vendredi 21 août 2020

Hdervé Bazin - Vipère au poing -ch. XV

 
Hervé Bazin
Vipère au poing
chapitre XV
lu par pierre Vaneck

XV
   Nous étions descendus en Armagnac par les terres. M. Rezeau se laissa convaincre de remonter par les côtes. Nous n'avions, en effet, jamais vu la mer, bien que La Baule ne se trouve qu'à cent kilomètres de La Belle Angerie. La famille estimait inutiles et même immorales les trempettes mondaines en eau salée, toute viande dehors.
   L'horreur du nu est tenace en Craonnais. La peur de l'eau également, tant qu'elle n'est pas bénite. L'éducation en vase clos — en ciboire, dira Frédie — ne permettait aucune fréquentation dangereuse. Chacun sait que sur les plages, on est obligé de se commettre plus ou moins avec les boutiquiers enrichis et la canaille des congés payés. Et puis, enfin, ça coûte cher. Mais, aux alentours de Pâques, il n'y a point d'estivants sur le sable, l'eau n'est pas polluée par la sueur en vacances, les hôtels vides font des prix. Au surplus, il ne s'agissait que de longer rapidement l'océan pour nous faire connaître une des plus belles compositions panoramiques du Créateur.
Évidemment, le paysage est bien gâté par les panneaux publicitaires de ces horribles marques d'apéritifs ou par les villas de style américain. Mais vous tâcherez d'en faire abstraction.
   Le Style américain, soit dit en passant, était le vocable passe-partout employé par le vieux pour qualifier à la fois le jazz (dites mieux : jazz-band), l'architecture moderne, la peinture cubiste, les poèmes surréalistes, les meubles en ronce de noyer et les sièges en tube. Ces derniers surtout le révoltaient : laissons le chrome aux dentistes. Je pense qu'il les aurait sans doute trouvés plus confortables que ses bergères à pieds de biche, s'il avait vécu plus de quinze jours dans un décor de ce genre, mais l'occasion ne lui en fut jamais donnée.
   Obliquons donc vers Bordeaux. Quinconces, pont Saint-Jean, qui a 486 mètres de long. Nous négligeons le port, dont les activités sont sales et peu intellectuelles. Nous coucherons à Blaye, dont les hôtels sont moins chers, à Blaye, dont les remparts sont de Vauban (si j'ai bien retenu ma leçon), à Blaye, patrie de Jauffré-Rudel, qui, toutefois, n'en fut jamais prince.
   Le lendemain matin, arrivée à Royan et premier cours d'océanographie et de quelques autres sciences annexes. Les crevettes grises ne doivent pas être confondues avec la salicoque, le palémon ou le bouquet. Le pou de mer n'a rien à voir avec l'entomologie : il s'agit du plus méprisable des crustacés. Le chardon bleu est abusivement décoré de ce titre, car il n'appartient même pas au genre carduus. Les flotteurs du varech posent un problème non résolu : de quelle manière sont- ils gonflés ? Essai de théorie personnelle. Le goéland utilise les courants ascendants bien mieux que les planeurs, car les œuvres de Dieu sont toujours supérieures aux imitations des hommes. Néanmoins ceux-ci devraient bien utiliser l'immense réservoir d'énergie que constituent les marées.
   Quelques formules. Aperçu rapide sur les difficultés que rencontre la construction des turbines fonctionnant sous une faible hauteur de chute. Il ne faut pas confondre les Royannais, qui sont les indigènes de Royan, avec les Royadères, qui habitent Royat, dans le Puy-de-Dôme, ou, mieux, en Limagne, car les départements sont une création arbitraire de la Révolution.
   Ce jeune garçon, là-bas, près du môle, est en train de nager le crawl, et le crawl dérive de la nage pratiquée par les Polynésiens.
Au fait, j'aurais peut-être dû vous faire apprendre à nager. Vous êtes favorisés par la présence de l'Ommée, qui traverse notre parc. Il faudra que j'en parle à votre mère.
   Il faudra que... Tiens ! le vieux redevient respectueux des avis de sa femme. Il sent l'écurie. La fausse camaraderie, qu'il avait cru bon d'adopter au départ, se paternalise de plus en plus. Nous ne sommes d'ailleurs pas tellement plus rassurés que lui. Frédie ne cesse de me répéter dans l'oreille :
Tu me soutiendras, hein ? Tu me soutiendras ?
