dimanche 23 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au piong - ch XVII

 
Hervé Bazin
Vipère au poing
chapitre XVII
Lu par Pierre Vaneck

XVII
  Suppression du bateau pour tout le monde : somme toute, nous ne l'avons pas volé ! Consignation du pilote à la chambre : pourquoi ce traitement spécial ? Une erreur de barre n'est pas un délit. En dernière minute, Folcoche, je ne sais comment, arrache la sanction du fouet. Frédie, trouvant cinq minutes de courage, traverse en courant les couloirs du premier étage pour m'annoncer la nouvelle par le trou de la cloison. 
  — Folcoche vient de remettre à B VII la baguette de coudrier. Que vas-tu faire ? 
  Je hurle : 
  — Mon petit pote, on va rigoler ! 
  Le " pote " s'enfuit. Je l'entends dévaler les escaliers intermédiaires. De vagues glapissements le rappellent en bas. Mais, déjà, je déplace l'armoire, ma chère vieille armoire piquée des vers, où parfois Frédie vient se coucher sous un entassement de vieilles frusques et remplir avec moi de chuchotements les nuits interminables de l'hiver. L'armoire, plaquée contre la porte (dont la serrure est elle-même enclouée par un crayon), je la leste de tout ce qui me tombe sous la main. La table, le lit, les chaises viennent l'épauler. Dans ces conditions, à moins d'employer le bélier, il est à peu près impossible d'entrer dans ma chambre. 
  Dix minutes s'écoulent. Puis, soudain, j'entends gémir les souliers de l'abbé Traquet. Il frappe poliment à ma porte. Quand je ne sais plus quel duc, précepteur à la cour, allait fouailler le dauphin, nous savons qu'il y mettait les formes. Daignez, Altesse, recevoir le fouet. A nous deux, Monseigneur ! 
  — Enlevez ce crayon qui bloque votre serrure. Je ne peux pas introduire ma clef. 
  Nulle réponse. B VII n'insiste pas. Il fait son boulot, il va en référer. Il redescend. Au fond, il est très embêté. La punition est ou trop faible, si j'ai volontairement fait basculer ma mère dans l'eau (et, cela, nul ne le pense), ou trop forte, si j'ai seulement commis une imprudence. Décemment, on ne peut me punir sans punir mes frères, qui ont également remonté l'Ommée avec moi. Si l'on me considère aujourd'hui comme un meneur, pourquoi, l'autre jour, a-t-on fait état du droit d'aînesse pour châtier le seul Frédie ? Tout cela manque de logique, et je le sais parfaitement. Ma position est très forte. Mes frères eux-mêmes ne pourraient affirmer que j'aie voulu... 
  Chut ! je suis dans mon bon droit. Rien ne me fera ouvrir cette porte. " Ils " ne m'auront qu'à la pince - monseigneur, s'ils osent appeler Barbelivien. Et encore, n'est-ce pas sûr, car, au dernier moment, je sauterai par la fenêtre. Mais voilà toute une escorte qui monte à l'assaut. Je reconnais la voix suraiguë de Folcoche, le timbre grave de papa, les onomatopées de Fine. Tout ce monde vient buter du nez contre ma porte close, comme les scalaires contre les parois d'un aquarium. Sommations. 
  — Retire ce crayon ! glapit, ou plutôt s'étrangle, Folcoche. 
  — Enfin, voyons, sois sérieux et ouvre cette porte, ajoute mon père qui doit mâchonner ses moustaches. 
  — Ouvrez, ouvrez, Jean ! Ouvrez, répète l'abbé sur le ton monocorde qui ressemble au chant de son homonyme, le traquet motteux. 
  Silence. L'assaillant se concerte. Papa émet faiblement : 
  — Serait-il arrivé quelque chose à ce petit ? 
  Pour le rassurer, je siffle trois ou quatre mesures de La Petite Émilie. 
  — Et il se fiche de nous, avec ça ! re-glapit Folcoche. 
  Coups d'épaule. Pressions. Coups d'épaule plus violents. Ma serrure ne tient guère, mais la porte se coince contre l'armoire. Par le petit interstice, Folcoche aperçoit l'entassement de meubles accumulés par mes soins. 
  — Cet enfant est fou ! Il a mis son armoire contre la porte. Il faut aller chercher Barbelivien, avec ses outils. 
  — Ah ! non, Paule, je vous prie : pas de scandale ! 
  Suivent diverses interjections, toutes proférées par Folcoche, dont la voix se promène maintenant dans les plus hautes notes de la gamme et va, si ça continue, dépasser l'audible. Papa et l'abbé se taisent. Ceux-là viennent de comprendre la gravité de la situation. Le drapeau noir flotte sur La Belle Angerie. Une longue série de désastres familiaux, de schismes retentissants, est inscrite dans ses plis. Prodigieusement intéressés et tout ragaillardis, Cropette et Frédie contemplent, du bout du couloir, ce spectacle stupéfiant d'un enfant Rezeau refusant sa porte à la justice familiale. Je ne les vois pas, mais je les devine, car la mégère, au paroxysme de la fureur, leur jette brusquement : 
  — Allez-vous rentrer dans vos tanières, vauriens ! 
