dimanche 17 mars 2019

La loi des mâles - 2ème partie - ch. 4 - Puisqu'il faut nous résoudre à la guerre





IV
PUISQU’IL FAUT NOUS RÉSOUDRE À LA GUERRE…
 
  Nul ne comprit, et surtout pas Gaucher de Châtillon, le revirement de Philippe dans les affaires d’Artois. Le régent, désavouant brusquement ses envoyés, déclara inacceptable la conciliation qu’ils avaient préparée et exigea la rédaction de nouvelles conventions plus favorables à Mahaut. Le résultat ne se fit pas attendre. Les négociations furent rompues et ceux qui les menaient du côté artésien, représentant l’élément modéré de la noblesse, rejoignirent aussitôt le clan des violents. Leur indignation était extrême ; le connétable les avait vilainement joués ; la force en vérité était le seul recours. Le comte Robert triomphait. 
 — Vous avais-je assez dit qu’on ne pouvait s’accorder avec ces félons ? répétait-il à chacun.  
 Suivi de son armée d’insurgés, il marcha de nouveau sur Arras. Gaucher, qui se trouvait dans la ville avec seulement une petite escorte, n’eut que le temps de s’enfuir par la porte de Péronne tandis que Robert, toutes bannières déployées et trompettes sonnantes, entrait par la porte de Saint-Omer. Il s’en fallut d’un quart d’heure que le connétable de France ne fût fait prisonnier. Cette aventure se passait le 22 septembre. 
  Le jour même, Robert adressait à sa tante la lettre suivante : « À très haute et très noble dame Mahaut d’Artois, comtesse de Bourgogne, Robert d’Artois, chevalier. Comme vous avez empêché à tort mon droit de la comté d’Artois, dont moult me noise et à tous les jours me pèse, laquelle chose je ne puis ni ne veux plus souffrir, ci vous fais savoir que j’y vais mettre ordre et recouvrer mon bien le plus tôt que je pourrai. » 
  Robert n’était pas grand épistolier ; les nuances de finesse n’étaient pas son fort, et il était très satisfait de cette épître, parce qu’elle exprimait bien ce qu’il voulait dire. Le connétable, lorsqu’il parvint à Paris, n’avait pas trop aimable figure, et lui non plus ne mâcha pas ses mots au comte de Poitiers. La personne du régent ne l’intimidait pas ; il avait vu ce jeune homme naître et mouiller ses langes ; il le lui dit tout droit, en ajoutant que c’était faire mauvais usage d’un bon serviteur et d’un fidèle parent qui comptait vingt ans de commandement des armées du royaume, que de l’envoyer traiter sur des assurances qu’on reniait ensuite. 
 — Je passais jusqu’à ce jour, Monseigneur, pour homme loyal, dont la parole promise ne pouvait être mise en doute. Vous m’avez fait jouer un rôle de traître et de larron. Quand j’ai soutenu vos droits à la régence, je pensais retrouver en vous un peu de mon roi, votre père, avec lequel jusqu’ici vous donniez des preuves de semblance. Je vois que je me suis cruellement mépris. Êtes-vous tombé si fort sous tutelle de femme que vous changiez à présent d’avis comme de cotte ? 
  Philippe s’efforça de calmer le connétable, s’accusant d’avoir d’abord mal jugé l’affaire, et d’avoir donné des instructions erronées. Rien ne servait de transiger avec la noblesse d’Artois tant que Robert ne serait pas abattu. Robert constituait un danger pour le royaume, et un péril pour l’honneur de la famille royale. N’était-il pas l’instigateur de cette campagne de calomnies qui désignait Mahaut comme l’empoisonneuse de Louis X ? Gaucher haussa les épaules. 
 — Et qui croit à ces sottises ? s’écria-t-il. 
 — Pas vous, Gaucher, pas vous, dit Philippe, mais d’autres y ouvrent leurs oreilles, trop contents par là de nous nuire ; et ils iront dire demain que moi, que vous, avons trempé dans cette mort qu’on veut rendre suspecte. Mais Robert vient de faire le faux pas que j’espérais. Voyez donc ce qu’il écrit à la comtesse. Il tendit au connétable une copie de la lettre du 22 septembre et poursuivit : 
 — Robert rejette par là le jugement que mon père, a fait rendre en 1309 par le Parlement. Jusqu’à ce jour, il ne faisait que soutenir les ennemis de la comtesse ; à présent, il entre en révolte contre la loi du royaume. Vous allez remonter en Artois. 
 — Ah non ! Monseigneur ! s’écria Gaucher. Je m’y suis trop honni. J’ai dû m’enfuir d’Arras comme un vieux sanglier devant les chiens, sans prendre même le temps de pisser. Faites-moi la grâce de choisir quelque autre pour conduire cette affaire. 
  Philippe se croisa les mains devant la bouche. « Si tu savais, Gaucher, pensaitil, si tu savais comme il m’est dur de te tromper ! Mais si je t’avouais la vérité, tu me mépriserais plus encore ! » 
  Il reprit, obstiné : 
 — Vous allez remonter en Artois, Gaucher, pour l’amour de moi, et parce que je vous en prie. Vous allez emmener avec vous votre parent, messire Miles, et cette fois une forte troupe de chevaliers et aussi des gens des communes, en prenant renfort en Picardie ; et vous ferez sommer Robert de comparaître devant le Parlement pour y rendre compte de sa conduite. En même temps, vous fournirez soutien d’argent et d’hommes d’armes aux bourgeois des villes qui nous sont demeurées fidèles. Et si Robert ne se soumet pas, j’aviserai alors à l’y obliger autrement… Un prince est comme tout homme, Gaucher, poursuivit Philippe en prenant le connétable par les épaules ; il peut faire erreur au départ, mais plus grande erreur encore serait de s’y entêter. Le métier de couronne s’apprend comme un autre, et j’ai encore à apprendre. Faites-moi pardon du mauvais visage auquel je vous ai obligé. Rien n’émeut tant un homme d’âge qu’un aveu d’inexpérience confessé par un cadet, surtout si ce dernier est hiérarchiquement son supérieur. 