   Nous n'avons pas le temps de rester plus de deux heures à Royan. Dans la même journée, nous inspectons Fouras, puis Châtelaillon, pour coucher enfin à La Rochelle, chez notre tante, la baronne de Selle d'Auzelle, qui vient d'hériter de sa belle-mère un hôtel particulier rue de la Marne et des marais salants en Oléron.
   Demain nous ferons un crochet pour admirer l'immense jetée de La Pallice, en cours de construction. Mais non, nous n'irons pas. Une lettre de Folcoche, dont le contenu ne nous sera pas divulgué, nous a précédés chez la baronne, et notre père, qui se découvre éreinté, décide soudain de rentrer directement à La Belle Angerie, via Fontenay-le-Comte et Cholet. Nous ne connaîtrons pas Les Sables-d'Olonne ni Croix-de-Vie. La Citroën, poussive (l'huile a besoin d'être changée), galope bon gré, mal gré vers La Belle Angerie.
   Déjà le décor familier des haies vendéennes, les chemins creux, les talus couronnés de souches, les vaches pie qui ont le beurre si jaune nous préviennent de nous tenir convenablement et de ne plus nous appuyer aux coussins de la voiture. Nous évitons Angers et passons par Candé. Bientôt nous sommes à Vern, dont les bornes nous avisent que Soledot n'est plus qu'à cinq kilomètres. Enfin, à quatre heures, nous remontons l'allée des platanes, variétés V. F., au pied desquels meurent les dernières jonquilles.
   Notre père corne faiblement. Folcoche apparaît. Ses cheveux secs sont ébouriffés. Elle est flanquée de Fine, qui triture son tablier, et d'un très long, très maigre abbé, qui se croise les bras et penche la tête du côté gauche, celui du crucifix, bien astiqué, fiché dans sa ceinture.
Quelle sale gueule il a, le B VII ! me glisse Frédie.
   Mais notre père a déjà baisé la main de sa femme.
Voici M. l'abbé Traquet, qui a bien voulu remplacer le père, que son ordre renvoie au Canada.
Ah ! bon, fait mon père, déjà ravi de cette explication, je n'avais pas bien compris le motif de son départ. Soyez le bienvenu, monsieur l'abbé.
   Notre mère ne nous embrasse pas plus qu'au départ.
Toi.., fait-elle en menaçant de l'index ce pauvre Frédie.
   Mais elle se ravise : il lui faut d'abord réchauffer l'indignation paternelle. B VII, posant lentement ses quarante-quatre sur les marches du perron, descend vers nous et prend possession de nos épaules, où s'abattent respectivement sa main gauche et sa main droite. Je suis honoré de la main droite, qui m'apparaît solide. Mais il m'apparaît aussi nécessaire de faire comprendre à ce spécialiste qu'il n'a point un mouton sous la serre.
Excusez-moi, monsieur l'abbé, mais je dois dire deux mots à notre frère Marcel, qui n'a point daigné venir nous souhaiter le bonjour.
Votre frère apprend ses leçons, réplique sèchement l'abbé, et vous allez justement le rejoindre. Vos vacances ont été longues et, si je ne m'abuse, assez peu méritées. Vous devez reprendre immédiatement le travail.
   Littéralement, il mâche ses mots, cet homme. Ses mandibules font un petit bruit de cheval qui broie de la paille. Frédie, subjugué, gravit le perron. Je suis le mouvement qui nous conduit directement dans la salle d'études. Mais, en arrivant, j'avise Cropette, qui s'absorbe dans une pénible reproduction de la carte de Russie. (La Russie, qu'on appelle provisoirement U.R.S.S., traduction de C.C.C.P., et dont notre mère recherche avidement les timbres, bien que ceux-ci soient généralement d'odieuses reproductions de bustes révolutionnaires.)
   J'avise donc Cropette et lui dis tranquillement :
Pourquoi mets-tu Petrograd ? On dit Leningrad, maintenant.
   L'abbé fonce sur moi.
De quoi vous mêlez-vous ?
   Mais je continue :
Évidemment, Petrograd, cela fait beaucoup mieux. Tu es pierre et, sur cette pierre, je bâtirai…
   La première gifle de B VII me déporte de trois mètres. Mais la fin de la phrase part quand même :
... je bâtirai mes petites trahisons.
