mardi 26 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - 3ème partie - ch 8 - Départs




VIII 
DÉPARTS 

  L’arrivée au manoir de Cressay, le lendemain matin, d’un chevaucheur portant fleur de lis à la manche gauche et les armes royales brodées au col produisit grand effet. On lui donna du « Monseigneur » et les frères Cressay, sur la foi du bref billet qui les mandait d’urgence à Vincennes, se crurent appelés à quelque commandement de capitainerie ou déjà nommés sénéchaux. 
 — Cela n’est point étonnant, dit dame Eliabel ; on se sera enfin souvenu de nos mérites et des services que nous avons rendus au royaume depuis deux cents ans. Ce nouveau roi m’a l’air de comprendre où il lui faut trouver des hommes valeureux ! Allez, mes fils ; parez-vous de votre mieux et hâtez-vous de trotter. Il y a décidément un peu de justice au Ciel, et cela nous consolera des hontes que nous a faites votre sœur. 
  Elle était mal remise de sa maladie de l’été. Elle s’alourdissait, avait perdu sa belle activité d’antan, et ne montrait plus guère son autorité qu’en tracassant sa servante. Elle avait abandonné à ses fils la direction du petit domaine, qui n’en allait guère mieux. Les deux frères se mirent donc en route, la tête pleine d’espérances ambitieuses. Le cheval de Pierre cornait si fort, en arrivant à Vincennes, qu’on pouvait bien penser que ce serait son dernier voyage. 
 — J’ai à vous entretenir de choses graves, mes jeunes sires, leur dit Bouville en les accueillant. 
  Et il leur offrit du vin aux épices et des dragées. Les deux garçons se tenaient sur le bord de leur siège, comme des nigauds de campagne, et osaient à peine approcher de leurs lèvres les hanaps d’argent. 
 — Ah ! Voici la reine qui passe, dit Bouville. Elle profite de l’éclaircie pour prendre un peu l’air. 
  Les deux frères, le cœur battant, tendirent le cou pour apercevoir, à travers les vitres verdâtres, une forme blanche, en grand manteau, qui allait à pas lents, escortée de quelques serviteurs. Puis ils se regardèrent en hochant la tête. Ils avaient vu la reine ! 
 — C’est de votre jeune sœur que je veux vous parler, reprit Bouville. Seriez-vous disposés à la reprendre ? Il vous faut d’abord savoir qu’elle a nourri l’enfant de la reine. 
  Et il leur expliqua, dans le moins de mots possible, ce qu’il était indispensable de leur apprendre. 
 — Ah ! J’ai une bonne nouvelle aussi à vous faire connaître, continua-t-il… Cet Italien qui l’a mise grosse… elle ne veut point le revoir, jamais. Elle a compris sa faute, et qu’une fille de noble sang ne peut s’abaisser à être une femme d’un Lombard, si bien tourné qu’il soit. Car il est plaisant damoiseau, il faut le reconnaître, et vif d’esprit… 
 — Mais enfin ce n’est qu’un Lombard, coupa madame de Bouville qui, cette fois, assistait à l’entretien ; un homme sans aveu ni foi, il l’a bien montré. 
  Bouville baissa la tête. « Et voilà ! Toi aussi il me faut te trahir, mon ami Guccio, mon gentil compagnon de voyage ! Ne dois-je donc finir mes jours qu’en reniant tous ceux qui m’ont marqué de l’amitié ? » pensait-il. Il se tut, laissant à sa femme le soin de conduire l’opération. Les frères étaient un peu dépités, l’aîné surtout. Ils s’étaient attendus à merveilles, et il ne s’agissait que de leur sœur. Aucun événement dans leur vie n’arriverait donc jamais que par elle ? Ils la jalousaient presque. Nourrice de roi ! Et de si hauts personnages qu’un grand chambellan s’intéressant à son sort ! Qui aurait pu imaginer cela ? Le caquet de madame de Bouville ne leur laissait guère le temps de réfléchir. 
