lundi 4 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - ch. 2 - Un cardinal qui ne croyait pas à l'enfer

 


II
UN CARDINAL QUI NE CROYAIT PAS À L’ENFER

    La nuit de juin commençait à pâlir, déjà, du côté de l’est, une mince frange grise au pied du ciel annonçait l’aurore qui allait bientôt se lever sur la cité de Lyon. C’était l’heure où les charrois se mettaient en marche dans les campagnes avoisinantes pour porter vers la ville les légumes et les fruits, l’heure où les chouettes se taisaient et où les passereaux ne chantaient pas encore.
   C’était aussi l’heure où, derrière les étroites fenêtres d’un des appartements d’honneur de l’abbaye d’Ainay, le cardinal Jacques Duèze songeait à la mort. Le cardinal n’avait jamais eu grand besoin de dormir, mais avec l’âge ce besoin ne cessait de s’amenuiser. Trois heures de sommeil lui suffisaient amplement. Peu après minuit, il se levait et s’installait devant son écritoire. Homme d’intelligence rapide et de savoir prodigieux, rompu à toutes les disciplines de la pensée, il avait composé des traités de théologie, de droit, de médecine et d’alchimie qui faisaient autorité parmi les clercs et docteurs de son temps.
   En cette époque où la grande espérance du pauvre comme celle du prince était la fabrication de l’or, on se référait beaucoup aux doctrines de Duèze sur les élixirs destinés à la transmutation des métaux. Ainsi pouvait-on lire dans son ouvrage intitulé ‘’L’Élixir des Philosophes’’ de telles définitions qui donnaient à méditer : « Les choses dont on peut faire élixir sont trois : les sept métaux, les sept esprits, et les autres choses. Les sept métaux sont soleil, lune, cuivre, étain, plomb, fer et vif-argent, les sept esprits sont argent vif, soufre, sel ammoniac, orpiment, tutie, magnésie, marcassite ; et les autres choses sont vif-argent, sang d’homme, sang de cheveux et d’urine et l’urine est de l’homme,…». Ou encore de simples recettes, comme celle pour « épurger » l’urine d’enfant. « Prends-la et mets-la en pot et la laisse reposer trois jours ou quatre, puis la coule légèrement, laisse encore reposer tant que l’ordure soit au fond. Et la cuis bien et l’écume tant qu’elle devienne de la tierce partie, puis la distille par feutre et la garde en un pot bien étoupé, pour la corruption de l’air. »
   À soixante-douze ans, le cardinal découvrait encore des domaines profanes ou sacrés dans lesquels il ne s’était pas exprimé, et il complétait son œuvre pendant que ses semblables dormaient. Il usait à lui seul autant de cierges que toute une communauté de moines. Au long de ses nuits, il travaillait aussi à l’énorme correspondance qu’il entretenait avec nombre de prélats, d’abbés, de juristes, de savants, de chanceliers et de princes souverains à travers l’Europe. Son secrétaire et ses copistes trouvaient au matin leur labeur préparé pour la journée entière. Également, il se penchait souvent sur les cartes astrologiques de ses rivaux à la tiare, les comparait à son ciel personnel, et interrogeait les planètes afin de savoir qui deviendrait pape.
   D’après ses calculs, ses plus fortes chances personnelles se plaçaient entre le début d’août et le début de septembre de l’année présente. Or, on était déjà le 10 juin, et rien ne semblait se dessiner. Puis venait le moment pénible d’avant l’aube. Comme habité du pressentiment que ce serait à cette heure-là qu’il lui faudrait un jour quitter le monde, le cardinal éprouvait alors une angoisse diffuse, un vague malaise tant du corps que de l’esprit. La fatigue aidant, il s’interrogeait sur ses actes accomplis. Ses souvenirs lui présentaient le développement d’une extraordinaire destinée…
   Issu d’une famille bourgeoise de Cahors, et ayant embrassé l’état ecclésiastique, il semblait à quarante-quatre ans, devenu archiprêtre, au sommet de la carrière à laquelle il pouvait raisonnablement prétendre. Or sa fortune n’avait pas encore débuté. L’occasion s’étant offerte de partir pour Naples, en compagnie d’un de ses oncles qui allait y faire commerce, le voyage, le dépaysement, la découverte de l’Italie, avaient agi sur lui d’étrange sorte.