   Seconde gifle. Cropette n'a toujours pas levé le nez et calligraphie laborieusement, du côté de la haute Volga, le nom de Nijni-Novgorod, alias Gorki. Il est toutefois plus rouge que moi, malgré les deux taloches que je viens d'encaisser pour l'amour de la vérité, tel Jésus, patron de tous les Traquet du monde.
Eh bien, ça promet ! déclare l'abbé. Votre mère n'a rien exagéré. Mais j'en ai maté d'autres que vous, je vous le garantis.
   A mon grand étonnement, les choses s'arrêtent là. L'abbé s'assied et reprend d'un ton neutre :
Vous êtes injuste. Je crois savoir ce que vous lui reprochez. Madame votre mère m'a mis au courant de tout dès mon arrivée. Ce n'est nullement sur les indications de votre benjamin, mais par hasard, que le pot aux roses a été découvert. Au reste, de quoi vous mêlez-vous ? Cette affaire regarde votre aîné. Que signifie cette attitude ?
   Mais déjà l'abbé invective Fred.
Vous, le voleur, en attendant mieux, mettez-vous à l'écart, sur la petite table, et copiez-moi le verbe dérober, à tous les temps, en français, en latin et en grec.
   La manœuvre se précisa, le lendemain, dès l'étude de neuf heures.
Ferdinand ! jeta Folcoche par l'entrebâillement de la porte, ton père t'attend dans son bureau. Allons ! Plus vite que ça !
   Coup de pied, au passage, dans le mollet. Bigre ! Je m'attendais à être convoqué, mais il n'en fut rien. Folcoche revint, seule, précédée du sourire diplomatique, et s'assit négligemment sur le coin de notre table de travail.
Pendant votre absence, dit-elle sans préambule, j'ai découvert dans la chambre de Frédie une cachette contenant des victuailles et de l'argent. C'est une forte odeur de pourriture qui m'a mis la puce à l'oreille. Les œufs s'étaient gâtés.
   Coup d'œil reconnaissant de Cropette.
J'ai fait mon enquête. Les pots de rillettes proviennent de trafics avec les fermiers. J'ai déjà dit ce que j'en pensais et j'ai interdit aux métayers de vous donner quoi que ce soit à l'avenir. Quant aux œufs, Frédie les avait volés à Bertine, c'est évident. J'ai trouvé aussi des clefs, qu'il destinait certainement à mes serrures. Tout cela est très grave et mérite une punition exemplaire. Ferdinand sera fouetté. De plus, il restera enfermé dans sa chambre pendant un mois. Il sera, bien entendu, privé de dessert durant toute cette période et ne sortira que pour aller à la messe. Je vous interdis de communiquer avec lui tant que durera cette quarantaine. Vous y gagnerez de ne plus céder à ses mauvais conseils.
   Je ne disais rien. Madame mère ne se donnait même pas la peine de m'observer à la dérobée, sachant très bien quelles réflexions pouvaient m'agiter. Déjà très mortifié par le peu de cas qu'elle semblait faire de ma complicité, je l'étais encore beaucoup plus par l'opinion que Frédie n'allait pas manquer d'avoir de moi, si je ne me solidarisais pas immédiatement avec lui. Folcoche, qui me connaissait bien, prévint cette éventualité.
Ton frère aîné, qui ne brille pas par le courage, vient naturellement de te mettre en cause, Brasse-Bouillon ! Je n'ai pas l'intention d'en tenir compte. Quel que soit le rôle que tu aies joué dans cette affaire, Ferdinand est l'aîné, et, à ce titre, je le tiens pour responsable.
   Un désagréable silence suivit cette déclaration. Madame mère le meubla de sourires divers, destinés à l'abbé, à Cropette, à moi, à elle-même. Puis elle s'en fut sans rien ajouter. Le Traquet la suivit, sans doute pour prendre ses ordres.
Que fait-on ? dis-je tout bas à Cropette.
Que veux-tu faire ? Elle t'a prévenu. Frédie doit payer seul. Considérons-nous comme de petits veinards et fermons-la.
Frédie ne nous pardonnerait jamais de le laisser tomber.