  Sous les paupières de tortue, le regard de Gaucher se voila un peu. 
 — Ah ! j’oubliais, reprit Philippe. J’ai décidé que vous seriez tuteur du futur enfant de Madame Clémence… notre roi donc, si Dieu veut que ce soit un garçon… et son second parrain tout aussitôt après moi. 
 — Monseigneur, Monseigneur Philippe… dit le connétable tout ému. 
  Et il se pressa dans les bras du régent, comme s’il avait été le fautif. 
 — Pour la marraine, dit encore Philippe, nous avons décidé avec Madame Clémence, afin de couper à tous les méchants bruits, que ce serait la comtesse Mahaut. 
  Huit jours plus tard, le connétable reprenait la route d’Artois. Robert, comme on pouvait le prévoir, refusa de se soumettre à la semonce et continua de sévir à la tête de ses bandes cuirassées. Mais le mois d’octobre ne fut pas bon pour lui. S’il était guerrier violent, il n’était pas grand stratège ; il lançait ses expéditions sans ordre, un jour au nord, le lendemain au midi, selon l’inspiration de l’instant. Reître avant les reîtres, condottiere avant les condottieri, il était mieux désigné pour mettre sa force guerrière au service d’autrui que pour se commander lui-même. Dans ce comté qu’il considérait sien, il se conduisait comme en territoire ennemi, menant enfin la vie sauvage, dangereuse, frénétique, qui lui plaisait. Il se réjouissait de la peur qui naissait à son approche, mais ne voyait pas la haine qu’il laissait sur ses pas. Trop de corps pendus aux branches, trop de décapités, trop d’enterrés vifs au milieu de grands rires cruels, trop de filles violées qui gardaient sur la peau la marque des cottes de mailles, trop d’incendies jalonnaient sa route. Les mères disaient aux enfants, pour les faire tenir sages, qu’on allait appeler le comte Robert ; mais si on l’annonçait dans les parages, elles prenaient aussitôt leur marmaille dans leurs jupes et couraient vers la première forêt. Les villes se barricadaient ; les artisans, instruits par l’exemple des communes flamandes, affûtaient leurs couteaux, et les échevins gardaient liaison avec les émissaires de Gaucher. 
  Robert aimait les batailles en rase campagne ; il détestait la guerre de siège. Les bourgeois de Saint-Omer ou de Calais lui fermaient-ils leurs portes au nez ? Il haussait les épaules en disant : 
 — Je reviendrai un autre jour et vous ferai tous crever ! 
  Et il allait s’ébattre plus loin. Mais l’argent commençait à devenir rare. Valois ne répondait plus aux demandes, et ses rares messages ne contenaient que de bons sentiments et des exhortations à la sagesse. Tolomei, le cher banquier Tolomei, faisait lui aussi la sourde oreille. Il était en voyage ; ses commis n’avaient pas d’ordre… Le pape lui-même se mêlait de l’affaire ; il avait écrit personnellement à Robert et à plusieurs barons d’Artois pour leur rappeler leurs devoirs… Puis un matin de la fin d’octobre, le régent, comme il tenait conseil, déclara avec la grande tranquillité dont il accompagnait ses décisions : 
 — Notre cousin Robert a trop longuement moqué notre pouvoir. Puisqu’il faut nous résoudre à la guerre, nous prendrons donc contre lui l’oriflamme à Saint-Denis, le dernier jour de ce mois, et comme messire Gaucher est absent, l’ost que je conduirai moi-même sera placé sous le commandement de notre oncle… 
  Tous les regards se tournèrent vers Charles de Valois, mais Philippe continua : 
 — … de notre oncle, Monseigneur d’Évreux. Nous aurions volontiers confié cette charge à Monseigneur de Valois, qui a fait ses preuves de grand capitaine, si celui-ci n’avait à se rendre en ses terres du Maine pour y percevoir les annates de l’Église. 
 — Je vous remercie, mon neveu, répondit Valois, car vous savez que j’aime bien Robert, et que, tout en désapprouvant sa révolte qui est grosse sottise d’entêté, j’aurais eu déplaisir à porter les armes contre lui. 
  L’armée que réunit le régent pour monter en Artois ne ressemblait en rien à l’ost démesuré que son frère, seize mois plus tôt, avait enlisé dans les Flandres. L’ost pour l’Artois se composait des troupes permanentes et de levées faites dans le domaine royal. Les soldes y étaient élevées : trente sols par jour pour le banneret, quinze sols pour le chevalier, trois sols pour l’homme de pied. On appela non seulement les nobles, mais aussi des roturiers. Les deux maréchaux, Jean de Corbeil et Jean de Beaumont, seigneur de Clichy, dit le Déramé, rassemblèrent les bannières. Les arbalétriers de Pierre de Galard étaient déjà sur pied. Geoffroy Coquatrix, depuis deux semaines, avait reçu secrètement des instructions pour prévoir les transports et les fournitures. 
  Le 30 octobre, Philippe de Poitiers prit l’oriflamme à Saint-Denis. Le 4 novembre, il était à Amiens, d’où il envoya aussitôt son second chambellan, Robert de Gamaches, escorté de quelques écuyers, porter au comte d’Artois une dernière sommation.

Demain ‘’la loi des mâles’’ 2ème partie ch. 5 ‘’L’ost du régent fait un prisonnier’’

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