lundi 18 mars 2019

La loi des mâles - 2ème partie - ch. 5 - L'ost du régent fait un prisonnier



V
L’OST DU RÉGENT FAIT UN PRISONNIER

  Le chaume pourrissait, grisâtre, sur les champs argileux et dénudés. De lourdes nuées roulaient dans le ciel d’automne et l’on eût dit que là-bas, au bout du plateau, le monde finissait. Le vent aigrelet, soufflant par courtes bouffées, avait un arrière-goût de fumée. En avant du village de Bouque-maison, à l’endroit même où, trois mois auparavant, le comte Robert était entré en Artois, l’armée du régent se tenait déployée en bataille, et les pennons frissonnaient au sommet des lances sur près d’une demi-lieue de front. Philippe de Poitiers, entouré de ses principaux officiers, se trouvait au centre, à quelques pas de la route. Il avait croisé ses mains gantées de fer sur le pommeau de sa selle ; il était tête nue. Un écuyer, derrière lui, portait son heaume. 
 — C’est donc ici qu’il t’a affirmé qu’il viendrait se rendre ? demanda le régent à Robert de Gamaches, rentré de sa mission le matin. 
 — Ici même, Monseigneur, répondit le second chambellan. Il a choisi le lieu… « Dans le champ auprès de la borne que surmonte une croix… » m’a-t-il dit. Et il m’a assuré qu’il y serait à l’heure de tierce. 
 — Et tu es certain qu’il n’existe point d’autre borne surmontée de croix dans les alentours ? Car il serait bien capable de nous jouer là-dessus, d’aller se présenter ailleurs et de faire constater que je n’y étais pas… Tu penses vraiment qu’il viendra ? 
 — Je le crois, Monseigneur, car il semblait fort ébranlé. Je lui ai dénombré votre ost ; je lui ai représenté aussi que Monseigneur le connétable tenait les lisières de Flandre et les villes du Nord, et qu’il serait donc saisi comme entre pinces à ferrer, sans pouvoir même fuir par les portes. Je lui ai remis enfin la lettre de Monseigneur de Valois lui conseillant de se rendre sans combat, puisqu’il ne pouvait qu’être battu, et l’informant que vous étiez si courroucé contre lui qu’il devait craindre, si vous le preniez en armes, d’avoir la tête tranchée. Et ceci a paru beaucoup l’assombrir. 
  Le régent inclina un peu son long buste vers l’encolure de son cheval. Décidément, il n’aimait pas porter ces vêtements de guerre, dont les vingt livres de fer lui pesaient aux épaules et l’empêchaient de s’étirer. 
  — Il s’est retiré alors avec ses barons, poursuivit Gamaches, et je ne sais point vraiment ce qu’ils se sont dit. Mais j’ai bien compris que certains lui faisaient défaut, tandis que d’autres le suppliaient de ne pas les abandonner. Enfin il est revenu à moi et m’a fait la réponse que je vous ai portée, en m’assurant qu’il avait trop grand respect de Monseigneur le régent pour lui désobéir en rien.  
  Philippe de Poitiers demeurait incrédule. Cette soumission trop facile l’inquiétait, et lui faisait redouter un piège. Plissant les paupières, il regardait le triste paysage. 
 — L’endroit serait assez bon pour nous tourner et nous tomber sur le dos pendant que nous sommes ainsi plantés à attendre. Corbeil ! Clichy ! dit-il s’adressant à ses deux maréchaux. Dépêchez quelques bannerets en reconnaissance par les deux ailes et faites fouiller les vallons pour vous assurer qu’aucune troupe ne s’y trouve muchée, ni ne chemine sur nos routes de revers. Et si, à tierce sonnée au clocher qui est derrière nous, Robert ne s’est pas présenté, ajouta-t-il pour Louis d’Évreux, nous nous mettrons en marche. 
  Mais bientôt on entendit des cris dans les rangs des bannières. 
 — Le voici ! Le voici ! 
  Le régent, de nouveau, plissa les paupières, mais ne vit rien. 
 — En face, Monseigneur, lui dit-on. Juste au droit de votre monture, sur la crête ! 
  Robert d’Artois arrivait sans compagnons, sans écuyer, sans même un valet. Il avançait au pas, droit sur son immense cheval, et paraissait, dans cette solitude, plus grand encore qu’il n’était. Sa haute silhouette se détachait, rougeoyante, sur le ciel tourmenté et il semblait que la pointe de sa lance accrochât les nuées. 
 — C’est encore manière de vous narguer, Monseigneur, que d’arriver ainsi devant vous. 
 — Eh ! qu’il me nargue, qu’il me nargue ! répondit Philippe de Poitiers. 
  Les chevaliers envoyés en reconnaissance revenaient au galop, assurant que les environs étaient parfaitement tranquilles. 