 — Le devoir du chrétien, disait madame de Bouville, est d’aider le pécheur en son repentir. Conduisez-vous en bons gentilshommes. Qui sait si ce n’était point l’effet de la volonté divine que votre sœur se trouvât accouchée au moment qu’il fallait, sans grand bien, hélas ! puisque le petit roi est mort ; mais enfin, elle lui a porté secours. La reine Clémence, pour témoigner sa reconnaissance, ferait inscrire l’enfant de la nourrice pour un revenu de cinquante livres à prendre chaque année sur son douaire. En outre, un don de trois cents livres en or serait remis dès à présent. 
  La somme était là, dans une grosse bougette brodée. Les deux frères Cressay cachèrent mal leur émoi. C’était la fortune qui leur tombait des cieux, le moyen de faire relever le mur d’enceinte de leur manoir ébréché, la certitude d’une table fournie toute l’année, la perspective de s’acheter enfin des armures et d’équiper quelques-uns de leurs serfs en valets d’armes, afin de pouvoir paraître avec avantage aux levées de bannières ! On parlerait d’eux sur les champs de bataille. 
 — Entendez-moi bien, précisa madame de Bouville ; c’est à l’enfant que ces dons sont faits. S’il était maltraité ou qu’il lui arrivât malheur, le revenu, bien sûr, serait supprimé. Car d’être le frère de lait du roi lui confère une distinction que vous devez respecter. 
 — Certes, certes, j’approuve… Puisque Marie se repent, dit le frère barbu, mettant de l’emphase à son empressement, et puisque son pardon nous est présenté par si hautes personnes que vous, messire, madame… nous lui devons ouvrir les bras. La protection de la reine efface son péché. Et que nul désormais, noble ou vilain, ne s’avise d’en rire devant moi ; je le tranche. 
 — Et notre mère ? demanda le cadet. — Je me fais fort de la convaincre, répondit Jean. Je suis le chef de famille depuis la mort de notre père ; il ne faut pas l’oublier. 
 — Vous allez, reprit madame de Bouville, jurer sur les Évangiles de ne rien écouter ni répéter de ce que votre sœur pourrait vous dire avoir vu pendant qu’elle fut ici, car ce sont des choses de couronne qui doivent rester secrètes. D’ailleurs, elle n’a rien vu, elle a nourri et voilà tout ! Mais votre sœur a un peu d’extravagance dans la tête et se plaît à conter des fables ; elle vous l’a bien prouvé… Hugues ! Va quérir les Évangiles. 
  Le livre saint d’un côté, le sac d’or de l’autre, et la reine qui passait dans le jardin… Les frères Cressay jurèrent de taire toutes choses concernant la mort du roi Jean I er , de veiller, nourrir et protéger l’enfant qui appartenait à leur sœur, ainsi que d’interdire leur porte à l’homme qui l’avait séduite. 
 — Ah ! Nous le jurons de grand cœur ! Qu’il ne reparaisse jamais, celui-là ! s’écria l’aîné. 
  Le cadet montrait moins de conviction dans l’ingratitude. Il ne pouvait s’empêcher de penser : « Tout de même, sans Guccio…» 
 — Nous nous informerons d’ailleurs pour savoir si vous êtes attentifs à votre serment, dit madame de Bouville. 
  Elle offrit aux deux frères de les accompagner sur-le-champ au couvent des Clarisses. 
 — C’est trop de peine vous donner, madame, dit Jean de Cressay ; nous irons bien nous-mêmes. 
 — Non, non, il faut que j’y vienne. Sans mon ordre, la mère abbesse ne laissera point sortir Marie. 
  Le visage du barbu se rembrunit. Il réfléchissait. 
 — Qu’avez-vous ? demanda madame de Bouville. Voyez-vous quelque difficulté ? 
 — C’est que… je voudrais auparavant acheter une mule pour y faire monter notre sœur. 
  Alors que Marie était enceinte, il l’avait fait voyager en croupe de Neauphle à Paris ; mais maintenant qu’elle les enrichissait, il tenait à ce que son retour s’effectuât avec dignité. Et puis la mule qui servait à dame Eliabel était crevée depuis le mois précédent. 
 — Qu’à cela ne tienne, dit madame de Bouville ; nous allons vous en donner une. Hugues ! Commande donc qu’on selle une de nos mules. 
  Bouville accompagna, jusqu’au pont-levis, sa femme et les deux frères Cressay. « Je voudrais être mort, pour cesser enfin de mentir et de craindre », pensait le malheureux homme, amaigri, frissonnant, en regardant la forêt décharnée. 
  « Paris !… enfin Paris ! » se disait Guccio Baglioni en passant la porte SaintJacques. Paris était morose et froid ; le mouvement de la vie, comme toujours après les fêtes de l’an neuf, semblait s’y être arrêté, et ce janvier-là plus encore que de coutume par suite du départ de la cour. Mais le jeune voyageur qui rentrait après six mois d’absence ne voyait pas les pans de brume accrochés aux toits, ni les rares passants transis ; pour lui, la ville avait visage de soleil et d’espérance, car cet « enfin Paris ! » qu’il se répétait comme la plus heureuse chanson du monde voulait dire : « Enfin, je vais retrouver Marie ! » Guccio portait pelisson fourré et cape de pluie en laine de chameau ; à sa ceinture, il sentait peser une bourse à cul-de-vilain emplie de bonnes livres marquées au coin du pape ; il était coiffé d’un galant chapeau de feutre rouge retroussé en arrière et formant longue pointe au-dessus du front. On ne pouvait être mieux vêtu pour plaire. On ne pouvait non plus éprouver plus grand plaisir de vivre qu’il n’en ressentait. Il sauta de selle, dans la cour de la rue des Lombards, et, lançant en avant sa jambe toujours un peu raide depuis l’accident de Marseille, courut se jeter dans les bras de Tolomei. 
 — Mon cher oncle, mon bon oncle ! Avez-vous vu mon fils ? Comment estil ? Et Marie, comment a-t-elle supporté ? Que vous a-t-elle dit ? Quand m’attend-elle ? 
  Tolomei, sans un mot, lui tendit la lettre de Marie de Cressay. Guccio la lut deux fois, trois fois. Sur les mots : « Sachez que j’ai pris grande aversion pour mon péché et ne veux plus revoir jamais celui qui est cause de ma honte. Je me veux racheter de ce déshonneur… » il s’écria : 
 — Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible ! Ce n’est pas elle qui a pu écrire cela ! 
 — Ce n’est point son écriture ? demanda Tolomei. 
 — Si. 
  Le banquier posa la main sur l’épaule de son neveu. 
 — Je t’aurais prévenu à temps, si je l’avais pu, dit-il. Mais je n’ai reçu cette lettre que le jour d’avant-hier, après être allé voir Bouville… 
  Guccio, le regard ardent et fixe, les dents serrées, ne l’écoutait pas. Il demanda l’adresse du couvent. 
 — Le faubourg Saint-Marcel ? J’y vais, dit-il. 
  Il réclama son cheval, qu’on avait à peine fini de bouchonner, retraversa la ville sans plus rien en voir, et alla sonner à la porte des Clarisses. Là, il lui fut répondu que la demoiselle de Cressay était partie de la veille, emmenée par deux gentilshommes dont l’un portait une barbe. Il eut beau brandir le sceau du pape, tempêter, faire scandale, il ne put rien obtenir de plus. 
 — L’abbesse ! Je veux voir la mère abbesse ! criait-il. 
 — Les hommes ne peuvent point pénétrer dans la clôture. On finit par le menacer d’aller chercher les sergents du guet. Hors de souffle, le teint gris, les traits changés, Guccio revint rue des Lombards. 
 — Ce sont ses frères, ses gueux de frères, qui l’ont reprise ! annonça-t-il à Tolomei. Ah ! J’ai été trop longtemps parti. La belle foi qu’elle m’avait jurée là, et qui n’a pas tenu six mois ! Les dames de noblesse, à ce qu’on nous prétend dans les romans, attendent dix ans leur chevalier qui est à la croisade. Mais un Lombard, cela ne s’attend point ! Car c’est cela, mon oncle, et rien d’autre. Relisez les termes de sa lettre ! Ce ne sont qu’insultes et mépris. On pouvait l’obliger à ne point me revoir, mais non à me gifler de la sorte au visage… Enfin, mon oncle ! Nous sommes riches de dizaines de milliers de florins ; les plus hauts barons viennent nous implorer de payer leurs dettes, le pape lui-même m’a pris pour conseil et confident pendant tout le conclave, et voilà ces crottés de campagne qui me crachent au front du haut de leur château fort qu’on jetterait bas d’une poussée d’épaule. Il suffit qu’ils paraissent, ces deux galeux, pour que leur sœur me renie. Comme on se trompe, quand on croit d’une fille qu’elle n’est pas de même sorte que ses parents ! 
  Le chagrin, chez Guccio, se tournait vite en colère et les ressentiments de l’orgueil l’aidaient à se défendre du désespoir. Il avait fini d’aimer, mais non point de souffrir. 
 — Je ne comprends point, disait Tolomei désolé. Elle paraissait si aimante, si heureuse d’être à toi… Jamais je n’aurais pensé… Je vois maintenant pourquoi Bouville semblait si gêné l’autre jour. Il savait quelque chose, sûrement. Et pourtant les lettres que j’avais reçues d’elle… Je ne comprends point. Veux-tu que j’aille revoir Bouville ? 
 — Je ne veux rien, je ne veux plus rien ! cria Guccio. Je n’ai que trop importuné les grands de la terre du soin de cette garce trompeuse. Jusqu’au pape lui-même, à qui j’ai demandé protection pour elle… Aimante dis-tu ? Elle t’a fait cajoleries quand elle se croyait repoussée par les siens et qu’elle ne voyait que nous pour recours. Nous étions bien mariés pourtant ! Car l’impatience ne lui manquait pas de se donner, mais non sans bénédiction de prêtre. Tu me disais qu’elle a passé cinq jours auprès de la reine Clémence, à servir de nourrice ! La tête a dû lui tourner de remplir un office qu’une quelconque chambrière eût pu tenir à sa place. Moi aussi j’ai été près de la reine, et je l’ai autrement aidée ! Au milieu de la tempête je l’ai sauvée… 
  Il ne reliait plus ses idées, divaguait de fureur et, à marcher dans la pièce en lançant la jambe, avait bien parcouru un quart de lieue. 
 — Peut-être si tu allais prier la reine… 
 — Ni la reine, ni personne ! Que Marie retourne à son hameau fangeux, où l’on enfonce dans le purin jusqu’aux chevilles. On lui aura sans doute trouvé un mari, un bon mari à la semblance de ses crottés de frères, quelque chevalier poilu et sentant fort, et qui lui fera d’autres enfants… Elle viendrait maintenant se traîner à mes pieds que je n’en voudrais plus, tu entends, je n’en voudrais plus ! 
 — Je crois bien que si elle entrait, tu parlerais autrement, dit doucement Tolomei. 
  Guccio pâlit, et se cacha les paupières dans le fond de sa paume. « Ma belle Marie… » Il la revoyait dans la chambre de Neauphle ; il la revoyait de tout près ; il apercevait les points d’or de ses yeux bleu sombre. Comment une pareille trahison avait-elle pu se dissimuler dans ces yeux là ! 
 — Je vais partir, mon oncle. 
 — Où cela ? Tu retournes en Avignon ? 
 — La belle figure que j’y ferais ! J’ai annoncé à tout un chacun que j’allais revenir avec mon épouse ; je l’ai parée de toutes les vertus. Le Saint-Père lui-même sera le premier à m’en demander des nouvelles… 
 — Boccace me disait l’autre jour que les Peruzzi vont sans doute affermer la recette des tailles dans la sénéchaussée de Carcassonne… 
 — Non ! Ni Carcassonne, ni Avignon. 
 — Ni Paris, bien sûr… dit tristement Tolomei. 
  Il vient à chaque homme, si égoïste qu’il ait été, un moment, vers le soir de la vie, où il se sent las de ne travailler que pour lui-même. Le banquier, après avoir attendu la présence d’une jolie nièce et d’une famille heureuse en sa demeure, voyait soudain ses propres espoirs s’effacer, et se dessiner à la place la perspective d’une longue vieillesse solitaire. 
 — Non, je veux partir, dit Guccio. Je ne veux plus rien en cette France qui s’engraisse de nous et nous méprise parce que nous sommes italiens. Qu’ai-je gagné en France, je te le demande ? Une jambe raide, quatre mois d’hôtel-Dieu, six semaines dans une église, et pour finir… ça ! J’aurais dû savoir que ce pays ne me vaudrait rien. Rappelle-toi ! Le lendemain de mon arrivée, j’ai manqué renverser dans la rue le roi Philippe le Bel. Ce n’était pas un bon présage ! Sans parler de mes traversées de mer, où j’ai failli deux fois périr, et de tout le temps passé à compter du billon aux vilains du bourg de Neauphle, parce que je m’y croyais amoureux. 
 — Tu t’es fait quand même quelques bons souvenirs, dit Tolomei. 
 — Bah ! On n’a pas besoin de souvenirs à mon âge. Je veux rentrer en ma ville de Sienne où il ne manque pas de belles filles, les plus belles du monde à ce qu’on m’affirme chaque fois que je dis que je suis siennois. Moins gueuses, en tout cas, que celles d’ici ! Mon père m’avait envoyé auprès de toi pour apprendre ; je crois que j’ai assez appris. 
  Tolomei ouvrit son œil gauche ; il y avait un peu de brume sous cette paupière-là. 
 — Tu as peut-être raison, dit-il. Le chagrin te passera plus vite quand tu seras loin. Mais ne regrette rien, Guccio. Ce n’est point un mauvais apprentissage que celui que tu as fait. Tu as vécu, couru les routes, connu les misères du petit peuple et découvert les faiblesses des grands. Tu as approché les quatre cours qui dominent l’Europe, celles de Paris, de Londres, de Naples et d’Avignon. Il n’est pas arrivé à beaucoup de gens de se trouver enfermés dans un conclave ! Tu t’es rompu aux affaires. Je te remettrai ta part ; la somme en est plaisante. L’amour t’a fait commettre quelques sottises. Tu laisses un bâtard en chemin comme chacun qui a beaucoup voyagé… Et tu n’as que vingt ans. Quand souhaites-tu partir ? 
 — Demain, oncle Spinello, demain si vous voulez bien… Mais je reviendrai ! ajouta Guccio d’un ton rageur. 
 — Eh ! je l’espère bien, mon garçon ! J’espère que tu ne vas pas laisser mourir ton vieil oncle sans le revoir ! 
 — Je reviendrai un jour, et j’enlèverai mon enfant. Car il est à moi, après tout, autant qu’aux Cressay ! Pourquoi le leur laisserais-je ? Pour qu’ils relèvent dans leur écurie, comme un chien de mauvaise race ! Je l’enlèverai, tu entends, et ce sera le châtiment de Marie. Tu sais ce qu’on dit en notre pays : vengeance de Toscan… 
  Un grand vacarme, venu du rez-de-chaussée, lui coupa la parole. La maison aux poutres de bois tremblait sur ses fondations comme si douze fardiers fussent entrés dans la cour. Les portes claquaient. L’oncle et le neveu se portèrent vers l’escalier à vis qu’emplissait déjà un bruit de charge. Une voix tonna. 
 — Banquier ! Où es-tu, banquier ? Il me faut de l’argent. 
  Et Monseigneur Robert d’Artois apparut en haut des marches. 
 — Regarde-moi bien, banquier mon ami, je sors de prison dans l’instant ! s’écria-t-il. Le croirais-tu ? Mon doux, mon mielleux, mon borgne cousin… le roi veux-je dire, puisqu’il semble qu’il le soit… s’est enfin rappelé que je croupissais en geôle où il m’avait jeté, et il me rend à l’air libre, l’aimable garçon ! 
 — Soyez le bienvenu, Monseigneur, dit Tolomei sans enthousiasme. 
  Et il se pencha au-dessus de l’escalier, doutant encore qu’un tel passage d’ouragan pût être l’œuvre d’un seul homme. Baissant la tête pour ne pas se heurter au linteau de la porte, d’Artois pénétra dans le cabinet du banquier et marcha droit vers un miroir. 
 — Holà ! Mais j’ai un visage de mort ! dit-il en se prenant les joues à pleines mains. Il faut avouer qu’on dépérirait à moins. Sept semaines, imagine-toi, à ne voir le jour que par une lucarne croisée de fers gros comme un dard d’âne ! Deux fois le jour un brouet qui ressemblait déjà à une colique avant même d’être mangé. Par bonheur, mon Lormet me faisait passer des plats de sa façon, sinon je ne vivrais plus à l’heure qu’il est. Le coucher n’était pas meilleur que la pitance. Par égard à mon sang royal, on m’avait gratifié d’un lit. J’ai dû en casser le bois pour pouvoir m’allonger les jambes ! Patience ; tout cela lui sera compté, au cher cousin. 
  En vérité, Robert n’avait pas maigri d’une once et la réclusion avait peu mordu sur sa solide nature. Si sa carnation était moins vive, en revanche ses yeux gris, couleur de silex, brillaient plus méchamment que naguère. 
 — Belle liberté dont on me gratifie ! « Vous êtes libre, Monseigneur, continua le géant imitant le capitaine du Châtelet. Mais… mais vous ne pouvez vous écarter de plus de vingt lieues de Paris ; mais la sergenterie du roi doit connaître votre demeure ; mais la capitainerie d’Evreux, si vous poussez vers vos terres, doit en être avertie. » Autrement dit : « Reste ici, Robert, à battre les rues sous l’œil du guet, ou bien va-t’en moisir à Conches. Mais pas un pied vers l’Artois, et pas un pied vers Reims ! On ne veut pas de toi au sacre, surtout pas ! Tu pourrais bien y chanter quelque psaume qui ne plairait pas à toutes les oreilles ! » 
  Et l’on a bien choisi le jour pour me relâcher. Point trop tôt, point trop tard. Toute la cour est partie ; personne au Palais, personne chez Valois… Il m’a bien abandonné, ce cousin-là ! Et me voici dans une ville morte, sans seulement un liard en bourse pour souper ce soir et trouver quelque fille sur laquelle employer mon humeur amoureuse ! Car sept semaines, vois-tu, banquier… non, tu ne peux comprendre ; cette chose-là ne doit plus guère te taquiner. Remarque, remarque, j’ai assez ribaudé en Artois pour me tenir au calme quelque temps ; et il doit se préparer là-bas bon nombre de petits valets qui ne sauront jamais qu’ils descendent de Philippe Auguste. Mais j’ai constaté une chose étrange, que les docteurs et philosophes, ces rats, devraient méditer. Pourquoi est-il un membre chez l’homme qui, plus on lui fournit de besogne, plus il en réclame ? 
  Il eut un grand rire, fit craquer une cathèdre de chêne en s’y asseyant, et soudain parut remarquer la présence de Guccio. 
 — Et vous, mon gentillet, comment vont vos amours ? demanda-t-il, ce qui signifiait, dans sa bouche, rien de plus que « bonjour ». 
 — Mes amours ! Parlons-en, Monseigneur ! répondit Guccio mécontent de cette violence plus bruyante qui interrompait la sienne. 
  Tolomei, d’une grimace, fit signe au comte d’Artois que le sujet n’était guère d’à-propos. 
 — Eh quoi ! s’écria d’Artois avec sa délicatesse coutumière ; une belle vous a quitté ? Donnez-moi vite son adresse, j’y cours ! Allons, ne prenez point cette triste face ; toutes les femmes sont des catins. 
 — Ah ! certes ; Monseigneur ; toutes ! 
 — Alors !… Ébattons-nous au moins avec des catins franches ! Banquier, il me faut de l’argent. Cent livres. Et j’emmène ton neveu souper avec moi, pour lui tirer de la tête ses idées noires. Cent livres !… Oui, je sais, je sais, je vous dois déjà beaucoup et vous vous dites que je ne vous paierai jamais ; vous avez tort. Avant peu vous verrez Robert d’Artois plus puissant que jamais. Le Philippe peut bien se faire enfoncer la couronne jusqu’au nez ; je ne tarderai pas à le décoiffer. Car je vais t’apprendre une chose, qui vaut plus de cent livres, et qui va te servir fort pour prendre garde à qui tu prêtes… Comment punit-on le régicide ? Pendaison, décollation, écartèlement ? Vous assisterez bientôt à un plaisant spectacle : ma grosse tante Mahaut, nue comme ribaude, étirée par quatre chevaux et ses vilaines tripes déroulées dans la poussière. Et son blaireau de gendre lui tiendra compagnie ! Le dommage sera qu’on ne puisse les supplicier deux fois. Car ils en ont tué deux, les scélérats. Je n’ai rien dit tant que j’étais au Châtelet, pour qu’on ne vienne pas une belle nuit me saigner comme un porc. Mais j’ai pu me faire tenir au courant. Lormet… toujours mon Lormet ; ah ! le brave homme !… Écoutez-moi. 
  Après sept semaines de mutisme forcé, le terrible bavard se rattrapait et ne reprenait son souffle que pour parler davantage. 
 — Écoutez-moi bien, poursuivit-il. Un : le roi Louis confisque à Mahaut ses possessions d’Artois, où mes partisans s’échauffent ; aussitôt Mahaut le fait empoisonner. Deux : Mahaut, pour se couvrir, pousse Philippe à la régence contre Valois qui, lui, est prêt à soutenir mon droit. Trois : Philippe fait accepter son règlement de succession qui exclut les femmes de la couronne de France, mais non de l’héritage des fiefs, vous pensez bien ! Quatre : étant confirmé régent, Philippe peut lever l’ost pour me déloger de l’Artois que je suis sur le point de regagner entièrement. Pas fol, je viens me rendre seul. Mais la reine Clémence va accoucher ; on veut avoir les mains libres ; on m’incarcère. Cinq : la reine met au monde un fils. Peccadille ! On ferme Vincennes, on cache l’enfant aux barons, on raconte qu’il n’est pas né viable, on s’acoquine avec quelque ventrière ou nourrice qu’on effraie ou qu’on soudoie, et l’on tue un deuxième roi. Après quoi, on va se faire sacrer à Reims. Voilà, mes amis, comment s’obtient une couronne. Tout cela pour ne pas me rendre mon comté. 
  Au mot de « nourrice », Tolomei et Guccio avaient échangé un bref regard d’inquiétude. 
 — Ce sont choses que tout un chacun pense, acheva d’Artois, mais que nul n’ose proclamer faute de preuves. Seulement j’ai la preuve, moi ! Je vais maintenant produire une certaine dame qui a fourni le poison. Et puis après il faudra faire un peu chanter, dans des brodequins de bois, la Béatrice d’Hirson qui a servi de maquerelle du diable en ce beau jeu. Il est temps d’y mettre fin, sinon nous allons tous y passer. 
 — Cinquante livres, Monseigneur ; je puis vous remettre cinquante livres. 
 — Avare ! 
 — C’est tout ce que je puis. 
 — Soit. Tu m’en devras donc cinquante autres. Mahaut te paiera tout cela, avec les intérêts. 
 — Guccio, dit Tolomei, viens donc m’aider à compter cinquante livres pour Monseigneur. 
 Et il se retira, avec son neveu, dans la pièce voisine. 
 — Mon oncle, murmura Guccio, croyez-vous qu’il y ait du vrai dans ce qu’il vient de dire ? 
 — Je ne sais, mon garçon, je ne sais ; mais je crois que tu as raison assurément de partir. Il n’est point bon d’être trop mêlé à cette affaire qui a mauvaise odeur. Les étranges manières de Bouville, la soudaine fuite de Marie… Sans doute on ne peut prendre au comptant toutes les agitations de ce furieux ; mais j’ai souvent remarqué qu’il ne passait pas loin de la vérité lorsqu’il s’agissait de méfaits ; il y est maître et les respire de loin. Rappelle-toi l’adultère des princesses ; c’est bien lui qui l’a fait découvrir, et il nous l’avait annoncé. Ta Marie… dit le banquier en balançant sa main grasse d’un geste de doute. Elle est peut-être moins naïve et moins franche qu’elle semblait. Il y a certainement un mystère. 
 — Après sa lettre de trahison, on peut tout croire, dit Guccio dont la pensée s’égarait dans vingt directions. 
 — Ne crois rien, ne cherche rien ; pars. C’est un bon conseil. 
  Quand Monseigneur d’Artois fut en possession des cinquante livres, il n’eut de cesse que Guccio partageât la petite fête qu’il comptait s’offrir pour célébrer sa libération. Il lui fallait un compagnon, et il se fût saoulé avec son cheval plutôt que de rester seul. Il y mettait tant d’insistance que Tolomei finit par souffler à son neveu : 
 — Va, sinon nous allons le blesser. Mais tiens ta langue. 
  Guccio termina donc sa désespérante journée dans une taverne dont le tenancier payait tribut aux officiers du guet pour qu’on le laissât faire un peu de trafic bordelier. Toutes les paroles qui se prononçaient là étaient d’ailleurs répétées à la sergenterie. Monseigneur d’Artois s’y montra dans son meilleur, insatiable au pichet, prodigieux d’appétit, braillard, ordurier, débordant de tendresse envers son jeune compagnon, et retroussant les jupes des filles pour faire reconnaître à chacun le vrai visage de sa tante Mahaut. 
  Guccio, pris d’émulation, ne résista guère au vin. L’œil brillant, les cheveux en désordre et le geste mal assuré, il criait : 
 — Moi aussi je sais des choses… Ah ! si je voulais parler… 
 — Parle, parle donc ! 
  Il restait à Guccio, dans le fond de son ivresse, une lueur de prudence. 
 — Le pape… dit-il. Ah ! j’en sais long sur le pape. 
  Soudain il se mit à pleurer comme une rivière dans les cheveux d’une ribaude qu’il gifla ensuite parce qu’il voyait en elle l’image de toute la trahison féminine. 
 — Mais je reviendrai… et je l’enlèverai ! 
 — Qui donc ? Le pape ? 
 — Non, son enfant ! 
 La soirée tournait à la confusion, les regards étaient vacillants, et les filles fournies par le bordelier n’avaient plus guère de vêtements sur la peau, quand Lormet s’approcha de Robert d’Artois pour lui dire à l’oreille : 
 — Il y a dehors un homme qui nous épie. 
 — Tue-le ! répondit négligemment le géant. 
 — Bien, Monseigneur. 
  Ainsi madame de Bouville perdit un de ses valets, qu’elle avait attaché aux pas du jeune Italien. Jamais Guccio ne saurait que Marie, par son sacrifice, lui avait probablement épargné de finir le ventre en l’air, sur les flots de la Seine. Vautré, dans une couche douteuse, sur les seins de la fille qu’il avait giflée et qui se montrait compréhensive aux chagrins de l’homme, Guccio continuait d’insulter Marie et imaginait se venger d’elle en pétrissant une chair mercenaire. 
 — Tu as raison ! Moi non plus, je n’aime pas les femmes ; c’est toutes des trompeuses, disait la ribaude dont Guccio ne se rappellerait jamais les traits. 
  Le lendemain, le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, les membres las, l’âme et le corps également écœurés, Guccio prenait la route d’Italie. Il emportait une coquette fortune sous forme d’une lettre de change signée de son oncle et qui représentait sa part de bénéfices sur les affaires qu’il avait traitées depuis deux ans. Le même jour, le roi Philippe V, sa femme Jeanne et la comtesse Mahaut, avec tout leur train de maison, arrivaient à Reims. 
  Les portes du manoir de Cressay s’étaient déjà refermées sur la belle Marie qui y vivrait, inconsolable, un perpétuel hiver. Le vrai roi de France allait grandir là, comme un petit bâtard. Il ferait ses premiers pas dans la cour boueuse, parmi les canards, il irait rouler dans la prairie aux iris jaunes, le long de la Mauldre, dans cette prairie, où Marie, chaque fois qu’elle y marcherait, revivrait ses brèves et tragiques amours. Elle tiendrait son serment, tous ses serments, envers Guccio comme envers le royaume, garderait son secret, tous ses secrets, jusqu’à son lit de mort. Sa confession, un jour, troublerait l’Europe.

Demain La loi des mâles 3 ème partie ch.9 ‘’ La veille du sacre’’.

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