mardi 11 août 2020

Hervé Bazin - Vipère au poing ch. V

 

Hervé Bazin

Vipère au poing

chapitre V

lu par Pierre Vaneck

V

  Et nous voici réunis, tous les cinq, réunis afin de jouer le premier épisode ce film à prétentions tragiques, qui pourrait s'intituler : " Atrides en gilet de flanelle. " 

  Nous cinq, les principaux acteurs, dont il faut dire que nous avons tous fort bien joué notre rôle, les demi-caractères n'existant pas dans la famille. Nous cinq et quelques figurants, rapidement éliminés en général par le manque d'oxygène sentimental qui rendait irrespirable pour les étrangers l'atmosphère de notre clan. 

  Campons les personnages. 

  D'abord le chef de famille, si peu digne de ce titre, notre père, Jacques Rezeau. Si vous voulez bien vous en référer à L’Explication du Caractère par les prénoms, opuscule de je ne sais plus quel mage, vous constaterez que pour une fois la définition se trouve parfaite. " Les Jacques, y est-il dit, sont des garçons faibles, mous, rêveurs, spéculatifs, généralement malheureux en ménage et nuls en affaires. " Pour résumer mon père d'un mot, c'était un Rezeau statique. Plus d'esprit que d'intelligence. Plus de finesse que de profondeur. Grandes lectures et courtes réflexions. Beaucoup de connaissances, peu d'idées. Le sectarisme des jugements pauvres lui tenait quelquefois lieu de volonté. Bref, le type des hommes qui ne sont jamais eux-mêmes mais ce qu'on leur suggère d'être, qui changent à vue de personnage dès que le décor tourne et qui, le sachant, s'accrochent désespérément à ce décor. Au physique, papa était petit, étroit de poitrine, un peu voûté, accablé par le poids de ses moustaches. Quand je l'ai connu, le cheveu, encore noir, commençait à lui manquer. Toujours plaintif, il vivait entre deux migraines et se nourrissait d'aspirine. 

  Âgée, à la même époque, de trente-cinq ans, madame mère avait dix ans de moins que son mari et deux centimètres de plus. Née Pluvignec, je vous le rappelle, de cette riche, mais récente maison Pluvignec, elle était devenue totalement Rezeau et ne manquait pas d'allure. On m'a dit cent fois qu'elle avait été belle. Je vous autorise à le croire, malgré ses grandes oreilles, ses cheveux secs, sa bouche serrée et ce bas de visage agressif qui faisait dire à Frédie, toujours fertile en mots : 

  — Dès qu'elle ouvre la bouche, j'ai l'impression de recevoir un coup de pied au cul. Ce n'est pas étonnant, avec ce menton en galoche. 

  Outre notre éducation, Mme Rezeau aura une grande passion : les timbres. Outre ses enfants, je ne lui connaîtrai que deux ennemis : les mites et les épinards. Je ne crois rien pouvoir ajouter à ce tableau, sinon qu'elle avait de larges mains et de larges pieds, dont elle savait se servir. Le nombre de kilogrammètres dépensés par ces extrémités en direction de mes joues et de mes fesses pose un intéressant problème de gaspillage de l'énergie. 

  Pour être juste, Frédie en eut sa très juste part. L'héritier présomptif tenait de mon père tous ses traits essentiels. Chiffe ! Inutile d'aller plus loin. Ce surnom lui conviendra toujours. Sa force d'inertie était proportionnelle aux coups de poing et aux coups de gueule. N'oublions pas son nez, tordu dès le plus jeune âge par la déplorable habitude de se moucher invariablement du côté gauche. 

  Quant à Marcel, dont je n'ai jamais su pourquoi lui avait été attribué le sobriquet de Cropette (étymologie obscure), point n'ai l'intention de l'abîmer. On pourrait croire que je le jalouse encore. Pluvignec cent pour cent, par conséquent doué pour la finance, amateur de grandes pointures, péniblement studieux, froid, tenace, personnel, corollairement hypocrite... Je m'arrête, car je suis en train de ne pas me tenir parole. Signes distinctifs, côté face : un épi au milieu du front et, à fleur de tête, les gros yeux du myope qui ne peut pas ramasser ses lunettes. Signes distinctifs, côté pile : un certain déhanchement et la fesse un peu croulante. Quand il était petit, il avait toujours l'air d'avoir fait dans son pantalon. 

  Reste la cinquième carte de ce méchant poker. Retournons-la. Dans le brelan de frères, je suis le valet de pique. 

  Je ne réciterai pas le Confiteor. Qu'il vous suffise de savoir que l'on ne m'a pas vainement rebaptisé Brasse-Bouillon, selon un tic familial agaçant, qui nous apparente aux vieilles familles romaines, où le surnom était de rigueur. Le cadet de casse-cogne, le révolté, l'évadé, la mauvaise tète, le voleur d'œufs qui volera un bœuf, " le petit salaud qui a bon cœur ". Brun, joufflu jusqu'à l'âge de douze ans et désespéré de l'être, à cause des claques. Resté petit tant que j'ai conservé mes amygdales. Affligé des oreilles maternelles, du menton maternel, des cheveux maternels. Mais très fier de mes dents, du type Rezeau, le seul organe sain de la famille, rendant les casse-noix inutiles. Gourmand de tout et, en premier lieu, de vivre. Très occupé de moi-même. Également très occupé des autres, mais dans la limite où ceux-ci ont le bon esprit de me tenir pour un des éléments importants de leur propre vie. Plein de considération envers les mentalités fortes, amies ou ennemies, avec un léger avantage pour ces dernières : j'ai un sourcil plus haut que l'autre et ne le fronce qu'en leur faveur. 