 — Je l’aurais cru plus acharné dans la désespérance, dit le régent. 
  Un autre, voulant faire étalage de panache, se fût sans doute, vers cet homme seul, avancé seul. Mais Philippe de Poitiers avait une autre conception de sa dignité, et ce n’était pas geste de chevalerie qu’il lui importait d’accomplir, mais geste de roi. Il attendit donc, sans bouger d’un pas, que Robert d’Artois, tout boueux, tout fumant, s’arrêtât devant lui. 
  L’armée entière retenait sa respiration et l’on n’entendait que le cliquetis des mors dans la bouche des chevaux. Le géant jeta sa lance sur le sol ; le régent contempla cette lance dans le chaume, et ne dit rien. Robert détacha de sa selle son heaume et sa longue épée à deux mains, et les envoya rejoindre la lance. Le régent se taisait toujours ; il n’avait pas relevé les yeux vers Robert ; il gardait le regard rivé sur les armes, comme s’il attendait encore autre chose. Robert d’Artois se décida à descendre de cheval, fit deux pas en avant, et, les nerfs tremblant de colère, finit par mettre un genou en terre pour rencontrer les yeux du régent. 
 — Beau cousin… s’écria-t-il en ouvrant les bras.  
  Mais Philippe l’arrêta court. 
 — Mon cousin, n’avez-vous pas faim ? lui demanda-t-il. 
  Et comme l’autre, qui s’apprêtait à une grande scène avec échange de paroles nobles, relevage, accolade chevaleresque, restait tout stupéfait, Philippe ajouta : 
 — Alors, rehaussez-vous en selle, et gagnons au plus tôt Amiens, où je vous dicterai ma paix. Vous marcherez à mon flanc, et nous mangerons en route… Héron ! Gamaches ! ramassez les armes de mon cousin. 
  Robert d’Artois tardait à remonter à cheval et regardait autour de lui. 
 — Que cherchez-vous ? dit encore le régent. 
 — Je ne cherche rien, Philippe. Je contemple ce champ pour ne point l’oublier, répondit d’Artois. 
  Et il posa sa main sur sa poitrine, à la place où, à travers la broigne, il pouvait sentir le sachet de velours dans lequel il avait enfermé, ainsi que des reliques, les épis maintenant poudreux qu’il avait cueillis en ce lieu même, un jour d’été. Un sourire plein de morgue passa sur ses lèvres. Lorsqu’il fut à trotter auprès du régent, il retrouva son habituelle assurance. 
 — C’est une belle armée que vous avez réunie là, mon cousin, pour ne faire qu’un seul prisonnier, dit-il d’un ton railleur. 
 — La prise de vingt bannières, mon cousin, répondit Philippe du même air, me ferait moins plaisir en ce jour que votre compagnie… Mais dites-moi donc ce qui vous a poussé à si vite vous rendre ; car enfin, si même le nombre est pour moi, je sais bien que ce n’est pas le courage qui vous fait défaut ! 
 — J’ai pensé qu’à nous affronter en guerre, nous allions faire souffrir trop de pauvres gens. 
 — Que vous voilà soudain sensible, Robert, dit Philippe de Poitiers. On ne m’a point rapporté qu’en ces derniers temps vous ayez donné telles preuves de charité. 
 — Notre Saint-Père le nouveau pape a pris le soin de m’écrire pour m’éclairer. 
 — Et pieux, maintenant ! s’écria le régent. 
 — Comme les termes de sa lettre ressemblaient tout juste à vos semonces, j’ai compris que je ne pouvais lutter à la fois contre le ciel et la terre, et j’ai résolu de me montrer loyal sujet autant que bon chrétien. 
 — Du cœur, de la religion, de la loyauté ! Vous êtes bien changé, mon cousin. 
  En même temps, Philippe, regardant de côté le large menton du géant, se disait : « Moque-toi, moque-toi ; tu feras moins le gaillard tout à l’heure, quand tu sauras la paix que je vais t’imposer. » 
  Mais, devant le Conseil qui fut réuni aussitôt après l’arrivée dans Amiens, Robert conserva la même attitude. Il accepta tout ce qui lui fut demandé, sans se rebeller, sans chicaner, à croire qu’il n’écoutait même pas le traité qu’on lui lisait. Il s’engageait à rendre « tout château, forteresse, seigneurie et toutes choses qu’il avait prises ou occupées ». Il se portait garant de la restitution de toutes les places saisies par ses partisans. Il concluait trêve avec Mahaut jusqu’aux Pâques prochaines ; d’ici là, la comtesse ferait savoir sa volonté, et la cour des pairs se prononcerait sur les droits des deux parties. Le régent, pour l’instant, gouvernerait directement l’Artois et y placerait tels gardiens, officiers et châtelains qu’il voudrait. Enfin, jusqu’à la décision des pairs, les revenus du comté seraient perçus par le comte d’Évreux… et par le comte de Valois. 