  — De la tenue, ma chère, de la tenue ! répète sans arrêt M. Rezeau. Les cris n'avancent à rien. Nous sommes des Rezeau, que diable ! 
  Il reprend son souffle, puis essaie d'entamer des pourparlers : 
  — Voyons, Jean, ouvre cette porte, je lève la sanction qui t'offense et qui est peut-être excessive. Tu resteras consigné pendant huit jours. 
  Mais la sacrée mégère crie tout de suite : 
  — Ça, non, par exemple ! Je ne capitule pas devant un enfant qui insulte à mon autorité. 
  Je retiens un formidable " merde " qui me brûle les lèvres. Je me tais. Ça vaut mieux. Je ne dois pas avoir l'air sacrilège. Il faut tenir dans ce rôle de dignité offensée, auquel je n'avais même pas bien réfléchi et que vient si gentiment de me souffler mon pauvre père. C'est ainsi que j'obtiendrai devant lui, devant Traquet, devant Folcoche, le maximum d'effet et de prestige. Mais, attention ! Folcoche vient de dire soudain : 
  — Il n'y a qu'à mettre une échelle le long de sa fenêtre. 
  Je me précipite. Aurai-je assez de matériaux pour bloquer cette autre voie d'invasion ? Par bonheur, il est difficile de forcer une fenêtre quand on se trouve en équilibre au sommet d'une échelle. Le matelas suffira, calé par deux chaises. Je dispose le tout fébrilement, et la seconde vague d'assaut vient mourir contre ce nouveau retranchement. 
  — Le gredin ! Il a tout prévu. 
  C'est la voix de ma mère, assourdie, parce qu'elle passe au travers du méchant crin de mon matelas. Je pense aussitôt : " C'est elle qui se paie le luxe d'attaquer, malgré ses coutures et la demi-noyade du jour. Quel tempérament ! " Je suis assez fier de nous deux. Une heure durant, les prières, les sommations, les menaces de placement en maison de correction se succèdent. Peine perdue. Les voix partent de la porte, les voix partent de la fenêtre. Elles commencent à se lasser. Elles se lassent. 
  — Après tout, la faim fait sortir le loup du bois. Nous verrons bien ce que fera ce jeune homme quand il n'aura pas déjeuné. 
  C'est Folcoche qui a parlé. Est-ce un piège ? Essaie-t-on de me faire relâcher ma surveillance, de surprendre mon sommeil ? J'attends une autre attaque. Elle ne viendra pas. Je déplace alors le crucifix. 
  — Psiiit ! Frédie ! 
  — Couchés, mon vieux, ils sont couchés. Je viens d'aller aux chiottes. Il n'y a personne dans les couloirs ! Ça, c'est du sport. Mais que vas-tu faire demain ? 
  Je n'en ai aucune idée. Je réponds cependant : 
  — Tu rigoleras encore mieux. 
  Le lendemain matin, avant la messe, Folcoche, l'abbé, papa, Fine, mes deux frères (convoqués cette fois pour l'exemple) se retrouvaient devant ma porte, dont la serrure était toujours enclouée d'un crayon. Frédie, de qui je tiens ces détails, devait m'assurer que, sauf l'abbé, tout le monde semblait anxieux. La mégère, enveloppée dans son éternelle robe de chambre grise semée de capucines fanées, grelottait nerveusement. Le vieux avait les yeux gonflés par l'insomnie. 
  — As-tu réfléchi ? cria Folcoche, qui, sans même me laisser le temps d'une réponse (qui ne vint d'ailleurs pas... et pour cause !), ordonnait à Cropette : Va chercher Barbelivien et dis-lui d'apporter une barre de fer. 
  Car, dans la nuit, elle avait changé d'avis. Triompher par la famine lui était apparu dangereux. Avec une tête de cochon comme la mienne, on pouvait craindre une résistance acharnée. Quel exemple pour mes frères ! et quel beau triomphe, en effet, que de ramasser en fin de compte sur son matelas ce héros affamé que l'on ne pourrait plus que soigner ! Il fallait me forcer dans ma bauge, immédiatement. Tant pis pour le scandale ! Mon père avait finalement acquiescé. Barbelivien, qui avait laissé ses sabots dans la cuisine, arriva sur ses chaussettes, apportant une barre à mine et l'odeur de la vacherie. Comme d'habitude, un peu de morve filtrait entre ses moustaches. Déjà renseigné par Cropette, il se contenta d'un salut en forme de grognement et se mit immédiatement à l'ouvrage. Ce ne fut pas long. Dès la première pesée, la barre à mine fit sauter la porte, qui s'ouvrit largement... 
  — Ah ! çà, par exemple ! glapit une dernière fois Folcoche, Stupéfaite. 
  La chambre était vide. Un ordre parfait y régnait. L'armoire trônait à sa place habituelle. Le lit n'avait pas été défait ou avait été refait. Sur la table, une feuille de cahier, pliée en quatre, attira l'attention de M. Rezeau : 
  — Il est parti en laissant un mot. 
  Mais ce mot se réduisait à deux lettres, deux colossales majuscules, tracées au crayon bleu : " V. F. " 
A suivre... 

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