mardi 19 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles -3ème partie - De deuil en sacre - ch.1 - Une nourrice pour le roi







TROISIÈME PARTIE

DE DEUIL EN SACRE

I

UNE NOURRICE POUR LE ROI
  Jean I er , roi de France, fils posthume de Louis X Hutin, naquit dans la nuit du 13 au 14 novembre 1316, au château de Vincennes. La nouvelle fut aussitôt proclamée et les seigneurs endossèrent leurs vêtements de soie. Dans les tavernes, les truands et les ivrognes, pour qui tout événement était occasion de boire, commencèrent dès midi à se saouler et à braire. Et les négociants en objets fins, orfèvres, marchands de soieries, fabricants de draps précieux et de passementeries, vendeurs d’épices, de poissons rares et de produits d’outre-mer, se frottèrent les mains en rêvant aux fournitures des réjouissances. Les rues souriaient. Les gens s’abordaient, comme ragaillardis, en s’écriant :
Alors, mon compère, nous avons un roi !
   La joie pénétrait jusque dans les couvents où abbés et aumôniers annonçaient et commentaient l’événement.
   À l’hôtellerie du couvent des Clarisses, Marie de Cressay, quatre jours plus tôt, avait mis au monde un petit garçon qui pesait fortement ses huit livres, promettait d’être blond ainsi que sa mère et tétait, les yeux fermés, avec la voracité d’un jeune chiot. À tout instant les novices, encapuchonnées de blanc, entraient dans la cellule de Marie pour la voir langer son enfant, pour contempler son visage radieux pendant qu’elle allaitait, pour regarder cette poitrine rose, abondante, épanouie, pour admirer, elles destinées à une virginité définitive, le miracle de la maternité autrement qu’en figure de vitrail. Car s’il arrivait parfois qu’une nonne fautât, cela ne se produisait pas aussi souvent que l’assuraient les rimeurs publics en leurs chansons, et un nouveau-né dans un couvent des Clarisses n’était quand même pas chose fréquente.
Le roi s’appelle Jean, comme mon enfant, disait Marie. Ce fut toujours l’usage, dans ma famille, d’appeler ainsi le premier-né.
   Elle voyait dans cette coïncidence un heureux présage. Une nouvelle génération de garçons allait porter le prénom du roi, d’autant plus frappant qu’il était nouveau pour la monarchie. À tous les petits Philippe, à tous les petits Louis, succéderaient une infinité de petits Jean à travers le royaume. « Le mien est le premier », pensait Marie.
Le hâtif crépuscule d’automne commençait à tomber quand une jeune nonne pénétra dans la cellule.
Dame Marie, dit-elle, la mère abbesse vous demande au parloir. Quelqu’un vous y attend.
Qui m’attend ?
Je ne sais, je n’ai point vu. Mais je crois que vous allez partir. Le sang monta aux joues de Marie.
C’est Guccio, c’est Guccio ! C’est le père… expliqua-t-elle aux novices. C’est mon époux qui vient nous chercher, sûrement. 
  Elle ferma la coulisse de son corsage, remonta vivement ses cheveux en se regardant dans la fenêtre dont la vitre lui servait de sombre miroir, mit sa chape sur ses épaules, hésita un instant devant le berceau posé sur le sol. Devait-elle descendre l’enfant, pour offrir aussitôt à Guccio la merveilleuse surprise ? 
— Voyez comme il dort, cet angelot, dirent les petites novices. N’allez point l’éveiller ni lui faire prendre froid ! Courez ; nous allons bien le veiller. 
— Ne le sortez pas de son bercel, ne le touchez pas ! dit Marie.
   En descendant l’escalier, elle était déjà torturée d’inquiétude maternelle. « Pourvu qu’elles n’aillent point jouer avec lui et le laisser choir ! » Mais ses pieds volaient vers le parloir, et elle s’étonnait de se sentir si légère. Dans la salle blanche, décorée seulement d’un grand crucifix et éclairée par deux cierges qui doublaient chaque objet, chaque forme, d’une ombre immense, la mère abbesse, les mains croisées dans ses manches, parlait avec madame de Bouville.