   Dans ma tête, s'élaborait un plan de contre-attaque... Compromettre Cropette. A tout prix, communiquer avec Frédie, dont le moral devait être voisin de l'altitude zéro, comme avait dit papa devant la mer, à Châtelaillon. Neutraliser peu à peu l'abbé Traquet en lui suscitant des difficultés avec Folcoche; cela paraissait malaisé, mais, après tout, elle avait été du dernier bien avec tous les précepteurs avant de les renvoyer. Entreprendre, moi aussi, M. Rezeau. Pour l'instant, attendre et voir venir.
   J'étais en train d'apprendre que l'hypocrisie est sœur de la patience. Ferdinand, héritier présomptif, fut fouetté après dîner. Notre père refusa de s'en charger. Il était devenu invisible et dessinait sa rarissime Tegomia, prise dans le Gers, en prenant bien soin d'exagérer la touffe de poils du dernier article abdominal.
   Folcoche choisit une baguette de coudrier dans un massif et l'offrit à B VII avec mission d'en zébrer les fesses du condamné.
Vous m'excuserez de vous imposer cette corvée, monsieur l'abbé. Mais mon mari est très occupé ! Quant à moi, je ne puis plus décemment donner le fouet à un garçon de quinze ans.
   Traquet, sans enthousiasme, accepta l'office de bourreau, et nous pûmes entendre des hurlements significatifs du côté de la chambre de Frédie.
Le salaud ! murmurait Cropette avec conviction.
Frédie ferait mieux de se taire, répliquai-je. Il manque de tenue. Si c'était moi…
Oh ! toi, tu es toujours plus fort que les autres, protesta mon frère.
   J'attendais impatiemment la nuit. Elle vint enfin, très noire, telle que je la souhaitais. Armée de sa lampe Pigeon, Folcoche effectua trois rondes, puis, vers minuit, n'apercevant rien d'insolite dans les couloirs, elle confia ses haines à son oreiller. Je me glissai hors de ma chambre et, rapidement, je filai jusqu'à la remise, où je pris une échelle. L'appliquer sous la fenêtre de Frédie, grimper, enjamber l'appui, réveiller la victime, qui dormait comme un loir sur ses fesses striées de rouge, tout cela ne dura que cinq minutes.
Fous-moi la paix et va te recoucher, lâcheur ! protesta mon aîné, en bâillant. Tu vois où me mènent tes conneries. C'est moi qui paie, comme toujours.
Imbécile ! Tu n'as pas compris que Folcoche cherche à nous diviser ?
   Il me fallut une bonne heure pour convaincre cette chiffe. Mais, comme Ferdinand était le digne fils de son père, mon éloquence finit par l'entamer.
Je te laisse le choix entre deux solutions, lui dis-je pour conclure. Ou bien nous restons sur nos positions, tu fais ta punition, nous cherchons à t'aider de toutes les manières et même à obtenir ta grâce auprès de papa, dont la fête tombe le premier mai, souviens-t'en. En finale, Folcoche aura raté son but, qui était de nous brouiller en faisant retomber sur toi seul les conséquences d'un délit collectif. Ou bien je vais voir papa demain matin et je mets tout le monde dans le bain, en lui montrant la Déclaration des Droits, dont fort heureusement le texte est encore en ma possession. Cropette est partisan de la première solution, je pencherais plutôt vers la seconde.
   Frédie n'hésita plus. La perspective d'une punition générale, qui le laisserait sans secours, le rangea aux côtés de Cropette.
Si vous êtes enfermés à votre tour, vous ne pourrez pas m'aider. Personne ne pourra plus amadouer papa. Enfin, si nous compromettons Cropette, il n'aura, la crise passée, plus aucune raison de nous ménager et se rangera définitivement dans le camp de la mégère... qui ne se gênerait d'ailleurs pas pour le gracier, sous prétexte qu'il est le benjamin.
   Pour une fois, j'adoptai la motion de la majorité.
Alors, entendu comme ça. Pour communiquer plus facilement, comme je ne peux tout de même pas escalader ta fenêtre toutes les nuits, je vais percer un trou dans la cloison qui sépare les deux chambres. Juste sous mon crucifix : ça ne se verra pas. De ton côté, couvre l'orifice avec le portrait de sainte Thérèse.
   Le lendemain, cette sorte de téléphone fonctionnait à merveille. Je ne me faisais pas beaucoup d'illusions sur les avantages pratiques de cette installation, mais Frédie avait besoin d'être continuellement remonté. Lui donner l'impression qu'on s'occupait de lui suffisait à son bonheur. Toute la journée, je fis d'excellent travail. Puisque Folcoche me donnait des leçons de machiavélisme, la moindre des choses était de me montrer bon élève.