   Quelques jours après avoir débarqué, il entrait en relation avec le précepteur des enfants royaux, se faisait son disciple, et se lançait dans les études abstraites avec une passion, une agilité de compréhension, une souplesse de mémoire qu’eussent pu lui envier les adolescents les mieux doués. Il ignorait la faim, tout comme il ignorait la nécessité du sommeil. Bientôt docteur en droit canon, puis en droit civil, son nom avait commencé de se répandre.
   La cour de Naples recherchait les avis du clerc de Cahors. Après l’appétit de savoir lui était venu l’appétit de puissance. Conseiller du roi Charles II le Boiteux – grand-père de la reine Clémence – puis secrétaire des conseils secrets et pourvu de nombreux bénéfices ecclésiastiques, dix ans après son arrivée il se trouvait nommé évêque de Fréjus, et un peu plus tard accédait à la fonction de chancelier du royaume de Naples, c’est-à-dire de premier ministre d’un État qui comprenait à la fois l’Italie méridionale et tout le comté de Provence.
   Une si fabuleuse ascension, parmi les intrigues des cours, n’avait pu s’accomplir grâce seulement à des talents de juriste et de théologien. Un trait, connu d’assez peu de gens, car il relevait du secret à la fois d’Église et d’État, montrait bien l’astuce et l’aplomb dont Duèze était capable.
   Quelques mois après la mort de Charles II, il avait été envoyé en mission à la cour papale, dans un moment où l’évêché d’Avignon, le plus important alors de toute la chrétienté puisque résidence du Saint-Siège, était vacant. Toujours chancelier, et donc détenteur des sceaux, il rédigea tranquillement une lettre par laquelle le nouveau roi de Naples, Robert, demandait pour lui, Jacques Duèze, le siège épiscopal d’Avignon.
   Ceci se passait en 1310. Clément V, soucieux de se ménager l’appui de Naples en une période où il rencontrait beaucoup de difficultés du côté de la France, accéda aussitôt à la requête. La supercherie se découvrit un peu plus tard, lorsque Clément, recevant la visite de Robert, pape et roi se témoignèrent leur mutuelle surprise, le premier de n’avoir pas reçu de plus chauds remerciements pour une si grande faveur accordée, le second de n’avoir pas été consulté sur une nomination qui le privait de son chancelier. Plutôt que de faire éclater un inutile scandale, ils choisirent d’accepter la chose de bonne grâce. Chacun s’en trouva bien.
   Maintenant Duèze était cardinal de curie, et l’on étudiait ses ouvrages dans toutes les universités. Mais, si étonnante que soit une destinée, elle n’apparaît telle qu’à ceux qui la regardent de l’extérieur. Les jours vécus, qu’ils aient été emplis ou vides, agités ou tranquilles, sont tous également des jours enfuis, et la cendre du passé a le même poids dans toutes les mains. Tant d’ardeur, d’ambition, d’énergie dépensées avaient-elles un sens lorsque tout devait, inéluctablement, basculer dans cet Au-delà dont les plus hautes intelligences et les plus difficiles sciences humaines n’arrivaient à saisir que d’indéchiffrables lambeaux ?
   Pourquoi vouloir devenir pape ? N’eût-il pas été plus sage de s’enfermer au fond d’un cloître, dans le détachement de tout ? Se dépouiller et de l’orgueil de la connaissance et de la vanité de dominer, acquérir l’humilité de la foi la plus simple… se préparer à disparaître… Or même cette sorte de méditation prenait, chez le cardinal Duèze, le tour d’une spéculation abstraite, et son anxiété de mourir se transformait bientôt en débat théologique.
   « Les docteurs nous assurent, pensait-il ce matin-là, que les âmes des justes après la mort jouissent immédiatement de la vision béatifique de Dieu, qui est leur récompense. Soit, soit… Mais les Écritures nous disent aussi qu’à la fin du monde, quand les corps ressuscités auront rejoint leurs âmes, nous serons tous jugés en dernier Jugement. Il y a là une grande contradiction. Comment Dieu, totalement souverain, omniscient et parfait, aurait-il à évoquer deux fois le même cas devant son propre tribunal, et comment pourrait-il juger en appel de ses propres sentences ? Dieu n’est point susceptible d’erreur ; et imaginer un double arrêt de sa part, ce qui suppose révision, donc erreur, est une impiété et même une hérésie… Du reste, ne convient-il pas que l’âme n’entre en possession de la joie de son Seigneur qu’au moment où, réunie à son corps, elle sera elle-même parfaite en sa nature ? Donc… donc les docteurs se trompent. Donc il ne saurait y avoir ni béatitude proprement dite ni vision béatifique avant la fin des temps, et Dieu ne se laissera contempler qu’après le Jugement dernier. Mais jusque-là, où se trouvent alors les âmes des morts ? Est-ce que nous n’irions pas attendre sub altare dei, sous cet autel de Dieu dont parle saint Jean dans son Apocalypse ?…»
   Les pas d’un cheval, bruit inaccoutumé à pareille heure, retentirent le long des murs de l’abbaye, sur les petits galets ronds qui pavaient les meilleures rues de Lyon. Le cardinal prêta l’oreille un instant, puis revint à son argumentation, qui procédait tout droit de sa formation juridique et dont les conséquences allaient le surprendre lui-même.
«… Car si le paradis est vide, cela modifie singulièrement la situation de ceux que nous décrétons saints ou bienheureux… Mais ce qui est vrai pour les âmes des justes l’est forcément aussi pour l’âme des injustes. Dieu ne saurait punir les méchants avant d’avoir récompensé les bons. C’est à la fin du jour que l’ouvrier reçoit son salaire ; c’est à la fin du monde que le bon grain et l’ivraie seront définitivement séparés. Nulle âme n’habite actuellement en enfer, puisque aucune condamnation n’est encore prononcée. Autant dire que l’enfer présentement n’existe pas…»
   Cette conclusion était plutôt rassurante pour quiconque songeait au trépas ; elle repoussait l’échéance du procès suprême sans fermer la perspective de la vie éternelle, et s’accordait assez bien avec le sentiment, commun à la plupart des hommes, que la mort est une chute dans un grand silence obscur, une inconscience indéfinie… une attente sub altare dei… 
  Certes, pareille doctrine, si elle venait à être professée, n’irait pas sans éveiller de violentes réactions, aussi bien parmi les docteurs de l’Église que dans la croyance populaire ; et le moment était mal choisi, pour un candidat au SaintSiège, d’aller prêcher la vacuité du paradis et l’inexistence de l’enfer . « Attendons la fin du conclave », se disait le cardinal.
   Il fut interrompu par un frère tourier qui frappa à sa porte et lui annonça l’arrivée d’un chevaucheur de Paris.
   — De qui vient-il ? demanda le cardinal. Duèze avait une voix étouffée, feutrée, totalement dépourvue de timbre bien que fort distincte.
   — Du comte de Bouville, répondit le tourier. Il a dû marcher vite, car il a l’air bien las ; le temps que j’aille lui ouvrir, je l’ai trouvé à demi endormi, le front contre le vantail.
   — Menez-le-moi céans.
   Et le cardinal qui, quelques minutes auparavant, méditait sur la vanité des ambitions de ce monde, pensa aussitôt : « Est-ce au sujet de l’élection ? La cour de France se rallierait-elle ouvertement à mon nom ? Va-t-on me proposer un marché ?…» Il se sentait tout agité, plein de curiosité et d’espérance, et arpentait la chambre à pas courts et rapides. Duèze avait la taille d’un enfant de quinze ans, un museau de souris sous de forts sourcils blancs, une ossature fragile. Derrière les vitres le ciel commençait à rosir ; on ne pouvait pas encore souffler les cierges, mais déjà le petit jour, dehors, dissolvait les ombres. La mauvaise heure était passée…
   Le messager entra ; le cardinal, du premier coup d’œil, sut qu’il n’avait pas affaire à un chevaucheur de métier. D’abord un vrai chevaucheur eût aussitôt mis un genou en terre, et tendu la boîte contenant les plis, au lieu de rester debout en inclinant la tête et en disant : « Monseigneur… » Et puis la cour de France, pour acheminer son courrier, utilisait de forts cavaliers à carrure solide, bien aguerris, comme le grand Robin-Qui-Se-Maria, spécialement affecté au trajet entre Paris et Avignon, et non un tel jouvenceau à nez pointu, qui paraissait avoir peine à garder les paupières ouvertes et titubait de fatigue sur ses bottes.
« Voilà qui sent fort son déguisement, se dit Duèze. D’ailleurs, j’ai déjà vu ce visage en quelque endroit…»
   De sa main courte et menue, il fit sauter les cachets de la lettre, et fut bientôt déçu. Il ne s’agissait pas de l’élection, mais d’une demande de protection pour le messager lui-même. Néanmoins, Duèze voulut reconnaître là un indice favorable ; lorsque Paris avait un service à obtenir des autorités ecclésiastiques, c’était à lui qu’on s’adressait.
   — Ainsi, vous vous nommez Guccio Baglioni ? dit-il quand il eut terminé sa lecture.
   Le jeune homme sursauta.
   — Oui, Monseigneur.
     — Le comte de Bouville vous recommande à moi pour que je vous prenne sous ma garde, et vous dérobe aux poursuites de vos ennemis.
   — Si vous acceptez de me faire cette grâce, Monseigneur.
   — Il paraît que vous avez eu quelque mauvaise aventure qui vous a forcé de fuir sous cette livrée, continua le cardinal de sa voix rapide et sans résonance. Contez-moi cela. Bouville me dit que vous faisiez partie de son escorte lorsqu’il conduisit la reine Clémence en France. En effet, je me souviens, à présent. Je vous ai vu auprès de lui… Et vous êtes le neveu de messer Tolomei, le capitaine général des Lombards de Paris. Fort bien, fort bien. Contez-moi votre affaire.
   Il s’était assis et jouait machinalement avec un gros pupitre tournant sur lequel étaient posés les livres qui servaient à ses travaux. Il se trouvait maintenant détendu, tranquille, et tout prêt à se distraire l’esprit avec les petits problèmes d’autrui.
Guccio Baglioni avait parcouru cent vingt lieues en quatre jours et demi. Il ne sentait plus ses membres ; une brume dense lui emplissait la tête et il aurait donné n’importe quoi pour s’étendre là, à même le sol, et dormir… dormir… Il parvint à se ressaisir ; sa sécurité, son amour, son avenir, tout exigeait qu’il surmontât, pour un moment encore, sa fatigue.
   — Voici, Monseigneur ; j’ai épousé une fille de noblesse, répondit-il.
   Il lui sembla que ces mots sortaient de la bouche d’un autre. Il aurait voulu commencer tout différemment. Il aurait voulu expliquer au cardinal qu’un malheur sans pareil venait de s’abattre sur lui, qu’il était l’homme le plus accablé, le plus déchiré de l’univers, qu’on menaçait sa vie, qu’il lui avait fallu s’éloigner, à jamais peut-être, de la femme sans laquelle il ne pouvait respirer, que cette femme allait être enfermée, que les événements avaient croulé sur eux depuis une semaine avec une telle violence, une telle soudaineté, que le temps paraissait perdre ses dimensions habituelles, et que lui-même, Guccio, se sentait pareil à un caillou roulé par un torrent…
   Or, tout son drame, lorsqu’il fallait l’exprimer, se résumait à cette petite phrase : « Monseigneur, j’ai épousé une fille de noblesse…»
   — Ah oui… fit le cardinal. Comment se nomme-t-elle ?
   — Marie de Cressay.
   — Cressay… Je ne connais pas.
   — Mais j’ai dû l’épouser secrètement, Monseigneur ; la famille était opposée.
   — Parce que vous êtes un Lombard ? Bien sûr. Ils sont encore un peu arriérés, en France. En Italie certes… Alors, vous voulez obtenir l’annulation ? Bah… Si le mariage a été secret…
   — Mais non, Monseigneur, je l’aime, elle m’aime, dit Guccio. Mais sa famille a découvert qu’elle était enceinte, et ses frères m’ont poursuivi pour me tuer.
   — Ils peuvent le faire ; ils ont le droit coutumier pour eux. Vous vous êtes mis en situation de ravisseur… Qui vous a mariés ?
   — Le frère Vicenzo, des Augustins.
   — Fra Vicenzo… Je ne connais pas.
   — Le pire, Monseigneur, est que ce moine est mort. Ainsi je ne peux même pas prouver que nous sommes vraiment mariés. Mais ne croyez pas que je sois lâche, Monseigneur. Je voulais me battre. Seulement, mon oncle s’est adressé à messire de Bouville…
   — …qui vous a sagement conseillé de prendre du champ.
   — Mais Marie va être enfermée dans un couvent ! Pensez-vous, Monseigneur, que vous pourrez l’en faire sortir ? Pensez-vous que je la reverrai ?
   — Ah ! Une chose à la fois, mon cher fils, répondit le cardinal en continuant à faire tourner son pupitre. Un couvent ? Eh bien, ou pourrait-elle être mieux pour l’instant ? Espérez en l’infime mansuétude de Dieu, dont nous avons tous si grand besoin.