   En apercevant la femme du curateur, Marie éprouva plus qu’une déception ; elle eut la certitude immédiate, inexplicable, absolue, que cette personne sèche, au visage grillagé de rides verticales, lui apportait le malheur. Une autre que Marie se fût contentée de penser qu’elle n’aimait pas madame de Bouville ; mais chez Marie de Cressay tous les sentiments prenaient une tournure passionnée, et elle donnait à ses sympathies ou à ses aversions la valeur de signes du destin. « Je suis sûre qu’elle vient me faire du mal ! » se dit-elle.
   D’un regard aigu, sans bienveillance, madame de  Bouville l’examinait des pieds à la tête.
Quatre jours seulement que vous avez fait vos couches, s’écria-t-elle, et vous voilà toute fraîche et rose comme une églantine ! Je vous complimente, ma belle ; on vous dirait déjà prête à recommencer. Dieu, en vérité, traite avec beaucoup de merci celles qui méprisent ses commandements et semble réserver ses épreuves aux plus méritantes. Car croirez-vous, ma mère, continua madame de Bouville se tournant vers l’abbesse, que notre pauvre reine est restée plus de trente heures dans les douleurs ? Ses cris me sonnent encore aux oreilles. Le roi s’est fort mal présenté, et l’on a dû lui mettre les fers. Il s’en est fallu de peu qu’il n’y reste, la mère aussi. C’est ce malheur qu’a eu Madame Clémence par la mort de son époux qui est cause de tout ; et pour moi je tiens encore à miracle que l’enfant soit né vivant. Mais quand le sort s’en mêle, il n’est rien qui ne vienne à la traverse ! Voilà qu’Eudeline la lingère… vous savez bien…
   L’abbesse hocha la tête discrètement. Elle gardait  au couvent, parmi les petites novices, une enfant de onze ans qui était la fille naturelle du Hutin et d’Eudeline.
— … elle portait grand-aide à la reine, qui la voulait sans cesse à son chevet, continua madame de Bouville. Eh bien ! Eudeline s’est brisé le bras en tombant d’une escabelle ; on l’a dû conduire à l’Hôtel-Dieu. Et maintenant, pour tout couronner, voici que la nourrice qu’on avait arrêtée, qui se tenait là depuis une semaine, a vu son lait soudain tari. Nous faire cela dans un pareil moment ! Car la reine, bien sûr, est hors d’état d’allaiter ; la fièvre l’a prise. Mon pauvre Hugues tourne, vire, s’époumone et ne sait que résoudre, car ce ne sont point affaires d’homme ; quant au sire de Joinville, qui n’a plus goutte de vue ni de mémoire, tout ce qu’on peut souhaiter de lui c’est qu’il ne nous expire pas dans les bras. Autrement dit, ma mère, je suis seule à pourvoir à tout.
   Marie de Cressay se demandait pourquoi on la faisait ainsi confidente des drames royaux, quand madame de Bouville, poursuivant son caquet, dit en s’approchant d’elle :
Heureusement j’ai de la tête, et je me suis rappelée à propos que cette fille que j’avais conduite ici devait être délivrée… Vous nourrissez, bien sûr, et votre enfant profite à vue d’œil ?
Elle semblait faire reproche à la jeune mère de sa bonne santé.
Jugeons cela de plus près, dit-elle encore.
   Et d’une main compétente, comme elle aurait soupesé des fruits au marché, elle palpa les seins de Marie. Celle-ci eut un mouvement de répulsion qui la fit sauter en arrière.
Vous pouvez fort bien en nourrir deux, reprit madame de Bouville. Vous allez donc me suivre, ma bonne fille, et venir donner votre lait au roi.
Je ne puis, Madame ! s’écria Marie avant même de savoir comment elle justifierait son refus.
Et pourquoi ne pourriez-vous pas ? À cause de votre péché ? Vous êtes tout de même fille de noblesse ; et puis le péché ne vous empêche point d’être riche en lait. Ce sera la façon de vous racheter un peu.
Je n’ai pas péché, Madame, je suis mariée !
Vous êtes bien la seule à le dire, ma pauvre petite ! D’abord, si vous étiez mariée, vous ne seriez pas ici. Et puis la question n’est point là. Il nous faut une nourrice…
Je ne puis, car justement j’attends mon époux qui doit venir me prendre. Il m’a fait savoir qu’il arriverait bientôt et le pape lui a promis…
Le pape !… Le pape ! clama la femme du curateur. Mais elle a perdu l’esprit, ma parole ! Elle croit qu’elle est mariée, elle croit que le pape s’inquiète d’elle. Cessez de nous conter vos sottises, et ne blasphémez point le nom du Saint-Père. Vous allez venir à Vincennes tout immédiatement.
Non, Madame, je n’irai point, répliqua Marie avec obstination.
   La colère monta au nez de la petite madame de Bouville qui empoigna Marie par le haut de la robe et se mis à la secouer.
Voyez-moi l’ingrate ! Cela se débauche, se fait mettre grosse. On prend du soin pour elle, on la sauve de la justice, on la place au meilleur couvent, et quand on vient la requérir pour nourrice du roi de France, la péronnelle regimbe. La bonne sujette que nous avons là ! Savez-vous qu’on vous offre un honneur pour lequel les plus grandes dames du royaume se battraient ?
Eh ! Madame, lui répondit Marie dans la figure, que ne vous adressez-vous alors à ces grandes dames qui sont plus dignes que moi !
C’est qu’elles n’ont pas fauté au bon moment, les sottes ! Ah ! que me faites-vous dire ! Assez parlé, vous m’allez suivre.
   Si l’oncle Tolomei ou le comte de Bouville lui-même étaient venus faire à Marie de Cressay la même demande, elle eût sûrement accepté. Elle était de cœur généreux, et se fût offerte à nourrir tout enfant en détresse ; à plus forte raison celui de la reine. La fierté, et l’intérêt aussi, auraient dû l’y pousser autant que la bonté. Nourrice du roi, tandis que Guccio était damoiseau du pape, toutes leurs difficultés se trouvaient aplanies, et leur fortune faite. Mais la femme du curateur n’avait pas pris la bonne manière. Parce qu’on la traitait non comme une mère heureuse mais comme une délinquante, non comme une femme digne mais comme une serve, et parce qu’elle continuait de voir en madame de Bouville une messagère de mauvais sort, Marie oubliait de penser, se butait. Ses grands yeux bleu sombre brillaient de crainte et d’indignation mêlées.
Je conserverai mon lait pour mon fils, dit-elle.
C’est ce que nous allons voir, méchante ! Puisque vous ne m’obéissez de gré, je vais appeler les écuyers qui m’attendent et qui vous enlèveront de force.
   La mère abbesse intervint. Le couvent était un asile qu’elle ne pouvait laisser violer.
Non que j’approuve du tout la conduite de ma parente, dit-elle ; mais elle a été commise à ma garde…
Par moi, ma mère ! s’écria madame de Bouville.
Ce n’est point raison pour lui faire violence en ces murs. Marie ne sortira que de son gré, ou sur l’ordre de l’Église.
Ou sur celui du roi ! Car vous êtes couvent royal, ma mère, ne l’oubliez pas. J’agis au nom de mon époux ; si vous voulez un ordre du connétable, qui est tuteur du roi et qui vient de rentrer à Paris, ou bien un ordre du régent-lui-même, messire Hugues saura bien l’obtenir ; cela nous usera trois heures, mais on m’obéira.
   L’abbesse prit madame de Bouville à part pour lui assurer, à voix basse, que ce que Marie avait dit à propos du pape n’était pas complètement faux.
Et que m’importe ! dit madame de Bouville. C’est le roi qu’il me faut faire vivre et je n’ai qu’elle sous la main.
   Elle sortit, alla appeler ses hommes d’escorte et leur commanda d’empoigner la rebelle.
Vous m’êtes témoin, Madame, dit l’abbesse, que je n’ai point donné mon accord à cet enlèvement.
Marie, se débattant à travers la cour, entre deux écuyers, qui l’entraînaient, criait :
Mon enfant ! Je veux mon enfant !
C’est vrai, dit madame de Bouville. Il faut lui laisser prendre son enfant. À se rebeller ainsi, elle nous fait tout oublier.
   Quelques minutes plus tard, Marie, ayant à la hâte rassemblé ses hardes et tenant son nouveau-né serré contre elle, franchissait, en sanglots, la porte de l’hôtellerie. Dehors, deux litières attelées attendaient.
Voyez donc ! s’écria madame de Bouville. On vient la quérir en litière, comme une princesse, et cela crie et vous cause mille embarras !