C'est-ti bien vrai que M. Frédie a eu le fouet hier soir ? me demanda innocemment la petite Bertine Barbelivien, tandis que je me penchais à ma fenêtre, peu avant midi, à l'heure où le règlement m'ordonnait d'aller me laver les mains. 
  Un coup d'œil jeté sur le massif de rosiers me fit découvrir Folcoche en train de jouer du sécateur.       
  Je répondis, très haut :
Oh ! tu sais, l'abbé Traquet n'est pas si dur qu'il en a l'air au premier abord. Il a fouetté Frédie pardessus sa culotte, et l'autre s'est mis à hurler pour faire croire qu'il avait mal.
   Et d'une ! Le temps d'arrêt marqué par le sécateur m'apprit que la mégère avait parfaitement entendu. Dans le courant de l'après-midi, B VII, pour satisfaire à la nature qui laisse aux prêtres les mêmes exigences de vessie qu'aux impies, fit un court pèlerinage à la tourelle, laissant la porte entrouverte. A son tour, il fut gratifié d'une révélation. Quand le gémissement de ses souliers l'annonça, je déclarai tranquillement à Marcel, sur le ton des fausses confidences :
Je crois que maman, cette fois, a ce qu'elle désire. Je l'ai entendue dire ce matin qu'elle ne voulait plus ici que des précepteurs du genre domestique et que celui-ci lui paraissait satisfaisant sous ce rapport.
   Et de deux ! Je ne manquerai plus une occasion, désormais, d'user mes adversaires l'un par l'autre. Je déploierai des ruses d'apache pour me procurer un sac de malheureux bonbons à la menthe, que je laisserai bien en évidence près de la barrette de l'abbé, afin que Folcoche le soupçonne de distributions intempestives. A tout propos, je vanterai B VII, " sévère, mais juste ". J'agacerai l'abbé, mais ma réputation bien établie de frondeur ne permettra pas à Folcoche de sentir que je la manœuvre. 
  Quant à M. Rezeau, je ne vous le cacherai point, j'eus beaucoup de mal à l'approcher. Encore qu'il fût très satisfait d'avoir, sur le dos de Frédie, évité de plus grands tracas de maison, mon père ne laissait pas que de manifester envers moi un certain mépris, tout au moins... de l'étonnement. D'avoir fait de mon aîné un bouc émissaire ne lui semblait pas très élégant, bien qu'il y eût lui-même donné les mains. Il s'attendait à quelque éclat de ma part. Mon silence garantissait sa tranquillité, mais l'écœurait légèrement. Il n'était pas un seul instant dupe de la version officielle et, avec une parfaite mauvaise foi, me reprochait intérieurement de l'avoir contraint à couvrir une injustice de son autorité. J'étais dans cette maison l'élément de résistance sur lequel il voulait compter : privé d'opposition, le gouvernement de Sa Majesté craignait les excès du totalitarisme.
   Aucune autre possibilité, pour le joindre, que les ponts. Mais Folcoche veillait, Cropette était toujours dans mes jambes, l'abbé avait la manie de dire son chapelet derrière nous, comme son prédécesseur. 
  Enfin, une occasion se présente. Frédie est depuis cinq jours enfermé, lorsque j'arrive à me débarrasser des uns et des autres pour coincer M. Rezeau, rêvant seul sous les tulipiers du bord de l'eau. J'ai devant moi un homme ennuyé, frisant nerveusement ses moustaches, qui sont maintenant franchement blanches. Il jette autour de lui un regard humide. Rien à l'horizon.
Que me veux-tu ?
   Il sait très bien ce que je veux. Mais, accepter une situation et accepter de la discuter loyalement, ce sont deux choses très différentes pour un bourgeois du type Rezeau. Il ne peut être question d'admettre qu'on a sciemment entériné une injustice. Il faut que je présente ma requête de façon à permettre à M. Rezeau une attitude avantageuse de redresseur de torts. Sinon, elle sera rejetée sans examen.
   Avant toute autre chose, il faut sauver la face, présenter mes arguments sur un plateau, comme les clefs d'une ville dont le vainqueur ne voudrait pas, sachant très bien qu'elles sont fausses. Compréhensif et magnanime, tel est le caractère officiel de la plus grande loque de père que la terre ait portée, de ce pater familias incarné dans sa peau de bique pelée et grelottant à l'idée que Folcoche pourrait surprendre notre tête-à-tête.
