mardi 5 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - ch 3 - Les portes de Lyon



III
LES PORTES DE LYON
   Le comte de Poitiers venait d’achever sa toilette lorsque son chambellan lui annonça la visite du cardinal. Très long, très maigre, le nez proéminent, les cheveux rabattus sur le front en mèches courtes et retombant en rouleaux le long des joues, la peau fraîche comme on peut l’avoir à vingt-cinq ans, le jeune prince, vêtu d’une robe d’appartement de camocas sombre , vint accueillir Monseigneur Duèze et baisa son anneau avec déférence. Il eût été difficile de rencontrer plus grand contraste, plus ironique dissemblance qu’entre ces deux personnages, dont l’un faisait songer à un vieux furet sorti de son terrier, et l’autre à un héron traversant hautainement les marais.
En dépit de l’heure matinale, Monseigneur, dit le cardinal, je n’ai pas voulu différer de vous porter mes prières dans le deuil qui vous atteint.
Le deuil ? dit Philippe de Poitiers avec un léger sursaut. Sa première pensée fut pour sa femme Jeanne qu’il avait laissée à Paris, et qui était enceinte de huit mois.
Je vois alors que j’ai bien agi en venant vous avertir, reprit Duèze. Le roi, votre frère, est mort depuis cinq jours.
   Rien ne bougea dans l’attitude de Philippe ; à peine une inspiration plus forte souleva-t-elle sa poitrine. Rien ne passa sur son visage, ni la surprise, ni l’émotion, ni même l’impatience d’avoir plus de détails.
Je vous sais gré de votre empressement, Monseigneur, répondit-il. Mais comment êtes-vous au fait d’une telle nouvelle… avant moi ?
Par messire de Bouville, dont le messager a couru avec grand-hâte, afin que je vous remette cette lettre, en secret.
   Le comte de Poitiers décacheta le pli et le lut en l’approchant de son nez, car il était fort myope. Là encore il ne trahit rien de ses sentiments ; simplement, quand il eut achevé sa lecture, il replia la lettre et la glissa sous sa robe. Puis il demeura silencieux. Le cardinal se taisait aussi, affectant de respecter la douleur du prince, encore que celui-ci ne donnât pas de grandes marques d’affliction.
Dieu le sauve des peines de l’enfer, dit enfin le comte de Poitiers, pour répondre à l’attitude dévote du prélat.
Oh… l’enfer… murmura Duèze. Enfin, prions Dieu ! Je songe aussi à l’infortunée reine Clémence, que j’ai vue grandir quand j’étais auprès du roi de Naples. Une si douce, une si parfaite princesse…
Oui, c’est profonde pitié pour ma belle-sœur, dit Poitiers.
   Et en même temps il pensait : « Louis n’a laissé aucune volonté relativement à la régence. Déjà, à ce que m’écrit Bouville, notre oncle Valois se prévaut de droits illusoires…»
Qu’allez-vous faire, Monseigneur ? Allez-vous céans regagner Paris ? demanda le cardinal.
Je ne sais, je ne sais encore, répondit Poitiers. J’attends d’être plus amplement informé. Je me tiendrai à la disposition du royaume.
   Bouville, dans sa lettre, ne lui cachait pas qu’il souhaitait son retour. Et comme premier frère du roi mort, et comme pair, sa place était manifestement à Paris, au moment qu’on y débattait de la régence. Un autre eût déjà donné l’ordre de seller les chevaux. Mais Philippe de Poitiers éprouvait du regret et même de la répugnance à l’idée de quitter Lyon sans avoir achevé les tâches entreprises. D’abord il voulait conclure le contrat de fiançailles entre sa troisième fille, Isabelle, âgée de moins de cinq ans, et le « dauphiniet » de Viennois, le petit Guigues, qui en avait six. Il venait de négocier ce mariage, à Vienne même, avec le dauphin Jean II de la Tour du Pin et la dauphine Béatrice, sœur de la reine Clémence. Bonne alliance, qui permettrait à la couronne de France de contrebalancer dans cette région l’influence des Anjou-Sicile. Date était prise à quelques jours de là pour l’échange solennel des signatures. Et surtout, il y avait l’élection papale.