   Environnée par la nuit, cahotée au trot des mules, pendant plus d’une heure, dans une boîte de bois et de tapisserie aux rideaux battants par lesquels s’engouffrait le froid de novembre, Marie rendait grâce à ses frères de l’avoir obligée à prendre sa grande chape en partant de Cressay. Avait-elle assez souffert alors de la chaleur, sous cette lourde étoffe, en arrivant à Paris ! « Je ne quitterai donc nul lieu sans malheur et sans larmes, se disait-elle. Ai-je mérité qu’on s’acharne ainsi sur moi ? »
   Le nourrisson dormait, enveloppé dans les gros plis   de la chape. À sentir cette petite vie, inconsciente et tranquille, nichée au creux de sa poitrine, Marie, lentement, retrouvait sa raison. Elle allait voir la reine Clémence ; elle lui parlerait de Guccio ; elle lui montrerait le reliquaire. La reine était jeune ; elle était belle et pitoyable aux infortunes… « La reine… c’est l’enfant de la reine que je vais nourrir !… » pensait Marie se représentant enfin tout l’étrange et l’inespéré de cette aventure que l’autorité agressive de madame de Bouville ne lui avait montrée que sous un aspect odieux…
   Le grincement d’un pont-levis qu’on abaissait, le pas assourdi des chevaux sur le bois des madriers, puis le claquement de leurs fers sur les pavés d’une cour… Marie fut invitée à descendre, passa entre les soldats en armes, suivit un couloir de pierre mal éclairé, vit apparaître un gros homme en cotte de mailles qu’elle reconnut pour le comte de Bouville. Autour de Marie, on chuchotait ; elle entendit le mot de « fièvre » plusieurs fois prononcé. On lui fit signe de marcher sur la pointe des pieds ; une tenture fut soulevée. En dépit de la maladie, les usages, dans la chambre de gésine, avaient été respectés. Mais comme la saison des fleurs était passée, on n’avait pu répandre sur le sol qu’un tardif feuillage jauni qui commençait déjà à pourrir sous les piétinements.
   Autour du lit, les sièges étaient disposés pour des visiteurs qui ne viendraient pas. Une ventrière se tenait là, froissant dans ses doigts des herbes aromatiques. Dans la cheminée, sur des trépieds de fer, bouillaient des décoctions grisâtres. Du berceau, placé dans un angle, ne venait aucun bruit. La reine Clémence gisait étendue sur le dos, les cuisses relevées par la douleur et bosselant les draps. Les pommettes étaient rouges, les yeux brillants. Marie remarqua surtout l’immense chevelure d’or éparse sur les coussins, et ce regard ardent qui ne semblait pas voir ce qu’il contemplait.
J’ai soif, j’ai grand soif… gémissait la reine.
La ventrière chuchota à madame de Bouville :
Elle a frissonné une grande heure ; les dents lui claquaient, et ses lèvres étaient violettes comme au visage des morts. Nous avons cru qu’elle passait. Nous l’avons bien frictionnée par tout le corps ; alors sa peau s’est remise à bouillir comme vous la voyez. Elle a sué si fort qu’il faudrait lui changer ses linceuls ; mais on ne trouve point les clefs de la chambre aux draps, que tenait Eudeline.
Je vais vous les donner, répondit madame de Bouville.
   Elle conduisit Marie dans une chambre voisine, où un feu brûlait également.
Vous vous installerez ici, dit-elle.
   On apporta le berceau royal. Parmi tous les linges   qui l’entouraient, le roi était à peine visible. Il avait un nez minuscule, des paupières épaisses et closes, et somnolait, chétif, dans une immobilité molle. On devait s’approcher de très près pour s’assurer qu’il respirait. De temps en temps une infime grimace, une contraction douloureuse, donnait quelque relief à ses traits. Devant ce petit être dont le père était mort, dont la mère allait peut-être mourir, et qui donnait si peu de marques de vie, Marie de Cressay fut saisie d’une intense pitié : « Je le sauverai ; je le ferai grand et fort » pensa-t-elle. Comme il n’y avait qu’un seul berceau, elle coucha son propre enfant à côté du roi.

Demain ‘’La loi des mâles’’ 3ème partie ch. 2 ‘’Laissons faire Dieu’’.

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