jeudi 7 mars 2019

Incipit 73 - Goncourt 1906 - Dingley l'illustre écrivain

 

Dingley l’illustre écrivain
Jérôme et Jean Tharaud

Le roman met en scène la guerre du Transvaal. Le personnage de Dingley, que les auteurs opposent à sa femme d'origine française, est inspiré de Rudyard Kipling, « illustre écrivain » que les Tharaud attaquent très durement en même temps que la politique coloniale anglaise et, plus généralement, l’Angleterre Victorienne et l'esprit anglo-saxon. Cela n'empêche pas, par ailleurs, une forme de sympathie pour l'homme de lettres qui trahit une sorte de frustration devant l'inexistence, en France , d'un auteur qui puisse lui être comparé.


Partout où l'on parle anglais, personne n'ignore le nom de Dingley, l'illustre écrivain. Les enfants eux-mêmes le connaissent : ils apprennent à lire dans ses livres. En vérité, c'était un homme d'une fraîcheur d'imagination incomparable. Il semblait né à l'aurore du monde, dans un temps où les sens de nos lointains ancêtres rivalisaient avec ceux des bêtes. Qu'il décrivit une forêt de l'Inde, un office de commerce dans la Cité de Londres, un lever de soleil sur la mer des Tropiques, un crépuscule d'Europe occidentale, on avait toujours l'impression qu'il ouvrait sur l'univers des yeux neufs. Les personnages de ses contes habitaient, pour la plupart, un pays où la rêverie humaine a fait naître des fleurs merveilleuses, ces vastes plaines du Gange qui ont vu l'effort le plus désespéré des penseurs pour découvrir un sens à la vie. Son caprice emmêlait, avec une liberté divine, les soins de ses compatriotes perdus dans quelque poste ignoré du Rohilkland ou du Sind, et les songes des philosophes indigènes morts il y a des milliers d'années. En lui s'accordaient les instincts positifs de la race anglaise et l'âme insatisfaite et passionnée pour le rêve d'un Hindou. Il avait à la fois l'ardeur d'un pirate normand et le goût des siestes à l'ombre, tandis que dans le champ de la vision intérieure passent, comme le souvenir d'une autre existence, les aventures des gens ayant appartenu à des civilisations disparues. Et c'était le jeu même de son esprit qu'il avait représenté dans La plus belle histoire du monde^ où l'on voit un commis du Strand reconstituer, avec l'exactitude de quelqu'un qui l'aurait soufferte, la vie d'un rameur grec, enchaîné au banc d'une galère phénicienne mille ans avant le Christ.

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