   Depuis plusieurs semaines, Philippe de Poitiers sillonnait la Provence, le Viennois et le Lyonnais, pour voir l’un après l’autre les vingt-quatre cardinaux dispersés, leur assurant que l’agression de Carpentras ne se reproduirait pas, qu’il ne leur serait fait nulle violence, laissant entendre à beaucoup qu’ils pouvaient avoir leur chance, plaidant pour le prestige de la foi, la dignité de l’Église et l’intérêt des États . Enfin, à force de paroles, de promesses et parfois d’argent, il avait réussi à les rassembler à Lyon, ville longtemps placée sous autorité ecclésiastique, et très récemment passée, dans les dernières années de Philippe le Bel, sous le pouvoir direct du roi de France. Le comte de Poitiers se sentait près de toucher au but. Mais, s’il s’éloignait, toutes les difficultés n’allaient-elles pas renaître, les haines personnelles se rallumer, l’emprise de la noblesse romaine ou celle du roi de Naples supplanter celle de la France, les divers partis recommencer à s’accuser mutuellement de trahison et d’hérésie ? Et ne verrait-on pas, au bout de tant de dissensions, la papauté repartir pour Rome ? « Ce que mon père voulait tellement éviter se disait Philippe de Poitiers Son œuvre, déjà si fort gâtée par Louis et par notre oncle Valois, va-t-elle être tout entière détruite ? »
   Pendant quelques instants, le cardinal Duèze eut l’impression que le jeune homme avait oublié sa présence. Et soudain Poitiers lui demanda :
   — Le parti gascon songe-t-il à maintenir la candidature du cardinal de Pélagrue ? Et pensez-vous que vos pieux collègues soient enfin disposés à siéger ? Assoyez-vous donc ici, Monseigneur, et dites-moi bien votre sentiment. Où en sommes-nous ?
   Le cardinal avait approché beaucoup de souverains et d’hommes de gouvernement depuis un tiers de siècle qu’il participait aux affaires des royaumes. Mais il n’en avait guère rencontré qui montrassent pareille maîtrise d’eux-mêmes. Voilà un prince de vingt-cinq ans auquel il venait d’annoncer que son frère était décédé, que le trône était vacant, et dont l’esprit demeurait assez dispos pour se soucier des embrouilles d’un conclave. Cela méritait considération.
   Assis côte à côte, près d’une fenêtre, sur un coffre recouvert de damas, les pieds du cardinal touchant à peine le sol et la cheville maigre du comte de Poitiers battant lentement l’air, les deux hommes eurent une longue conversation. En réalité, selon l’exposé que fit Duèze, on butait toujours, depuis deux ans qu’était mort Clément V, sur les mêmes difficultés que Duèze naguère, dans un champ aux abords d’Avignon, avait exposées à Bouville. Le parti des dix cardinaux gascons, qu’on appelait aussi le parti français, restait le plus nombreux, mais il était insuffisant pour constituer à lui seul la majorité requise des deux tiers du Sacré Collège, soit seize voix. Les Gascons, se considérant dépositaires de la pensée du pape défunt auquel ils devaient tous le cardinalat, tenaient fermement pour le siège d’Avignon et se montraient remarquables d’unité contre les deux autres partis. Mais entre eux, il y avait compétition sourde ; à côté des ambitions d’Arnaud de Pélagrue grandissaient celles d’Arnaud de Fougères et d’Arnaud Nouvel. Feignant de se soutenir, ils se tiraient sournoisement dans les jambes. « La guerre des trois Arnaud dit Duèze de sa voix chuchotante. Voyons maintenant le parti des Italiens. »
   Ceux-là n’étaient que huit, mais divisés en trois factions. La gifle d’Anagni séparait à jamais le redoutable cardinal Caëtani, neveu du pape Boniface VIII, des deux cardinaux Colonna. Entre ces adversaires, les autres Italiens flottaient. Stefaneschi, par hostilité à la politique de Philippe le Bel, tenait pour Caëtani, dont il était d’ailleurs parent, Napoléon Orsini louvoyait. Les huit ne retrouvaient de cohésion que sur un seul point : le retour de la papauté dans la Ville éternelle. Mais là, leur détermination était farouche.