Allons ! Qu'as-tu à me dire ? Cela ne te ressemble pas de tourner autour du pot.
   Je me lance, très satisfait de ce compliment indirect.
Papa, il faut que je vous avoue une chose : dans l'affaire du placard, nous sommes tous solidaires. Je dois même dire que l'idée vient de moi. Je le fixe dans les yeux, et la couleur de son regard me redevient supportable.
Je m'en doutais, concède-t-il.
   Puis il reprend, avec un culot candide qui n'appartient qu'à lui :
Tu aurais pu me le dire plus tôt. En tant qu'aîné, la faute de ton frère ne s'en trouve pas diminuée, mais je n'aime pas que l'on se dérobe à ses responsabilités.
Je crois que cette dérobade faisait l'affaire de notre mère…
   Halte-là ! Il ne faut pas glisser sur cette pente.
Mais vous prêtez à votre mère des calculs effarants ! Je veux bien admettre qu'elle n'est pas toujours d'humeur facile, mais, vous, mes enfants, et toi, tout particulièrement, vous avez hérité de son caractère et vous me rendez la vie impossible. Quelles incessantes complications ! De mon temps, tout était plus simple.
De votre temps, c'était grand-mère. 
  J'ai dit cela tout doucement, d'un air pénétré.
   Papa reprend, mais d'une voix bourrue, qui chez lui précède ou suit l'émotion :
N'essaie pas de me monter contre ta mère. La mienne était une sainte. Je sais. Mais la vôtre n'est tout de même pas un monstre !
   Je ne réponds pas, je le laisse digérer le " tout de même ". Une poule d'eau, attendrissante, glousse entre les roseaux. Un léger friselis peigne l'eau sale de l'Ommée, où passent, indistincts, quelques dos noirs de gardons.
Papa, nous voudrions aller au collège.
   Nulle réaction violente. Mon père se contente de soupirer.
Et avec quoi, mon pauvre ami ? Je ne vous garde pas ici par vanité. Un précepteur est plus économique que trois pensions. La dot de ta mère nous fait vivre. Avant la guerre, elle représentait une fortune. Aujourd'hui, elle nous assure la petite aisance. Quant aux fermes, n'en parlons pas. Les baux datent de 1910. La Vergeraie me rapporte mille huit cents francs, si tu tiens à le savoir 
  Et, soudain, se fâchant tout seul :
Non, je ne mettrai pas mes fermes à moitié. Ce n'est pas l'usage de ce pays. Mes fermiers, qui sont sur mes terres depuis des générations, seraient capables de s'en aller. Évidemment, une métairie comme La Vergeraie, mise à moitié, pourrait rapporter de quinze mille à vingt mille francs, selon les années. C'est tentant. Mais où prendrais-je l'argent pour acheter le cheptel, mort et vif? Ce ne sont pas ces richissimes Pluvignec qui me prêteront un sou. Hypothéquer La Belle Angerie ? De quoi aurions-nous l'air ?
   Il avait aussi la ressource de travailler. Cette idée l'effleura.
Si je n'étais pas continuellement souffrant, si mes travaux scientifiques pouvaient être dédaignés, si, surtout, la magistrature n'était pas, depuis les inventaires, monopolisée par les créatures de la franc-maçonnerie, je pourrais me faire nommer juge dans la région. Mais, dans les circonstances actuelles, vraiment, non, je ne peux pas…
   Il n'ajoutait pas — mais il le pensait — que, pour un Rezeau, le travail salarié n'apparaît pas comme tellement honorable. Il n'y a que les petites gens qui sont obligés de travailler pour vivre. Cet horrible préjugé, hérité de nos ancêtres nobles, avait encore cours dans la famille, malgré la nécessité où se trouvaient déjà bon nombre des nôtres de monnayer leur activité. 
  Enfin, M. Rezeau eut l'idée que j'attendais de lui, mais que je n'osais formuler, de peur que, venant de moi, il ne la repoussât avec hauteur :
Dans trois jours, dit-il, nous arrivons au premier mai. A l'occasion de la Saint-Jacques, je lèverai toutes les punitions. Je le quittai, satisfait, mais rien ne m'empêchera de penser que l'amnistie est l'expédient des gouvernements faibles.
A suivre...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire