vendredi 8 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - ch 6 - De Neauphle à St Marcel




VI
DE NEAUPHLE À SAINT-MARCEL
   
   Un matin du début de juillet, bien avant l’aube, Jean de Cressay entra dans la chambre de sa sœur. Le jeune homme tenait une chandelle qui fumait, il s’était lavé la barbe et portait sa meilleure cotte de cheval. 
  — Lève-toi, Marie, dit-il. Tu pars ce matin. Pierre et moi, nous allons te conduire. 
  La jeune fille se dressa sur son lit. 
  — Partir… Comment cela ? C’est ce matin que je dois partir ? 
  L’esprit embrumé de sommeil, elle regardait son frère, de ses grands yeux bleu sombre, fixement, sans comprendre. Machinalement, elle ramena par-dessus son épaule ses longs cheveux épais et soyeux ou passaient des reflets dorés. Jean de Cressay contemplait sans plaisir la beauté de sa sœur, comme si cette beauté eût été l’image même du péché. 
  — Fais un paquet de tes hardes, car tu ne reviendras pas ici de sitôt. 
  — Mais où me conduisez-vous ? demanda Marie. 
  — Tu le verras. 
  — Mais hier ? Pourquoi ne m’en avoir rien dit hier ?   
  — Pour te donner le temps de nous jouer encore un tour de ta façon ? Allons, hâte-toi, je veux être en chemin avant que nos serfs nous voient. Tu nous as couverts d’assez de honte, point n’est besoin qu’ils jasent davantage. 
  Marie ne répondit pas. Depuis un mois, sa famille ne la traitait pas d’autre manière, ni ne s’adressait à elle sur un autre ton. Elle se leva, un peu alourdie par sa grossesse dont le poids, si modéré qu’il fût encore, la surprenait toujours au saut du lit. À la lueur de la chandelle laissée par Jean, elle se prépara, se passa de l’eau sur le visage et la poitrine, noua rapidement ses cheveux, elle s’aperçut que ses mains tremblaient. Où l’emmenait-on ? Dans quel couvent ? Elle mit à son cou le reliquaire d’or que Guccio lui avait donné et qui venait, lui avait-il dit, de la reine Clémence. « Jusqu’à ce jour, ces reliques m’ont bien peu protégée, pensa-t-elle. Les ai-je mal priées ? » Elle plia ensemble une robe de dessus, quelques robes de dessous, un surcot et des toiles pour se laver. 
  — Tu te couvriras de ta cape à grand chaperon, lui lança Jean qui rentra un instant dans la chambre. 
  — Mais je vais périr de chaleur ! dit Marie. C’est une vêture d’hiver. 
  — Notre mère veut que tu chemines le visage caché. Obéis et hâte-toi. 
  Dans la cour, le second frère, Pierre, sellait lui-même les deux chevaux. Marie savait bien que ce jour devait arriver ; dans un sens, quelque angoisse qu’elle eût au cœur, elle ne souffrait pas tellement, elle en était presque à souhaiter ce départ. La tristesse d’un couvent lui paraissait chose plus supportable que les griefs et les reproches journellement ressassés. Au moins y serait-elle seule avec son malheur. Elle n’aurait plus à subir les fureurs de sa mère, alitée depuis que le drame avait éclaté, et qui maudissait sa fille chaque fois que celle-ci lui portait une tisane. La grosse châtelaine était alors prise d’étouffements, et l’on devait appeler d’urgence le barbier de Neauphle pour qu’il lui tirât une pinte de sang noir. Cela faisait six fois en moins de deux semaines que l’on saignait dame Eliabel, et il ne paraissait pas que ce traitement accélérât son retour à la santé. 
  Marie était traitée par ses deux frères, par Jean surtout, comme une criminelle. Ah ! certes ! plutôt le cloître, mille fois. Mais au fond d’une clôture pourrait-elle jamais avoir des nouvelles de Guccio ? C’était là son obsession, sa véritable crainte du sort qui l’attendait. Ses méchants frères lui affirmaient que Guccio avait fui à l’étranger. 
  « Ils ne veulent point me l’avouer, se disait-elle, mais ils l’ont fait mettre en cachot. Il n’est pas possible qu’il m’ait abandonnée ! Ou bien alors, il est revenu dans le pays, pour me sauver, et c’est pourquoi mes frères mettent tant de hâte à m’emmener, et après cela, ils vont le tuer. Ah ! que ne me suis-je pas sauvée avec lui ! » 
  Son imagination lui représentait toutes les formes possibles de catastrophes. Elle en venait par instants à souhaiter que Guccio se fût réellement enfui, la laissant à son mauvais sort. Privée d’aucun conseil et même d’aucune compassion, elle n’avait d’autre compagnie que celle de son enfant à naître, or cette existence-là ne lui était que de petit secours, sinon pour le courage qu’elle lui inspirait. À l’instant de partir, Marie de Cressay demanda si elle pouvait dire adieu à sa mère. Pierre entra dans la chambre de dame Eliabel. Aux cris poussés par la veuve, à qui les saignées n’avaient pas encore ôté toute la voix, Marie comprit l’inutile de sa démarche.  
  — Elle m’a répondu qu’elle n’avait plus de fille, dit Pierre de Cressay en revenant. 
  Et Marie pensa une fois de plus. « J’aurais mieux fait de m’enfuir avec Guccio. Tout cela est ma faute, je devais le suivre. » 
  Les deux frères enfourchèrent leurs montures et Jean de Cressay prit sa sœur en croupe, parce que son cheval était le meilleur, ou plutôt le moins mauvais des deux. Pierre chevauchait le bidet cornard sur lequel, le mois précédent, les deux frères avaient fait une si belle entrée dans la capitale. Marie jeta un dernier regard au petit manoir dont les toits, sous la demi-lueur d’une aube encore mal assurée, s’estompaient comme dans la grisaille, déjà, du souvenir. 
  Tous les instants de sa vie, depuis qu’elle avait ouvert les yeux, étaient inscrits entre ces murs et dans ce paysage : ses jeux de petite fille, la surprenante découverte de soi-même et du monde que chaque être fait à son tour, journée après journée… l’infinie diversité des herbes dans un champ, l’étrange forme des fleurs et la poudre merveilleuse qu’elles portent dans leur cœur, la douceur du duvet au ventre des petits canards, les jeux du soleil sur l’aile des libellules. Elle laissait là toutes les heures passées à se regarder grandir, à s’écouter rêver, toutes les époques de son visage qu’elle avait si souvent miré dans l’eau transparente de la Mauldre, et ce grand éblouissement de vivre qu’elle ressentait parfois, couchée à plat dos au milieu de la prairie, en cherchant des présages dans la forme des nuages et en imaginant Dieu présent dans le fond du ciel. 
  — Abaisse ton chaperon, lui ordonna son frère Jean. 
  Dès la rivière franchie, il fit prendre à son cheval une allure rapide, et celui de Pierre, aussitôt, se mit à corner. 
  — Jean, n’allons-nous pas un peu vite ? dit Pierre en désignant Marie d’un mouvement de tête. 
  — Bah ! La mauvaise graine est toujours solidement plantée, répondit l’aîné comme s’il souhaitait méchamment un accident. 
  Mais ses espoirs furent déçus. Marie était une fille robuste et faite pour la maternité. Elle parcourut les dix lieues de Neauphle à Paris sans donner signe de malaise. Simplement, elle avait les reins moulus, elle étouffait de chaleur, mais elle ne se plaignait pas. De Paris elle ne vit, par-dessous son capuchon, que le sol des rues et le bas des maisons. Que de jambes ! Que de souliers ! Ce qui la surprenait, c’était le bruit, l’immense bourdonnement de la ville, les voix des crieurs, des vendeurs de toutes denrées, les bruits des métiers. En certains endroits, la foule était si dense que les montures avaient peine à se frayer passage. Des passants heurtaient du coude ou de l’épaule les pieds de Marie. 
  Enfin, les chevaux s’arrêtèrent. On fit descendre la jeune fille qui se sentait lasse et poussiéreuse. Seulement alors, elle fut autorisée à relever sa chape. 
  — Où sommes-nous ? demanda-t-elle en contemplant avec surprise la cour d’une belle demeure. 
  — Chez l’oncle de ton Lombard, répondit Jean de Cressay. 
  Quelques instants plus tard, un œil fermé, l’autre ouvert, messer Tolomei regardait les trois enfants du feu sire de Cressay assis en rang devant lui, Jean le barbu, Pierre le glabre, et leur sœur à côté, un peu en retrait, tête baissée. 
  — Comprenez, messer Tolomei, disait Jean, que vous nous avez fait une promesse. 
  — Certes, certes, répondait Tolomei, et je vais la tenir, mes amis, n’en doutez pas. 
  — Mais comprenez qu’il faut la tenir vite. Comprenez qu’après le bruit fait autour de cette honte, notre sœur ne peut davantage demeurer avec nous. Comprenez que nous n’osons plus paraître dans les maisons d’alentour, que nos serfs eux-mêmes se moquent de nous, et que ce sera bien pire encore quand le péché de notre sœur va s’arrondir. 
  Tolomei avait une réponse sur le bout des lèvres « Mais, mes garçons, c’est vous qui avez causé tout ce bruit ! Nul ne vous obligeait de vous lancer comme des furieux contre Guccio, en ameutant tout le bourg de Neauphle mieux que par crieur public. » 
  — Et puis notre mère ne se remet point de ce malheur, elle a maudit sa fille, et de la voir auprès d’elle lui fait recroître la colère au point que nous craignons qu’elle n’en crève. Comprenez. 
  « C’est la manie des sots que de vous sommer de comprendre. Bah ! Quand il aura la langue sèche, il s’arrêtera ! Mais ce que je comprends fort bien, moi, se disait le banquier, c’est que mon Guccio se soit mis folie en tête pour cette belle fille. Je lui donnais tort jusque-là, mais depuis qu’elle est entrée j’ai changé d’avis, et si mon âge permettait que pareille chose m’arrivât encore, je me serais sans doute conduit plus follement que lui. Les beaux yeux, les beaux cheveux, la belle peau un vrai fruit de printemps ! Et comme elle semble supporter son malheur avec courage ! Car après tout, les deux autres crient tempêtent, font les importants, mais c’est bien pour elle, la pauvre enfant, que la peine est la plus grande ! Elle a sûrement une bonne âme. Quelle pitié pour elle d’être née sous le toit de ces deux niais, et comme j’aurais aimé que Guccio pût l’épouser au grand jour, qu’elle vécût ici, et que ma vieillesse se réjouît à la contempler. » 
  Il ne la quittait pas du regard. Marie levait les yeux sur lui, les rabaissait aussitôt, les relevait, inquiète de cette observation insistante. 
  — Comprenez, messer, que votre neveu… 
  — Oh ! celui-là, je le renie, je l’ai déshérité ! S’il n’avait fui pour l’Italie, je crois que je l’aurais tué de mes doigts. Si je pouvais seulement savoir où il se cache dit Tolomei en se prenant le front d’un air accablé. 
  À l’abri du petit auvent de ses mains, et ne se laissant voir que de la jeune fille, il cligna de sa grosse paupière habituellement affaissée. Marie sut alors qu’elle avait un allié ; elle ne put retenir un soupir. Guccio était vivant, Guccio était en lieu sûr, et Tolomei savait où. Que lui importait le cloître maintenant ! Elle n’écoutait plus le discours de son frère Jean. Elle aurait pu d’ailleurs le réciter par cœur. Pierre de Cressay lui-même se taisait, avec un air de vague lassitude. Il se reprochait, sans oser l’avouer, d’avoir cédé lui aussi à une colère absurde. Et il laissait son aîné parler de l’honneur du sang et des lois de chevalerie, pour justifier leur énorme sottise. Car lorsque les frères Cressay, sortant de leur pauvre petit manoir délabré et de leur cour qui sentait le fumier hiver comme été, voyaient la demeure princière de Tolomei, lorsqu’ils respiraient cet air de richesse, d’abondance, qui flottait dans toute la maison, force leur était de reconnaître que leur sœur, s’ils avaient consenti à ce mariage, n’eût pas été des plus mal loties. Mais si le cadet éprouvait, au fond, quelque remords à l’égard de sa sœur, l’aîné, d’esprit buté, et animé d’un assez bas sentiment de jalousie, pensait « Pourquoi aurait-elle droit, par péché, à tant de richesses alors que nous peinons dans une vie misérable ? » Marie, elle non plus, n’était pas insensible au luxe qui l’entourait, l’éblouissait, et ne faisait qu’aviver ses regrets. « Si seulement Guccio avait pu être un petit peu noble, songeait-elle, ou bien si nous, nous ne l’avions pas été ! Qu’est-ce que cela veut dire, la chevalerie ? Est-ce là une bonne chose, qui peut faire tant souffrir ? Et la richesse n’est-elle pas aussi une sorte de noblesse ? » 
  — Ne vous inquiétez de rien, mes amis, dit enfin Tolomei et reposez-vous en tout sur moi. C’est le devoir des oncles de réparer les fautes de leurs mauvais neveux. J’ai obtenu, grâce à mes hautes amitiés, que votre sœur soit accueillie au couvent des filles Saint-Marcel. N’êtes-vous pas satisfaits ?   
  Les deux frères Cressay se regardèrent et hochèrent la tête d’un air approbateur. Le couvent des Clarisses du faubourg Saint-Marcel jouissait d’une grande réputation. N’y entraient que des filles de haut lignage. Parfois même s’y dissimulaient, sous le voile, des bâtardises royales. La hargne de Jean de Cressay tomba d’un seul coup, apaisée par la vanité de caste. Il n’était pas de lieu où un déshonneur se pût racheter avec plus d’honneur. Et quand les petits barons des alentours de Neauphle demanderaient aux Cressay où se trouvait Marie, il ne leur serait pas désagréable de répondre, d’un air détaché « Elle est au couvent des filles Saint-Marcel ». Mais Tolomei avait dû payer ou promettre gros pour qu’elle y soit admise. 
  — C’est fort bonne chose, fort bonne, dit Jean. D’ailleurs, l’abbesse est un peu, je crois, notre parente, notre mère nous l’a plus d’une fois citée en exemple. 
  — Ainsi, tout est au mieux, reprit Tolomei. Je vais conduire votre sœur au comte de Bouville, l’ancien grand chambellan… 
  Les deux frères s’inclinèrent à nouveau sur leur siège pour marquer leur considération. 
  — … par qui j’ai obtenu cette faveur, et ce soir, je vous le promets, elle sera confiée à l’abbesse, précisément. Vous pouvez donc repartir avec le calme au cœur, je vous ferai tenir des nouvelles. 
  Les deux frères n’en demandèrent pas davantage. Ils se débarrassaient de leur sœur, et estimaient avoir assez fait en s’en déchargeant aux soins d’autrui.   — Dieu t’inspire le repentir, dit Jean à Marie, en guise d’adieu. 
  Il mit beaucoup plus de chaleur à prendre congé de Tolomei. 
  — Dieu te garde, Marie, dit Pierre, avec émotion. 
  Il eut un mouvement pour embrasser sa sœur, mais sous le regard sévère de l’aîné, il n’acheva pas son geste. Et Marie se retrouva seule avec ce gros banquier au teint sombre, à la bouche charnue, à l’œil clos, qui, si étrange que cela lui parût, était son oncle. Les deux chevaux sortirent de la cour et l’on entendit diminuer le sifflement du bidet cornard, dernière rumeur de Cressay qui s’éloignait de Marie.   
  — Maintenant, allons à table, mon enfant. Le temps qu’on dîne, on ne pleure pas, dit Tolomei. 
  Il aida la jeune fille à enlever la cape sous laquelle elle suffoquait, et Marie eut un regard surpris, reconnaissant, car c’était la première marque d’attention ou simplement de courtoisie qu’on avait pour elle depuis des semaines. 
  « Tiens, une étoffe qui vient de chez moi », se dit Tolomei en voyant la robe dont elle était vêtue. Le Lombard était négociant en épices d’Orient, en même temps que banquier, aussi les ragoûts ou il plongeait les doigts avec élégance, les viandes qu’il détachait de l’os délicatement par petits morceaux, étaient imprégnés de senteurs exotiques, apéritives. Mais Marie ne montrait guère d’appétit et se servit à peine des plats du premier service. 
  — Il est à Lyon, lui dit alors Tolomei en soulevant sa paupière gauche. Il n’en peut bouger pour l’heure mais il pense à vous et vous garde toute sa foi. 
  — Serait-il en prison ? demanda Marie. 
  — Non, pas précisément. Il est enfermé, mais nullement pour de pénibles raisons et il partage sa captivité avec de si hauts personnages que nous n’avons rien à craindre pour son salut. Tout m’incite à croire qu’il sortira de l’église où il se tient plus important qu’il n’y est entré. 
  — L’église ? Pourquoi dans une église ? 
  — Je ne puis vous en dire davantage. 
  Marie n’insista pas. Guccio reclus dans une église en compagnie de gens si importants qu’on ne pouvait les lui nommer… ce mystère la dépassait. Mais ce qui touchait Guccio était toujours empreint de mystère. La première fois qu’elle l’avait vu, n’arrivait-il pas d’une mission secrète auprès de la reine d’Angleterre ? N’était-il pas revenu à Cressay pour cacher des documents, puis les reprendre ? Et n’avait-il pas eu à courir par deux fois jusqu’à Naples pour le service de la reine Clémence ? N’avait-il pas reçu de celle-ci le reliquaire de saint Jean qu’elle-même, à présent, portait au cou ? Si Guccio était enfermé à cette heure, ce devait être encore pour la cause de quelque reine. Et Marie s’émerveillait que, parmi tant de si puissantes princesses, il continuât de la préférer, elle, pauvre damoiselle de campagne. Guccio vivait, Guccio l’aimait ; il lui suffisait de le savoir pour retrouver de l’agrément à exister ; et elle mordit au plat avec tout l’appétit d’une fille de dix-huit ans qui avait voyagé depuis l’aube. 
  Tolomei, s’il pouvait s’adresser avec aisance aux plus hauts barons, aux pairs du royaume, aux légistes, aux archevêques, avait depuis longtemps perdu l’habitude de parler aux femmes, surtout à une femme si jeune. Ils échangèrent peu de propos. Le vieux banquier regardait avec ravissement cette nièce qui lui tombait du ciel et qui, d’instant en instant, lui plaisait davantage. « Quelle pitié, pensait-il, de l’aller mettre au couvent ! Si Guccio ne s’était fait retenir dans le conclave, j’enverrais bien cette belle enfant à Lyon ; mais qu’y deviendrait-elle, seule et sans appui ? Or, les cardinaux, à ce qu’on dit, ne se montrent pas près de céder… Ou bien la garder ici en attendant le retour de mon neveu ? Voilà qui me sourirait. Mais non, je ne le puis ; j’ai demandé à Bouville d’agir en sa faveur ; quelle figure aurais-je maintenant, à négliger la peine qu’il s’est donnée ? Et si l’abbesse en plus est cousine des Cressay, et qu’il vienne à ces nigauds l’idée de lui demander nouvelles… Allons ! Que la tête ne me tourne pas, à moi aussi ! Elle ira au couvent…» 
  — … mais pas pour toute la vie, dit-il en continuant à haute voix. Il n’est pas question de vous faire prendre le voile. Acceptez sans trop de plainte ces quelques mois parmi les nonnes. Je vous promets, quand votre enfant sera né, d’arranger vos affaires pour que vous viviez heureuse avec mon neveu. Marie lui saisit la main et y posa ses lèvres. Il en fut gêné ; la bonté n’était pas dans sa nature, et son métier l’avait peu habitué aux expressions de gratitude. 
  — Il me faut maintenant vous remettre aux soins du comte de Bouville, dit-il. Je vais vous conduire à lui. De la rue des Lombards au palais de la Cité, la route n’était pas longue. Marie la parcourut, au côté de Tolomei, dans un état de surprise émerveillée. Elle n’avait jamais vu de grande ville ; le mouvement de la foule sous le soleil de juillet, la beauté des maisons, le nombre et la profusion des boutiques, le scintillement des étalages, tout le spectacle la transportait dans une sorte de féerie. « Le bonheur, le bonheur, se disait-elle, que de vivre ici, et quel homme aimable est l’oncle de Guccio, et quelle bénédiction qu’il veuille bien nous protéger ! Oh ! Oui, comme je subirai sans me plaindre le temps du couvent ! » 
  Ils passèrent le Pont-au-Change et entrèrent dans la Galerie mercière encombrée de ses éventaires. Tolomei ne put s’empêcher, pour le plaisir de s’entendre encore remercier, d’acheter une aumônière de ceinture, brodée de petites perles, qu’il offrit à Marie. 
  — C’est de la part de Guccio. Il faut bien que je le remplace ! 
  Ils s’engagèrent ensuite dans le grand escalier du Palais. Ainsi, d’avoir fauté avec un jeune Lombard valait à Marie de Cressay de pénétrer dans la demeure des rois. Il régnait à l’intérieur du Palais cette agitation, cet affairement réel ou simulé qu’on remarquait en tous lieux où se trouvait le comte de Valois. Ayant franchi galeries et salles en enfilade où se pressaient, se croisaient, s’interpellaient chambellans, secrétaires, officiers et solliciteurs, Tolomei et la jeune fille parvinrent dans une partie un peu retirée, derrière la Sainte-Chapelle, et qui donnait sur la Seine et l’île aux Juifs. Une garde de gentilshommes en cotte d’armes leur barra le passage. Nul ne pouvait pénétrer dans les appartements réservés à la reine Clémence sans l’autorisation des curateurs. Tandis qu’on allait chercher le comte de Bouville, Tolomei et Marie attendirent dans l’embrasure d’une fenêtre. 
  — C’est là, voyez-vous, qu’on a brûlé les Templiers, dit Tolomei en désignant l’île. 
  Le gros Bouville arriva, toujours équipé en guerre, la bedaine roulant sous l’étoffe d’acier, et le pas décidé comme s’il allait commander un assaut. Il fit écarter la garde. Tolomei et Marie traversèrent une première pièce où un vieillard desséché, vêtu d’une robe de soie, et la peau tavelée comme un parchemin, dormait, assis dans une cathèdre. C’était le sénéchal de Joinville. Deux écuyers, auprès de lui, jouaient silencieusement aux échecs. Puis les visiteurs passèrent dans le logement du comte de Bouville. 
  — Madame Clémence reprend-elle un peu ? demanda Tolomei à Bouville. 
  — Elle pleure moins, répondit le curateur, ou plutôt elle montre moins ses pleurs, comme s’ils lui coulaient tout droit dans la gorge. Mais elle reste durement ébaubie. Et puis la chaleur d’ici ne lui vaut rien dans son état, et elle a souvent des défaillances et des tournements de tête. 
  « Ainsi, la reine de France est à côté, pensait Marie avec une intense curiosité. Peut-être vais-je lui être présentée ? Oserai-je lui parler de Guccio ? » 
  Elle assista ensuite à une longue conversation, à laquelle elle ne comprit que peu, entre le banquier et l’ancien grand chambellan. À certains noms prononcés, ils baissaient la voix, et Marie se défendait d’écouter leurs chuchotements. Le comte de Poitiers, arrivant de Lyon, était annoncé pour le lendemain. Bouville, qui avait souhaité si fort ce retour, ne savait plus maintenant s’il devait s’en féliciter. Car Monseigneur de Valois avait décidé de se porter immédiatement à la rencontre de Philippe, en compagnie du comte de La Marche ; et Bouville montra à Tolomei, par une fenêtre qui donnait sur les cours, les préparatifs de ce départ. 
  De son côté, le duc de Bourgogne, arrivé de Dijon, faisait monter la garde par ses propres gentilshommes autour de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre. Un mauvais vent de révolte soufflait sur la ville, et cette rivalité de régents pouvait aboutir aux pires calamités. De l’avis de Bouville, on aurait dû nommer la reine Clémence régente, et l’entourer d’un Conseil de la couronne composé de Valois, de Poitiers et d’Eudes de Bourgogne. Si intéressé qu’il fût par les événements, Tolomei, à plusieurs reprises, tenta de ramener Bouville à l’objet précis de sa démarche. 
  — Certes, certes, nous allons bien veiller sur cette damoiselle, répondait Bouville qui revenait aussitôt à ses inquiétudes politiques. 
  Tolomei avait-il des nouvelles de Lyon ? Le chambellan avait pris familièrement le banquier par l’épaule et lui parlait presque joue à joue. Comment ? Guccio, mué en conclaviste, était enfermé avec Duèze ? Ah ! L’habile garçon ! Tolomei pensait-il pouvoir communiquer avec son neveu ? Si jamais il en recevait des nouvelles, ou avait moyen de lui en transmettre, qu’il le fît savoir ; ce truchement pourrait être fort précieux. Quant à Marie… 
  — Mais oui, mais oui, dit le curateur. Madame de Bouville, qui est personne de tête, et fort agissante, a tout arrangé à votre convenance. Soyez sans alarme. Il appela son épouse, petite femme maigre, autoritaire, au visage marqué de rides verticales, et dont les mains sèches ne restaient jamais en repos. Marie, qui s’était sentie jusque-là en parfaite sécurité, éprouva aussitôt de la crainte et de l’anxiété. 
  — Ah ! C’est vous dont il faut abriter le péché, dit madame de Bouville en l’examinant d’un œil sans bienveillance. Vous êtes attendue au couvent des Clarisses. L’abbesse montrait peu d’empressement, et moins encore quand je lui ai dit votre nom, car elle est, par je ne sais quel lien, de votre famille, et votre conduite ne lui plaît guère. Mais enfin, la faveur dont jouit messire Hugues, mon époux, a pesé son poids. J’ai crié un peu ; le logis vous sera donné. Je vous y conduirai avant la nuit. 
  Elle parlait vite et il n’était pas facile de l’interrompre. Quand elle reprit son souffle, Marie lui répondit avec beaucoup de déférence, mais aussi beaucoup de dignité dans le ton : 
  — Madame, je ne suis point en état de péché, car j’ai bien été mariée devant Dieu. 
  — Allons, allons, répliqua madame de Bouville, ne faites pas regretter les bontés qu’on a pour vous. Remerciez donc ceux qui s’emploient à vous aider, plutôt que de jouer la faraude. 
  Ce fut Tolomei qui remercia, au nom de Marie. Lorsque celle-ci vit le banquier sur le point de partir, un grand désarroi la jeta dans les bras de celui-ci, comme s’il avait été son père. 
  — Faites-moi savoir le sort de Guccio, lui murmura-t-elle à l’oreille, et faites-lui savoir que je me languis de lui. 
  Tolomei s’en alla, et les Bouville disparurent également. Pour tout l’après-midi, Marie demeura dans leur antichambre, n’osant bouger et n’ayant d’autre distraction que d’assister, assise dans l’embrasement d’une fenêtre ouverte, au départ de Monseigneur de Valois et de son escorte. Le spectacle, pour un moment, la sortit de son chagrin. Elle n’avait jamais vu si beaux chevaux, si beaux harnais, si beaux vêtements, et en si grand nombre. Elle pensait aux paysans de Cressay vêtus de loques, les jambes entourées de bandes de toile, et se disait qu’il était bien étrange que des êtres qui avaient tous une tête et deux bras, et tous créés par Dieu à son image, pussent être de races si différentes, si l’on en jugeait par le costume. 
  De jeunes écuyers, voyant cette fille de grande beauté occupée à les regarder, lui adressèrent des sourires et même lui envoyèrent des baisers. Soudain ils s’empressèrent autour d’un personnage tout brodé d’argent qui semblait en imposer fort et prenait des airs de souverain ; puis la troupe s’ébranla, et la chaleur de l’après-midi s’appesantit sur les cours et les jardins du Palais. 
  Vers la fin du jour, madame de Bouville vint chercher Marie. Accompagnées de quelques valets et montées sur des mules sellées de bâts « à la planchette » où l’on s’asseyait de côté, les pieds posés sur une petite planche, les deux femmes traversèrent Paris. Elles virent des attroupements un peu partout, et même aperçurent la fin d’une rixe qui avait éclaté sur le seuil d’une taverne entre des partisans du comte de Valois et des gens du duc de Bourgogne. Les sergents du guet, à coups de masse, rétablissaient l’ordre. 
  — La ville est chaude, dit madame de Bouville. Je ne serais point surprise si la journée de demain nous amenait l’émeute. 
  Par le mont Sainte-Geneviève et la porte Saint-Marcel, elles sortirent de Paris. Le crépuscule tombait sur les faubourgs. 
  — Du temps que j’étais jeune, dit madame de Bouville, on ne voyait guère ici plus de vingt maisons. Mais les gens ne savent plus où se loger en ville, et construisent sans cesse sur les champs. 
  Le couvent des Clarisses était entouré d’un haut mur blanc qui enfermait les bâtiments, les jardins et les vergers. On distinguait, auprès d’une porte basse, un tour ménagé dans l’épaisseur de la pierre. Une femme qui marchait le long de la muraille, la tête couverte, s’approcha du tour et y déposa rapidement un paquet entortillé de linges ; puis elle fit tourner le tambour de bois, tira la cloche et, voyant qu’on approchait, s’enfuit en courant. 
  — Qu’a-t-elle fait ? demanda Marie. 
  — Elle vient d’abandonner là un enfant sans père, répondit madame de Bouville en regardant Marie d’un air sévère. C’est ainsi qu’on les recueille. Allons, marchez. 
  Marie pressa sa mule. Elle pensait qu’elle aurait pu, elle aussi, être forcée un jour proche de déposer son enfant dans un tour, et considéra que son sort était encore bien enviable. 
  — Je vous fais merci, Madame, de prendre si grand soin de moi, murmura-telle les larmes aux yeux.  
  — Eh ! Enfin vous prononcez une bonne parole, répondit madame de Bouville. 

Demain ''la loi des mâles'' ch. 7 ''Les portes du palais''

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