  En entendant cette dernière clause, Robert comprit de quel prix avait été achetée la défection de son principal allié. Mais même là, il ne broncha pas et signa le tout. Cette excessive soumission commençait d’inquiéter le régent. « Quel coup fourré manigance-t-il ? » se disait Philippe. Comme il était pressé de rentrer à Paris pour l’accouchement de la reine, il laissa le soin à ses deux maréchaux, avec une partie des troupes à solde, d’aller relever le connétable en Artois et de veiller sur place à l’exécution du traité. Robert assista en souriant au départ des maréchaux. Son calcul était simple. En venant se rendre seul, il avait évité le désarmement de ses troupes. Fiennes, Souastre, Picquigny et les autres allaient continuer une petite guerre de troubles et d’usure. Le régent ne pourrait pas, toutes les quinzaines, remettre sur pied pareille expédition ; le Trésor n’y aurait pas suffi. Robert avait donc plusieurs mois de tranquillité devant lui. 
  Pour l’heure il préférait revenir à Paris, et jugeait l’occasion assez opportune. Car il se pourrait bien qu’avant peu il n’y eût plus ni de régent, ni de Mahaut. En effet – et c’était là la vraie raison de son sourire – Robert avait réussi à retrouver la dame de Fériennes, fournisseuse en poison de la comtesse d’Artois. Il l’avait retrouvée en faisant suivre deux espions du régent qui la cherchaient aussi. Isabelle de Fériennes et son fils avaient été arrêtés alors qu’ils vendaient le matériel nécessaire à un envoûtement. 
  Les gens de Robert avaient supprimé les espions du régent, et maintenant la magicienne, après avoir dicté une belle et complète confession, était gardée dans un château d’Artois. « Tu feras belle mine, mon cousin, se disait-il en regardant Philippe, lorsque je commanderai à Jean de Varennes de m’amener cette femme et que je la présenterai au Conseil des pairs, afin qu’elle avoue comment ta belle-mère, pour ton compte, a su assassiner ton frère ! Et ton cher pape lui-même n’y pourra rien. » 
  Durant tout le voyage, le régent garda Robert à côté de lui ; aux haltes, ils mangeaient à la même table ; la nuit, dans les monastères ou les châteaux royaux, ils couchaient porte à porte, et les nombreux serviteurs du régent entouraient Robert d’une surveillance étroite. Mais à boire, dîner et dormir auprès de son ennemi, on ne peut se défendre de certains sentiments fraternels à son égard ; les deux cousins n’avaient jamais connu pareille intimité. Le régent ne semblait pas tenir particulière rigueur à Robert des fatigues et des frais qu’il lui avait occasionnés ; il paraissait même s’amuser assez des grasses plaisanteries du géant et de ses airs de fausse franchise. « Encore un peu, et il va m’aimer tout de bon, le gueux ! se disait Robert. Comme je le berne, comme je le berne bien ! » 
  Au matin du 11 novembre, alors qu’ils arrivaient à la porte de Paris, Philippe arrêta soudain son cheval. 
 — Mon bon cousin, vous vous êtes l’autre jour, à Amiens, porté garant de la remise à mes maréchaux de tous les châteaux. Or, j’apprends avec peine que plusieurs de vos amis n’obéissent pas au traité et qu’ils refusent de livrer les places. 
  Robert sourit et écarta les mains d’un geste d’impuissance. 
 — Vous vous êtes porte garant, répéta Philippe. 
 — Eh oui, mon cousin, j’ai souscrit à tout ce que vous désiriez. Mais comme vous m’avez ôté tout pouvoir, c’est à vos maréchaux de vous faire obéir. 
  Le régent caressa pensivement l’encolure de son cheval. 
 — Est-il vrai, Robert, reprit-il, que vous m’avez inventé le surnom de Portes-Closes ? 
 — C’est vrai, mon cousin, c’est vrai, dit l’autre en riant. Car vous vous servez fort des portes pour gouverner. 
 — Eh bien, cousin, dit le régent, vous irez donc loger en la prison du Châtelet, et vous y resterez jusqu’à ce que le dernier château d’Artois me soit livré. 
  Robert, pour la première fois depuis sa reddition, pâlit un peu. Tout son plan s’écroulait, et la dame de Fériennes ne pourrait pas lui servir de sitôt.

Demain ‘’La loi des mâles’’ 3ème partie ‘’ De deuil en sacre’’ ch 1 ‘’Une nourrice pour le roi’’

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