   — Vous savez bien, Monseigneur, poursuivit Duèze, qu’un moment on a risqué le schisme, et qu’on le risque encore. Nos Italiens refusaient de se réunir en France, et ils faisaient savoir, voici peu, que si l’on élisait un pape gascon ils ne le reconnaîtraient pas et nommeraient le leur à Rome.
   — Il n’y aura pas de schisme, dit calmement le comte de Poitiers.
   — Grâce à vous, Monseigneur, grâce à vous, je me plais à le reconnaître, et je le dis partout. Allant de ville en ville porter la bonne nouvelle, si vous n’avez pas encore trouvé le pasteur, vous avez déjà rassemblé le troupeau.
   — Coûteuses brebis, Monseigneur ! Savez-vous que j’étais parti de Paris avec seize mille livres, et qu’il m’a fallu l’autre semaine m’en faire envoyer autant ? Jason auprès de moi était petit seigneur. J’aimerais bien que toutes ces toisons d’or ne me fuient pas dans les doigts, dit le comte de Poitiers en plissant légèrement les paupières.
   Duèze, qui par voie détournée avait fortement bénéficié de ces largesses, ne releva pas directement l’allusion, mais répondit :
   — Je crois que Napoléon Orsini et Alberti de Prato, et peut-être même Guillaume de Longis, qui fût avant moi chancelier du roi de Naples, se détacheraient assez aisément…
   Éviter le schisme valait bien ce prix. Poitiers pensa « Il a utilisé l’argent que nous lui avons donné pour se faire trois voix chez les Italiens C’est habile. »      
  Quant à Caëtani, bien qu’il continuât de jouer l’irréductible, sa position n’était plus aussi forte depuis que s’étaient découvertes ses pratiques de sorcellerie et sa tentative d’envoûter le roi de France et le comte de Poitiers lui-même.
     L’ancien templier Evrard, un demi-fou dont Caëtani s’était servi pour ses œuvres démoniaques, avait un peu trop parlé avant d’aller se livrer aux gens du roi.
   — Je tiens cette affaire en réserve, dit le comte de Poitiers. Le parfum du bûcher pourrait, le moment venu, donner un peu de souplesse à Monseigneur Caëtani.
   À la pensée de voir griller un autre cardinal, un très léger, très furtif sourire passa sur les lèvres étroites du vieux prélat.
   — Par malchance, reprit Poitiers, cet Evrard s’est pendu dans la prison où je l’avais fait jeter, avant qu’on le questionnât vraiment.
   — Pendu ? Vous me surprenez, Monseigneur. Des gens à moi, et qui le connaissent bien, m’ont affirmé l’avoir rencontré, voici moins de deux semaines, rôdant à nouveau autour de Valence. Il faudrait qu’il eût ressuscité…
   — Ou bien qu’on eût accroché quelqu’un d’autre aux barreaux de sa geôle.
     — Le Temple est encore puissant, dit le cardinal.
  Hélas ! fit le comte de Poitiers qui nota mentalement d’envoyer un de ses officiers enquêter du côté de Valence.
   — Il semble, enchaîna Duèze, que Francesco Caëtani se soit tout à fait détourné des affaires de Dieu pour ne plus s’occuper que de celles de Satan. Ne serait-ce pas lui qui, ayant manqué son envoûte, aurait fait atteindre le roi votre frère par le poison ?
   Le comte de Poitiers écarta les mains, d’un geste d’ignorance.
   — Chaque fois qu’un roi meurt, on affirme qu’il a été enherbé, répondit-il. On l’a dit de mon aïeul Louis Huitième ; on l’a dit même de mon père, que Dieu garde… Mon frère Louis était d’assez pauvre santé. Mais enfin la chose vaut qu’on y pense.
   — Reste enfin, reprit Duèze, le troisième parti, qu’on nomme provençal, à cause du plus remuant d’entre nous, le cardinal de Mandagout…
   Ce dernier parti comptait six cardinaux, d’origine diverse ; des prélats méridionaux, comme les deux Bérenger Frédol, y voisinaient avec les Normands, et avec un Quercynois qui n’était autre que Duèze lui-même. L’or distribué par Philippe de Poitiers les avait rendus assez réceptifs aux arguments de la politique française.
   — Nous sommes les plus petits, nous sommes les plus faibles, dit Duèze, mais nous sommes l’appoint indispensable à toute majorité. Et puisque Gascons et Italiens se refusent mutuellement un pape qui pourrait venir de leurs rangs, alors Monseigneur…
   — Alors, il faudra prendre un pape chez vous ; n’est-ce pas votre sentiment ?
Je le crois, je le crois fermement. Je l’avais dit dès la mort de Clément. On ne m’a pas écouté ; on a cru sans doute que je prêchais pour moi, car mon nom en effet avait été prononcé, sans que je le veuille. Mais la cour de France ne m’a jamais fait grande confiance.
   — C’est que, Monseigneur, vous étiez un peu trop ouvertement soutenu par la cour de Naples.
   — Et si je n’avais été soutenu par personne, Monseigneur, qui donc eût pris garde à moi ? Je n’ai d’autre ambition, croyez-le, que de voir un peu d’ordre remis dans les affaires de la chrétienté, qui sont bien mauvaises ; la tâche sera pesante pour le prochain successeur de saint Pierre.
   Le comte de Poitiers joignit ses longues mains devant son visage et réfléchit quelques secondes.
   — Pensez-vous, Monseigneur, demanda-t-il, que les Italiens, contre la satisfaction de n’avoir pas un pape gascon, accepteraient que le Saint-Siège restât en Avignon, et que les Gascons, pour la certitude d’Avignon, pourraient renoncer à leur candidat et se rallier à votre tiers parti ?
   Ce qui signifiait en clair : « Si vous, Monseigneur Duèze, étiez élu avec mon appui, vous engagez-vous formellement à conserver la résidence actuelle de la papauté ? »
   Duèze comprit parfaitement.
   — Ce serait, Monseigneur, répondit-il, la solution de sagesse.
   — Je retiens votre précieux avis, dit Philippe de Poitiers en se levant pour mettre fin à l’audience.
   Il raccompagna le cardinal. L’instant où deux hommes que tout en apparence sépare, l’âge, l’aspect, l’expérience, les fonctions, se reconnaissent de trempe égale et devinent qu’il peut naître entre eux une collaboration et une amitié, cet instant-là dépend plus des conjonctions mystérieuses du destin que des paroles échangées. Au moment où Philippe s’inclinait pour baiser l’anneau du cardinal, celui-ci murmura :
   — Vous feriez, Monseigneur, un parfait régent.
   Philippe se releva. « Savait-il donc que, pendant tout ce temps, je ne songeais qu’à cela ? » pensa-t-il. Et il répondit :
   — Ne feriez-vous pas vous-même, Monseigneur, un pape excellent ?
   Et ils ne purent s’empêcher de sourire discrètement, le vieillard avec une sorte d’affection paternelle, le jeune homme avec une amicale déférence.
   — Je vous saurais gré, ajouta Philippe, de conserver secrète la grave nouvelle que vous m’avez apportée, jusqu’à ce qu’elle ait été publiquement confirmée.
   — Ainsi agirai-je, Monseigneur, pour vous servir.
   Resté seul, le comte de Poitiers ne prit que quelques secondes de réflexion. Il appela son chambellan.
   — Adam Héron, aucun chevaucheur n’est arrivé de Paris ? demanda-t-il.
    — Non, Monseigneur.
    — Alors, faites clore toutes les portes de Lyon.

Demain ‘’La loi des mâles’’ ch. 4 ‘’Séchons nos larmes’’

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