lundi 25 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - 3ème partie ch.7 - Tant de rêves écroulés




VII 
TANT DE RÊVES ÉCROULÉS ! 

Dans sa royale ascension, Philippe le Long n’avait pas seulement enjambé deux cadavres ; il laissait encore sous ses pas deux autres destins brisés, deux femmes écrasées, l’une reine et l’autre obscure. Le lendemain des obsèques du faux Jean I er à Saint-Denis, Madame Clémence de Hongrie, dont chacun s’attendait à ce qu’elle rendît l’âme, était remontée faiblement à la conscience et à la vie. Quelque remède enfin s’était montré efficace ; la fièvre et l’infection se retiraient de ce corps, comme pour laisser la place à d’autres peines. Les premières paroles que prononça la reine furent pour demander son fils, qu’elle avait à peine eu le temps d’entrevoir. Son souvenir ne lui représentait qu’un petit corps nu qu’on frictionnait à l’eau de rose et qu’on déposait dans un berceau… Lorsqu’on lui fit savoir, avec mille ménagements, qu’on ne pouvait pas le lui montrer aussitôt, elle murmura : — Il est mort, n’est-ce pas ? Je le savais. Je l’ai senti, dans ma fièvre… Cela aussi devait arriver… Elle n’eut pas la réaction foudroyante qu’on redoutait. Elle resta prostrée, mais sans larmes, avec sur le visage cette expression d’ironie tragique qu’ont certaines gens à la fin d’un incendie, devant les cendres fumantes de leur demeure. Ses lèvres s’écartèrent comme pour rire, et pendant quelques instants on la crut démente. Le malheur avait mis de l’excès à s’acharner sur elle ; il y avait des places mortes dans cette âme, et le sort pouvait y frapper à coups redoublés sans plus en tirer de souffrance. Bouville, devant elle, se voyait condamné à une mensongère mission de consolateur impuissant. Chaque mot d’amitié que lui adressait la reine le torturait de remords. « Son enfant vit, et je ne dois pas le lui dire. Quand je pense que je pourrais lui donner si grande joie !…» Vingt fois, la pitié, et même la simple honnêteté, faillirent l’emporter. Mais madame de Bouville, le sachant d’âme faible, ne le laissait jamais seul auprès de la reine. Au moins put-il se soulager à moitié en accusant Mahaut, la réelle coupable. La reine haussa les épaules. Que lui importait la main dont les forces du mal s’étaient servies pour l’atteindre ? — J’ai été pieuse, j’ai été bonne ; du moins je crois l’avoir été, disait-elle ; je me suis efforcée de suivre les ordonnances de la religion et d’amender ceux qui m’étaient chers. Je n’ai jamais souhaité peine à quiconque. Et Dieu s’est employé à me meurtrir plus qu’aucune de ses créatures… Or je vois des méchants triompher en tout. Elle ne se révoltait pas, ni ne blasphémait non plus ; elle constatait simplement une sorte de monumentale erreur. Son père et sa mère avaient été enlevés par la peste lorsqu’elle avait à peine deux ans. Tandis que toutes les princesses de sa famille, ou presque, recevaient établissement dès avant leur nubilité, elle avait attendu un parti jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Celui qui s’était offert, inespéré, paraissait le plus haut du monde. À ce mariage avec la France, elle était arrivée éblouie, éperdue d’un amour irréel, et pétrie de toutes les intentions du bien. Avant même d’aborder à son nouveau pays, elle avait manqué périr en mer. Au bout de quelques semaines, elle découvrait qu’elle avait épousé un assassin et succédé à une reine étranglée. Après dix mois elle restait veuve, et enceinte. Aussitôt éloignée du pouvoir, on l’avait séquestrée sous prétexte de la défendre. Elle venait pendant huit jours de se débattre aux portes du trépas pour apprendre, à peine sortie de cet enfer, que son enfant était mort, empoisonné sans doute comme son mari l’avait été. — Les gens de mon pays croient au mauvais sort. Ils ont raison. J’ai le mauvais sort, dit-elle. Je me dois interdire de plus rien entreprendre et de me fier à rien, pas même à Dieu. Amour, charité, espérance, elle avait épuisé toutes les réserves de vertus qu’elle possédait, et la foi du même coup se retirait d’elle. Elle avait subi pendant sa maladie de telles tortures, et si fort éprouvé l’impression d’agonie, que de se sentir vivante, de respirer sans peine, de s’alimenter, de poser son regard sur des murs, des meubles, des visages, lui semblait surprenant et lui procurait les seules émotions dont son âme aux trois quarts détruite fût encore capable. À mesure que se déroulait sa lente convalescence, et qu’elle retrouvait sa légendaire beauté, la reine Clémence se mit à développer des goûts de femme âgée et capricieuse. On eût dit que sous cette apparence admirable, sous ces cheveux d’or, ce visage de retable, cette poitrine noble, ces membres fuselés, qui reprenaient de jour en jour leur séduction, quarante années, d’un coup, s’étaient écoulées. Dans un corps somptueux, une vieille veuve réclamait à la vie ses dernières joies. Elle les réclamerait pendant onze ans. Frugale jusque-là, autant par religion que par indifférence, la reine montra vite d’étranges exigences pour des nourritures rares et dispendieuses. Comblée par Louis X de joyaux qu’elle avait dédaignés en les recevant, elle s’animait maintenant devant ses coffres à bijoux, se passionnait à dénombrer les pierres, à en calculer la valeur, à en apprécier la taille ou l’eau. Elle décidait soudain de modifier les montures et convoquait, pour d’interminables entretiens, ses orfèvres. Elle passait aussi de longues heures avec les lingères, faisait acheter au plus cher des étoffes d’Orient, commandait d’excessives quantités de parfums. Si, pour sortir de ses appartements, elle revêtait la blanche tenue des veuves, dans sa chambre ses familiers étaient surpris, gênés, de la voir, lovée près de la cheminée, sous des voiles d’une excessive transparence. Sa générosité de naguère ne survivait que sous la forme altérée de libéralités absurdes. Les marchands s’étaient donné le mot et savaient qu’aucun prix ne serait discuté. L’avidité gagnait le personnel. Oh ! certes, la reine Clémence était bien servie. On se disputait aux cuisines la faveur de lui apporter son plat, car pour un dessert ornementé, pour un lait de noisettes, pour une « eau d’or » récemment découverte et où le romarin et la girofle avaient macéré à suffisance dans un jus de grenade, la reine, soudain, ouvrait sa main pleine de pièces. Elle voulut bientôt entendre chanter, et que contes, lais et romans lui fussent récités par bouches agréables. Son regard refroidi ne voulait plus se poser que sur de jeunes visages. Un ménestrel bien pris de taille et de voix chaleureuse, qui l’avait distraite une heure, et dont les yeux s’étaient troublés en entrevoyant son corps sous les voiles de Chypre, recevait de quoi festoyer aux tavernes pendant tout un mois. Bouville s’alarmait de ces profusions ; mais il n’avait pu se défendre d’en être lui-même bénéficiaire. Le 1 er janvier, qui était le jour des compliments et des cadeaux bien que l’année officielle ne débutât qu’à Pâques, la reine Clémence remit à Bouville un sac brodé contenant trois cents livres d’or. L’ancien chambellan s’écria : — Non, Madame, de grâce, je ne l’ai point mérité ! Mais on ne peut refuser le présent d’une reine, même si l’on sait que cette reine se ruine [22] . Dans cette même journée du 1 er janvier, Bouville reçut la visite de messer Tolomei. Le banquier trouva l’ancien chambellan étonnamment maigri et blanchi. Bouville flottait dans ses vêtements ; ses joues s’affaissaient de chaque côté du visage ; son regard était inquiet et son attention en même temps paraissait défaillante. « Cet homme-là, pensa Tolomei, est rongé d’une maladie secrète, et je ne serais point surpris qu’il fût saisi avant peu du mal de mort. Il faut me hâter d’arranger les affaires de Guccio. » Tolomei connaissait les usages. À l’occasion de l’an neuf, il apportait une pièce d’étoffe à l’intention de madame de Bouville. — … pour la remercier, dit-il, de tout le soin qu’elle a pris de cette damoiselle qui donna un fils à mon neveu… Bouville voulut aussi refuser ce présent-là. — Mais si, mais si, insista Tolomei. Je voudrais d’ailleurs vous entretenir un peu de cette affaire. Mon neveu va rentrer d’Avignon où notre Saint-Père le pape… Tolomei se signa. — … l’a retenu jusqu’ici pour travailler aux comptes de sa cassette. Il vient chercher sa jeune épouse et son enfant… Bouville sentit tout son sang lui refluer au cœur. — Un instant, messer, un instant, dit-il ; j’ai là un messager qui m’attend et auquel je dois confier une réponse urgente. Faites-moi la grâce de patienter. Et il disparut, la pièce d’étoffe sous le bras, prendre conseil de sa femme. — Le mari revient, dit-il. — Quel mari ? demanda madame de Bouville. — Le mari de la nourrice ! — Mais elle n’est pas mariée. — Il faut croire ! Il faut croire ! Tolomei est là. Tiens, il t’a apporté ceci. — Que veut-il ? — Que la fille sorte du couvent. — Quand ? — Je ne sais encore. Bientôt. — Alors attends de savoir, et ne promets rien. Bouville reparut devant son visiteur. — Vous disiez donc, messer Tolomei ? — Je vous disais que mon neveu Guccio arrive, pour faire sortir, du couvent où vous avez eu la bonté de leur trouver refuge, sa femme et son enfant. À présent, ils n’ont plus rien à craindre. Guccio est porteur d’une recommandation du Saint-Père, et il s’établira, je crois, en Avignon, du moins pour un temps… J’aurais assez aimé pourtant les garder près de moi. Savez-vous que je n’ai pas encore vu ce petit-neveu qui m’est né ? J’étais sur les chemins, à visiter mes comptoirs, et n’ai su la nouvelle que par une lettre toute joyeuse de la jeune mère. Avant-hier, aussitôt rentré, j’ai voulu l’aller voir ; mais au couvent des Clarisses, je me suis heurté à porte de bois. — C’est que la règle est fort sévère, aux Clarisses, dit Bouville. Et puis nous avions donné, sur votre demande, consignes étroites. — Il n’est advenu nulle chose mauvaise ? — Mais… non, messer ; rien que je sache. Je vous en eusse aussitôt averti, répondit Bouville qui se sentait au gril. Quand donc votre neveu arrive-t-il ? — Je l’attends sous deux ou trois jours. Bouville le regarda d’un œil effaré. — Je vous prie une autre fois de me pardonner, dit-il, mais je me rappelle soudain que la reine m’avait envoyé quérir un objet que je ne lui ai pas porté. Je reviens, je reviens. Et il s’éclipsa de nouveau. « C’est dans la tête, à coup sûr, que la maladie le tient, pensa Tolomei. Le plaisir de s’entretenir avec un homme qui à chaque seconde s’enfuit ! Pourvu qu’il ne m’oublie pas ici, à mon tour ! » Il s’assit sur un coffre, et resta un bon moment à lustrer la fourrure qui bordait sa manche. — Me voici, dit Bouville soulevant une tenture. Vous me parliez donc de votre neveu ? Vous savez que je lui suis tout acquis. Le gentil compagnon qu’il fut dans nos voyages à Naples ! Naples… répéta-t-il en s’attendrissant ; si j’avais pu penser !… La pauvre reine, la pauvre reine… Il s’était laissé choir sur le coffre à côté de Tolomei et essuyait de ses gros doigts les larmes du souvenir. « Allons ! Voilà qu’il me pleure au nez, maintenant ! » pensa le banquier. Et à haute voix : — Je ne vous ai rien dit de tous ces nouveaux malheurs ; je devine trop combien ils vous ont affligé. J’ai fort pensé à vous… — Ah ! Tolomei, si vous pouviez savoir !… Ce fut pire que ce que vous pourriez imaginer ; le démon s’en est mêlé… On entendit une petite toux sèche derrière la tapisserie, et Bouville s’arrêta court sur la pente des confidences dangereuses. « Tiens, on nous écoute », pensa Tolomei qui se hâta de reprendre : — Enfin, en cette affliction, une consolation au moins nous est donnée ; nous avons un bon roi. — Certes, certes, nous avons un bon roi, répéta Bouville sans grande chaleur. — Je craignais, reprit le banquier en s’efforçant d’entraîner son interlocuteur un peu loin de la tapisserie suspecte, je craignais que le nouveau roi ne nous maltraitât, nous autres Lombards. Point du tout. Il paraît même qu’il a confié les recettes d’impôts, en certaines sénéchaussées, à des gens de nos compagnies… Pour mon neveu donc, qui a fort bien travaillé je dois dire, j’aimerais qu’il fût récompensé de ses peines en trouvant sa belle et son héritier installés en ma demeure. Déjà je fais préparer la chambre de ces gentils époux. On médit des jeunes gens de notre temps. On ne les croit plus capables de sincérité, ni d’amour fidèle. Ces deux-là s’aiment fort, je vous le certifie. Il suffit de lire leurs lettres. Si le mariage n’a point été fait selon toutes les règles, qu’importe ! Nous le recommencerons, et je vous demanderai même, si cela ne vous désoblige, d’y paraître en témoin. — Grand honneur, au contraire, grand honneur, messer, répondit Bouville en regardant la tenture comme s’il y cherchait une araignée. Mais il y a la famille. — Quelle famille ? — Mais oui. La famille de la nourrice. — La nourrice ? répéta Tolomei qui ne comprenait plus rien. Pour la seconde fois, la petite toux s’éleva derrière la tapisserie. Bouville changea de visage, bafouilla, bégaya. — C’est que, messer… Oui, je voulais dire… oui, je voulais vous l’apprendre tout de suite, mais… à être dérangé sans cesse, je l’avais omis. Ah ! oui, maintenant il faut que je vous le dise… Votre… la femme de votre neveu, puisqu’ils sont mariés m’assurez-vous… nous lui avons demandé… Voilà, nous étions en peine de nourrice, et de bonne grâce, de très bonne grâce, sur la prière de ma femme, elle a nourri le petit roi… le peu de temps, hélas ! qu’il a vécu. — Elle est donc venue ici ; vous l’avez fait sortir du couvent ? — Et nous l’y avons ramenée ! J’avais gêne à vous l’avouer… Mais voyezvous le temps pressait. Et tout s’est passé si vite ! — Mais, messire, n’en soyez pas honteux. Vous avez fort bien agi. Cette belle Marie ! Elle a donc nourri le pauvre petit roi ? Que voilà une surprenante nouvelle et combien honorable ! C’est pitié seulement qu’elle n’ait pas eu à donner son lait plus longtemps, dit Tolomei qui regrettait déjà tous les avantages qu’il aurait pu tirer d’une telle situation. Alors il vous est aisé de la faire sortir à nouveau ? — Eh non ! Pour la faire sortir tout à fait, il faut le consentement de la famille. Avez-vous revu sa famille ? — Jamais. Ses frères, qui avaient mené si grand tapage, ont semblé bien aise de s’en débarrasser et n’ont jamais reparu. — Où vivent-ils ? — Chez eux, à Cressay. — Cressay… Où cela se trouve-t-il donc ? — Mais près de Neauphle, où j’ai un comptoir. — Cressay… Neauphle… fort bien. — En vérité, vous êtes étrange homme, Monseigneur, si j’ose vous le dire ! s’écria Tolomei. Je vous confie une fille, je vous conte tout à son propos ; vous l’allez chercher pour nourrir l’enfant de la reine, elle vit ici huit jours, dix jours… — Cinq, précisa Bouville. — Cinq jours, reprit Tolomei, et vous ne savez pas d’où elle vient ni presque comment elle se nomme ! — Si, je sais, je savais bien, dit Bouville en rougissant. Mais par moments la tête me fuit. Il ne pouvait pas une troisième fois courir vers sa femme. Que ne venait-elle le secourir, au lieu de demeurer cachée derrière la tapisserie, pour le tancer tout à l’heure s’il commettait une sottise ! Elle avait ses raisons, sans doute. — Ce Tolomei est le seul homme que je redoute en cette affaire, avait-elle dit à Bouville. Un nez de Lombard vaut trente chiens de meute. S’il te voit seul, niais comme tu l’es, il se défiera moins, et je pourrai mieux mener le jeu ensuite. « Niais comme tu l’es… Elle a raison, je suis devenu niais, se disait Bouville. Pourtant, j’ai su parler à des rois naguère, et traiter de leurs affaires. J’ai négocié le mariage de Madame Clémence. J’ai dû m’occuper du conclave et ruser avec Duèze… » Ce fut cette pensée qui le sauva. — Votre neveu, me disiez-vous, est muni d’une lettre d’ordre du Saint-Père ? reprit-il. Eh bien ! voilà qui arrange tout. C’est à Guccio d’aller chercher sa femme, en montrant cette lettre. Ainsi nous serons tous couverts et ne pourrons avoir ni reproches ni procès. Le Saint-Père ! Que veut-on de plus… Dans deux ou trois jours, n’est-ce pas ? Souhaitons donc que tout se passe au mieux. Et grand merci de ce beau drap ; ma bonne épouse, je suis sûr, l’appréciera fort. À vous revoir, messer, et toujours votre serviteur. Il se sentait plus épuisé que s’il avait chargé en bataille. Tolomei, en quittant Vincennes, pensait : « Ou bien il me ment pour quelque raison que j’ignore, ou bien il retourne en âge d’enfance. Enfin, attendons Guccio. » Madame de Bouville, elle, n’attendit pas. Elle fit atteler sa litière et courut au faubourg Saint-Marcel. Là elle s’enferma avec Marie de Cressay. Après avoir causé la mort de son enfant, elle venait à présent exiger de Marie qu’elle renonçât à son amour. — Vous avez juré le secret sur les Évangiles, disait madame de Bouville. Mais serez-vous capable de le tenir devant cet homme ? Aurez-vous le front de vivre avec votre époux… Maintenant elle consentait à parer Guccio de cette qualité. — … en lui laissant croire qu’il est le père d’un enfant qui ne lui appartient pas ? C’est péché que de cacher si grave chose à son conjoint ! Et quand nous pourrons faire triompher la vérité et qu’on viendra chercher le roi pour le mettre au trône, que direz-vous alors ? Vous êtes trop honnête fille, et trop noble de sang, pour consentir à pareille vilenie. Toutes ces questions, Marie se les était posées cent et cent fois, en chaque heure de sa solitude. Elle ne pensait à rien d’autre ; elle en devenait folle. Et elle savait bien la réponse ! Elle savait que, dès qu’elle se retrouverait dans les bras de Guccio, la feinte et le silence lui seraient impossibles, non point « parce que c’était péché » comme disait madame de Bouville, mais parce que l’amour lui interdirait l’atrocité d’un tel mensonge. — Guccio me comprendra, Guccio m’absoudra. Il saura que cela s’est passé sans ma volonté ; il m’aidera à supporter ce fardeau. Guccio ne dira rien, Madame, je puis en jurer pour lui comme pour moi ! — On ne peut jurer que pour soi-même, mon enfant. Et un Lombard, en plus ; vous pensez comme il irait se taire ! Il en tirera usure. — Madame, vous l’insultez ! — Mais non je ne l’insulte pas, ma bonne, je connais le monde. Vous avez juré de ne pas parler, même en confession. C’est le roi de France que vous avez en garde ; et vous ne serez relevée de votre serment que quand le temps sera venu. — De grâce, Madame, reprenez le roi et délivrez-moi. — Ce n’est point moi qui vous l’ai remis, c’est la volonté de Dieu. C’est dépôt sacré que vous avez là ! Auriez-vous trahi Notre-Seigneur le Christ s’il vous avait été donné à garder pendant le massacre des Innocents ?… Cet enfant doit vivre. Il faut que mon époux vous ait tous deux sous sa surveillance, et qu’on puisse à tout instant vous joindre, et non que vous partiez en Avignon comme il en est question. — J’obtiendrai donc de Guccio que nous demeurions où vous voudrez ; je vous assure qu’il ne parlera pas. — Il ne parlera pas parce que vous ne le reverrez point ! La lutte, coupée par la tétée du petit roi, dura l’après-midi entier. Les deux femmes se battaient comme deux bêtes au fond d’un piège. Mais la petite madame de Bouville avait les dents et les griffes plus dures. — Et qu’allez-vous faire de moi, alors ? Allez-vous m’enfermer ici pour la vie ? Gémissait Marie. « Je le voudrais bien, pensait madame de Bouville. Mais l’autre va arriver, avec sa lettre du pape…» — Et si votre famille consentait à vous reprendre ? proposa-t-elle. Messire Hugues, je crois, pourrait parvenir à décider vos frères. Rentrer à Cressay, entre des parents hostiles, accompagnée d’un enfant qui serait considéré comme celui du péché alors que, de tous les enfants de France, il était le plus digne d’honneur… Renoncer à tout, se taire, vieillir, en n’ayant plus rien à faire qu’à contempler la monstrueuse fatalité, le désespérant gâchis d’un amour que rien n’aurait dû altérer. Tant de rêves écroulés ! Marie se cabra ; elle retrouva la force qui l’avait poussée, contre les lois et contre sa famille, à se donner à l’homme qu’elle avait choisi. Brusquement elle refusa. — Je reverrai Guccio, je lui appartiendrai, je vivrai avec lui ! s’écria-t-elle. Madame de Bouville frappa à petits coups, lentement, le bras de son siège. — Vous ne reverrez point ce Guccio, répondit-elle, parce que s’il approchait de ce couvent, ou de tout autre lieu clos où nous pourrions vous enfermer, et que vous lui parliez une minute, ce serait pour lui la dernière. Mon époux, vous le savez, est un homme énergique et redoutable s’il s’agit de la sauvegarde du roi. Si vous tenez trop à revoir cet homme, vous pourrez le contempler, mais avec une miséricorde entre les deux épaules. Marie s’affaissa un peu sur elle-même. — C’est assez de l’enfant, murmura-t-elle, pour ne point aussi tuer le père. — Il ne tient qu’à vous, dit madame de Bouville. — Je ne pensais pas qu’à la cour de France on fût si peu marchand de la mort des gens. Voilà la belle cour que le royaume respecte. Il me faut bien vous dire, Madame, que je vous hais. — Vous êtes injuste, Marie. Ma tâche est lourde et je vous défends contre vous-même. Vous allez écrire ce que je vous dicterai. Vaincue, désemparée, les tempes en feu et le regard obscurci par les pleurs, Marie traça péniblement des phrases qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir écrire. La lettre devait être portée chez Tolomei, afin qu’il la remît à son neveu. Marie déclarait éprouver grande honte et horreur pour le péché qu’elle avait commis ; elle voulait se consacrer à l’enfant qui en était le fruit, ne plus retomber dans les errements de la chair, et mépriser celui qui l’y avait poussée. Elle faisait interdiction à Guccio de jamais chercher à la revoir, où qu’elle se trouvât. Elle voulut au moins mettre en terminant : « Je vous jure de n’avoir jamais d’autre homme en ma vie que vous, ni d’engager à quiconque ma foi. » Madame de Bouville refusa. — Il ne doit point supposer que vous l’aimez encore. Allons, signez, et donnez-moi cette lettre. Marie ne vit même pas la petite femme partir. « Il me haïra, il me méprisera, et il ne saura jamais que c’était pour le sauver ! » pensa-t-elle en entendant battre la porte du couvent.

Demain ‘’la loi des mâles’’ 3ème partie ch.8 ‘’Départs’’

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