  Moi compris, nous voici donc cinq sur la scène de La Belle Angerie. Tableau unique. Dès l'arrivée de mes parents, la maison d'Angers avait été liquidée. Mon père décida de rester toute l'année à la campagne et donna sa démission de professeur à la Faculté catholique. Le prétexte invoqué fut le paludisme. En réalité, M. Rezeau n'avait qu'une hâte : réunir sous son sceptre indolent les terres de la famille et y régner sans gloire, meublant son ennui de recherches généalogiques et surtout d'études entomologiques sur les sirphides. Papa était l'un des plus grands sirphidiens du monde. C'est, il est vrai, une corporation qui ne compte pas cent membres. Les fameuses valises jaunes qu'il traînait à son arrivée recelaient précisément ses plus précieux cotypes. (Pour les barbares, je précise qu'un cotype est le premier spécimen connu et décrit, à quoi se réfèrent les catalogues des spécialistes.) Mon père avait bien travaillé en Chine. Il en ramenait cinquante espèces nouvelles. C'était sa fierté, l'œuvre forte de sa vie. En vertu de quoi, sa première décision, en s'installant à La Belle Angerie, fut de se faire aménager en musée personnel le grand grenier du pavillon de droite. La chose faite, il s'occupa de ses enfants et les pourvut d'un précepteur. 

  Et voilà un sixième personnage, épisodique, il est vrai, mais important, parce qu'il sera toujours remplacé par un autre et parce qu'il portera toujours le même uniforme impersonnel, en l'espèce une soutane. 

  La première de ces soutanes devait être blanche. Le révérend père Trubel appartenait, en effet, à cette compagnie de missionnaires blancs spécialisés dans les Noirs et dont le grand homme demeure ce cardinal Lavigerie, premier primat d'Afrique, premier archevêque de Carthage depuis la conquête des crouillats. Le révérend se déclara hépatique. Nous devions apprendre plus tard que son ordre l'avait rayé des cadres pour excès d'évangélisation auprès des Négresses. Mais, quand il arriva, l'impression fut considérable : trois griffes de lion pendaient à la breloque de sa montre, sous le crucifix. 

  Seule, Alphonsine, plus rapidement Fine, le trouva louche. Un curé blanc, ça ne se fait pas. Elle vit tout de suite un empiétement sur les droits vestimentaires de Sa Sainteté Pie XI, glorieusement régnant... Mais je m'aperçois que je fais rentrer en scène un septième personnage sur lequel je ne vous ai point fourni de lumières. " Fine "... ne l'était guère. Il faut dire à sa décharge qu'elle était sourde et muette et au service de la famille depuis une trentaine d'années, ce qui eût largement suffi à l'abrutissement d'une personne normale. Ma mère venait de l'hériter de grand-mère, qui payait cette malheureuse cinquante francs par mois. Malgré toutes les dévaluations, elle devait rester à ce tarif, mais fut décorée de l'ordre des vieux serviteurs. Elle sera d'ailleurs également décorée des titres de femme de chambre, lingère, bonne d'enfants, cireuse de parquets, elle qui n'était d'abord que cuisinière. Mme Rezeau, qui trouvait le train de vie de feu sa belle-mère au-dessus de ses moyens, renvoya successivement tous les domestiques. Fine, que son infirmité mettait à sa merci, dut accepter toutes ces augmentations, mais en conçut pour la seconde Mme Rezeau une respectueuse inimitié, qui nous sera fort utile, parfois, et qu'elle exprimait à sa façon, en " finnois " (encore un mot de Frédie), cette langue exclusivement parlée à La Belle Angerie et qui utilisait les doigts, les sourcils, les épaules, les pieds et même quelques sons primitifs. 

  Énumérons maintenant nos serfs. 

  D'abord le père Perrault. (Le titre de père, en Craonnais, est obligatoirement accolé au nom des hommes, même célibataires, qui ont dépassé la quarantaine et n'ont pas droit, de naissance, à s'entendre appeler " monsieur ". Il est officiellement employé en chaire.) Les contes de Perrault, entendez : ses histoires de chasse, ou plutôt de braconnage, sont une des rares choses qui aient enchanté mon enfance. Perrault était jardinier, garde-chasse et propriétaire d'une épicerie dans le bourg de Soledot. 

  Ensuite, la tribu des Barbelivien. Jean, le père, le dernier Gaulois, tenancier de la fermette annexe; la mère Bertine, championne du battoir et du pilon à beurre (on fait le beurre, en Craonnais, dans une haute jarre, où tombe et retombe inlassablement un genre de piston); Bertinette, la fille, qui avait le cou tordu par une facétie des tendons; le gars Jean, dit Petit-Jean, dénicheur. 

  Puis les Huault, tenanciers de La Vergeraie, accablés de filles, dont l'une ne me sera pas cruelle ; les Argier, tenanciers de La Bertonnière, grands amateurs de nos carpes, secrètement raflées de nuit dans notre étang à la bâche ou au tramail. 

  Enfin, Jeannie, avec qui s'en est allé le secret du fromage en jonc, le père Simon, son homme, poussant dans les fossés quatre vaches pie, le curé Létendard, les vicaires, le marchand de peaux de lapins et trois cents paysans qui allaient régulièrement à la messe du dimanche, trois cents paysans pour nous anonymes comme les corbeaux, mais qui, eux, nous connaissaient bien et nous gratifiaient au passage d'obséquieux « Bonjour, mon petit Monsieur. " 

A suivre... 

 

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