   Guccio baissa la tête d’un air épuisé Ses cheveux noirs étaient couverts de poussière.
   — Votre oncle est-il en bons termes de commerce avec les Bardi ? poursuivit le cardinal.
   — Certes, Monseigneur, certes… Les Bardi sont vos banquiers, je crois.
   — Oui, ils sont mes banquiers. Mais je les trouve, ces temps-ci, moins aisés de rapport que par le passé. Ils forment une si grosse compagnie. Ils ont des comptoirs en tous lieux. Et pour la moindre demande, ils doivent en référer à Florence. Ils sont aussi lents qu’un tribunal d’Église. Votre oncle a-t-il beaucoup de prélats parmi ses pratiques ?
   L’esprit de Guccio n’était guère aux questions de banque. La brume s’épaississait sous son front, ses paupières brûlaient.
   — Non, nous avons surtout les grands barons. Le comte de Valois, le comte d’Artois… Nous serions hautement honorés, Monseigneur… dit-il avec une courtoisie machinale.
   — Nous en parlerons plus tard. Pour l’instant, vous voici à l’abri dans ce couvent. Vous passerez pour un homme à mon service, peut-être vous fera-t-on revêtir une robe de clerc. Je verrai cela avec mon chapelain. Vous pouvez vous dépouiller de cette livrée, et aller dormir en paix, ce dont vous montrez avoir grand besoin.
   Guccio salua, bredouilla quelques mots de gratitude et fit un mouvement vers la porte. Puis s’arrêtant, il dit :
   — Je ne puis encore me dépouiller, Monseigneur, je dois délivrer un autre message.
   — À qui ? demanda Duèze aussitôt soupçonneux.
   — Au comte de Poitiers.
   — Confiez-moi la lettre, je la ferai porter tout à l’heure par un frère.
   — C’est que, Monseigneur, messire de Bouville m’a enjoint…
   — Savez-vous si ce message a trait au conclave ? 
  — Nullement, Monseigneur. C’est au sujet de la mort du roi. Le cardinal sauta de son siège.
   — Le roi Louis est mort ? Mais que ne le disiez-vous plus tôt !
   — On ne le sait point encore ici ? Je pensais que vous en étiez averti, Monseigneur.
   En vérité il ne pensait rien. Ses malheurs, sa fatigue, lui avaient fait oublier cet événement capital. Ayant galopé droit devant lui depuis Paris, changeant de chevaux dans les monastères indiqués comme relais, mangeant à la hâte, parlant le moins possible, il avait devancé sans le savoir les chevaucheurs officiels.
   — De quoi est-il trépassé ?
   — C’est ce que messire de Bouville veut justement faire savoir au comte de Poitiers.
   — Crime ? chuchota Duèze.
   — Le roi, selon le comte de Bouville, aurait été empoisonné.
   Le cardinal réfléchit un instant.
   — Voilà qui peut changer bien des choses, murmura-t-il. Un régent a-t-il été désigné ?
   — Je ne sais pas, Monseigneur. Quand je suis parti, on nommait beaucoup le comte de Valois.
   — C’est bien, mon cher fils, allez vous reposer.
    — Mais, Monseigneur et le comte de Poitiers ?
   Les lèvres effilées du prélat dessinèrent un rapide sourire, qui pouvait passer pour une expression de bienveillance.
   — Il ne serait guère prudent de vous montrer par la ville, et de surcroît vous tombez de lassitude, dit-il Donnez-moi ce pli, pour vous éviter tout reproche, j’irai le remettre moi-même.
  Quelques minutes plus tard, escorté d’un valet et suivi d’un secrétaire, le cardinal de curie sortait de l’abbaye d’Ainay, entre Rhône et Saône, et s’engageait dans les ruelles sombres, souvent rétrécies par des tas d’immondices. Maigre, fluet, il avançait d’un pas sautillant, portant presque en courant ses soixante-douze ans. Le bas de sa robe pourpre semblait danser entre les murs. Les cloches des vingt églises et des quarante-deux couvents de Lyon sonnaient les premiers offices. Les distances étaient courtes dans cette ville aux maisons tassées, qui comptait quelque vingt mille habitants dont la moitié était adonnés au commerce de la religion et l’autre moitié à la religion du commerce. Le cardinal fut bientôt arrivé à la demeure du consul Varay chez lequel logeait le comte de Poitiers.

Demain la loi des mâles – Ch. 3 – Les portes de Lyon

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