodotannique. Enfin, après avoir préparé le terrain par de fréquentes insinuations sur l'excellence de ses devoirs et l'espoir qu'elle avait de le voir un jour réussir à l'École Centrale, elle décréta :

Il faut remonter Marcel d'une classe. Il est nettement en avance. Nous lui gagnerions ainsi une année, qui lui sera infiniment précieuse lorsqu'il sera en mathématiques spéciales.

   L'oblat ne demandait pas mieux. Cette mesure simplifiait son travail. Je faisais figure d'imbécile qui s'est laissé rejoindre par son cadet, mais tant pis ! Cropette accepta cette nouvelle faveur comme toutes les autres, dignement, tranquillement, comme un dû. Notre frère savait très bien à quoi s'en tenir sur l'affection de sa mère, dont les plus vives attentions ne pouvaient d'ailleurs dépasser le tiers de ce que fait une mère normale pour le bien-être et la joie de ses enfants. Il savait aussi que sa signature figurait au bas de la déclaration des droits. Profiter des uns et des autres, se faire prier des deux côtés à la fois, telle demeurait sa politique. A Folcoche, il dédia mille sourires fermés. A nous-mêmes, mille serments de fidélité. Pour le mettre à l'aise, je lui donnai la bénédiction du cartel :

Ne repousse pas inutilement Folcoche. Tu pourras nous être utile. Préviens-nous dès qu'elle te confiera quelque chose intéressant la défense nationale. 

  Agent double, Cropette nous donna d'abord satisfaction. C'est: ainsi qu'il nous prévint à temps d'une fouille générale qui devait avoir lieu et dont Mme Rezeau l'avait averti, afin d'être certaine de ne rien trouver chez lui de répréhensible. Je pus prendre toutes précautions utiles et transporter au grenier le contenu du coffre-fort de la communauté. La fouille ne donna aucun résultat, et, par surcroît de prudence, je ramenai la majeure partie du trésor dans la chambre de Frédie, qui était également mansardée et nous offrait une cachette analogue. Cropette ne fut pas avisé de ce dernier transfert. Son loyalisme, qui jouait de la prunelle gauche en direction de ses frères et de la prunelle droite en direction de Folcoche, devait être surveillé de très près.

   Ainsi, durant deux mois, les deux camps s'observèrent, la grande puissance Folcoche ceinturée provisoirement (telle une Russie) par une poussière de petits États et de neutres tremblants. Mais cette situation ne pouvait s'éterniser. La mégère, toujours douceâtre, cherchait un biais, une occasion... quand papa la lui offrit. Ce dernier se croyait autorisé à respirer librement.

Aucun doute, Thérèse, disait-il à sa sœur, la comtesse Bartolomi, venue passer quelques jours sous nos lambris, aucun doute ! Le fichu caractère de ma femme avait des causes physiologiques. Son opération l'a transformée. Évidemment, elle sera toujours un peu châtaigne sous bogue, mais elle devient vivable.

Pourvu que ça dure ! répondait notre tante, en paraphrasant Laetitia Ramolino. 

  Cela dura jusqu'à Pâques. Quelques jours avant cette fête, M. Rezeau reçut une lettre d'un de ses anciens amis de Changhaï, qui l'invitait à passer une quinzaine chez lui. Revenu de Chine depuis peu, cet ancien magistrat colonial, idéalement veuf, propriétaire d'un grand âge, d'un château dans le Gers et de nombreuses décorations, le comte de Poli, s'il vous plaît, se cherchait une nouvelle raison sociale et croyait l'avoir trouvée dans l'entomologie. Il hésitait toutefois entre les coléo - hyméno - névro - ortho - hémi-lépido-diptères. 

  L'arracher à la séduction des arachnides semblait urgent, car sa fille rapportait, dans une lettre annexe, qu'il avait donné l'ordre de ne plus se servir de la tête de loup. Devant nous, au déjeuner, M. Rezeau, dévoré d'un zèle apostolique, sollicita l'avis de Folcoche.

Nous pourrions, dit-il, emmener , notre aîné et laisser les cadets à la garde du père Vadeboncœur. 

  Mais Folcoche ne voulait point quitter La Belle Angerie. Une expérience avait suffi.

Il n'est pas question de me lancer dans un voyage aussi fatigant, mon ami.

Pour une fois que tu es prudente, laisse-moi te féliciter, reprit mon père, qui voyait poindre l'aubaine d'une randonnée célibataire. Mais qui vais-je emmener ?

Il faut y réfléchir, fit prudemment Folcoche, pour qui la chose était toute réfléchie, mais qui ne tenait pas à démasquer trop vite ses batteries.

   Le lendemain seulement, elle consentit à nous communiquer ses décisions, au déjeuner, encore une fois, selon cette habitude qui consistait à débiter bonnes ou mauvaises nouvelles en se mettant à table, les mauvaises étant généralement prioritaires (et majoritaires).

Marcel n'est pas très bien en ce moment, dit-elle. Je ne peux pas l'autoriser à faire un voyage, qu'il mérite pourtant plus que tout autre.

Le nez rond de Cropette s'allongea.

Je te dédommagerai autrement, mon pauvre enfant.

Papa devint radieux. Frédie se moucha violemment dans le sens favori. Quant à moi, je comprenais parfaitement la manœuvre, mais la perspective d'une évasion de quinze jours dissipait mes appréhensions. Après nous, le déluge ! Seul l'oblat ne semblait pas très rassuré.

Je pense que nous devons bien quelques jours de vacances au révérend père, qui s'est montré si dévoué pour nos enfants, continua Folcoche. N'avez-vous pas de la famille en Normandie, mon père ?

   Tout guilleret, l'oblat accepta la proposition. Ainsi, sauf Marcel, nous étions tous servis chaud. Notez que Folcoche n'avait pas dit : " Ce sont Frédie et Jean qui accompagneront leur père dans le Gers. " L'imméritée faveur était sous entendue. Toute politique que fût cette concession, l'énoncer en clair lui eût écorché la langue. Petit détail dont je me moquais bien !

A la récréation, pour respirer un avant-goût de liberté, j'allai chercher de l'air pur au sommet du taxaudier, mon arbre favori, d'où l'on découvrait toute La Belle Angerie.

A suivre...

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