jeudi 28 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - 3ème partie - ch 10 - Les cloches de Reims




                                        X 
                       LES CLOCHES DE REIMS 
  Quelques heures plus tard, allongé sur un lit de parade décoré des armes de France, Philippe, dans une longue robe de velours vermeil et les mains jointes à hauteur de la poitrine, attendait les évêques qui devaient le conduire à la cathédrale. Le premier chambellan, Adam Héron, lui aussi somptueusement habillé, se tenait debout auprès du lit. Le pâle matin de janvier répandait dans la chambre une lueur laiteuse. On frappa à la porte. 
 — Qui demandez-vous ? dit le chambellan. 
 — Je demande le roi. 
 — Qui le veut ? 
 — Son frère. Philippe et Adam Héron se regardèrent, surpris et mécontents. 
 — Bon. Qu’il entre, dit Philippe en se redressant légèrement. 
 — Vous disposez de bien peu de temps, Sire… fit remarquer le chambellan. 
  Le roi l’assura que l’entretien ne durerait guère. Le beau Charles de La Marche portait une tenue de voyage. Il venait d’arriver à Reims et ne s’était arrêté qu’un instant au logis du comte de Valois. Il y avait du courroux sur son visage et dans son pas. Tout irrité qu’il fût, la vision de son frère, revêtu de pourpre et ainsi étendu dans une pose hiératique, lui en imposa ; il marqua un temps d’arrêt, les yeux arrondis. « Comme il voudrait être à ma place ! » pensa Philippe. Puis, à haute voix : 
 — Vous voici donc, mon bon frère. Je vous sais gré d’avoir compris votre devoir et de faire mentir les méchantes langues qui prétendaient que vous ne seriez pas à mon sacre. Je vous sais gré. Maintenant, courez à vous vêtir, car vous ne pouvez paraître ainsi. Vous allez être en retard. 
 — Mon frère, répondit La Marche, il me faut d’abord vous entretenir de choses importantes. 
 — De choses importantes, ou de choses qui vous importent ? L’important, pour l’heure, est de ne point faire attendre le clergé. Dans un instant les évêques vont venir me prendre. 
 — Eh bien, ils patienteront ! s’écria Charles. Chacun, à tour de rôle, trouve votre oreille pour l’écouter et en tirer profit. Il n’est que moi dont vous semblez ne point vouloir tenir compte ; cette fois vous m’entendrez ! 
 — Alors causons, Charles, dit Philippe en s’asseyant au bord du lit. Mais je vous avertis que nous aurons à être brefs. 
  La Marche eut un mouvement qui voulait dire : « Nous verrons, nous verrons » ; et il prit un siège, s’efforçant de se gonfler et de tenir le menton haut. « Ce pauvre Charles ! pensa Philippe. Voilà qu’il veut jouer les manières de notre oncle Valois ; il n’en a pas l’épaisseur. » 
 — Philippe, reprit La Marche, je vous ai, à maintes reprises, demandé de me conférer la pairie, et d’accroître mon apanage ainsi que mon revenu. Vous l’ai-je demandé, oui ou non ? 
 — Avide famille… murmura Philippe. 
 — Et vous m’avez toujours opposé tête sourde. À présent, je vous le dis pour l’ultime fois ; je suis venu à Reims, mais je n’assisterai tout à l’heure à votre sacre que si j’y ai siège de pair. Sinon, je m’en repars. 
  Philippe le regarda un moment sans rien dire, et sous ce regard, Charles se sentit diminuer, fondre, perdre toute sûreté de soi et toute importance. En face de leur père Philippe le Bel, le jeune prince, naguère, éprouvait la même sensation de sa propre insignifiance. 
 — Un instant, mon frère, dit Philippe qui se leva et alla parler à Adam Héron, retiré dans un angle de la pièce. 
 — Adam, demanda-t-il à voix basse, les barons qui ont été quérir la sainte ampoule à l’abbaye de Saint-Rémy sont-ils de retour ? 
 — Oui, Sire, ils sont déjà à la cathédrale, avec le clergé de l’abbaye. 
 — Bien. Alors les portes de la ville… comme à Lyon. Et de la main il fit trois gestes à peine perceptibles, qui signifiaient : les herses, les barres, les clefs. 
 — Le jour du sacre, Sire ? murmura Héron stupéfait. 
 — Justement, le jour du sacre. Et faites diligence. 
  Le chambellan sorti, Philippe revint vers le lit. 
 — Alors, mon frère, que me demandiez-vous ? 
 — La pairie, Philippe. 
  — Ah ! Oui… la pairie. Eh bien, mon frère, je vous l’accorderai, je vous l’accorderai volontiers ; mais pas sur-le-champ, car vous avez trop clamé vos désirs. Si je vous cédais ainsi, on dirait que j’agis non par volonté mais par contrainte, et chacun se croirait autorisé à se comporter comme vous. Sachez donc qu’il n’y aura plus d’apanages créés ou accrus avant que n’ait été rendue l’ordonnance qui déclarera inaliénable aucune partie du domaine royal. 
 — Mais enfin, vous n’avez plus besoin de la pairie de Poitiers ! Que ne me la donnez-vous ? Convenez que ma part est insuffisante ! 
 — Insuffisante ? s’écria Philippe que la colère commençait à gagner. Vous êtes né fils de roi, vous êtes frère de roi ; croyez-vous vraiment que la part soit insuffisante pour un homme de votre cervelle et pour les mérites que vous avez ? 
 — Mes mérites ? dit Charles. 
 — Oui, vos mérites, qui sont petits. Car il faut bien finir par vous le dire en face, Charles : vous êtes un benêt. Vous l’avez toujours été et vous ne vous améliorez point avec l’âge. Déjà, quand vous n’étiez qu’enfant, vous sembliez si niais à tous, et si peu développé d’esprit, que notre mère elle-même en avait mépris, la sainte femme ! Et vous appelait « l’oison. » Rappelez-vous, Charles : « l’oison ». Vous l’étiez et vous l’êtes resté. Notre père vous appela maintes fois à son Conseil ; qu’y avez-vous appris ? Vous bayiez aux mouches, pendant qu’on débattait les affaires du royaume et je ne me rappelle pas qu’on ait jamais entendu de vous une parole qui n’ait fait hausser les épaules à notre père ou à messire Enguerrand. Croyez-vous donc que je tienne tant à vous rendre plus puissant, pour le beau secours que vous m’iriez porter, alors que depuis six mois vous ne cessez de jouer contre moi ? Vous aviez tout à obtenir par un autre chemin. Vous vous pensez de forte nature, et comptez qu’on va ployer devant vous ? Nul n’a oublié la piteuse figure que vous montrâtes à Maubuisson, quand vous étiez à bêler : « Blanche, Blanche ! » et à pleurer votre outrage devant toute la cour. 
 — Philippe ! Est-ce à vous de me dire cela ? s’écria La Marche en se dressant, le visage décomposé. Est-ce à vous dont la femme… 
 — Pas un mot contre Jeanne, pas un mot contre la reine ! coupa Philippe la main levée. Je sais que pour me nuire, ou pour vous sentir moins seul dans votre infortune, vous continuez à clabauder vos mensonges. 
 — Vous avez innocenté Jeanne parce que vous vouliez garder la Bourgogne, parce que vous avez fait passer, comme toujours, vos intérêts avant votre honneur. Mais, à moi non plus, mon épouse infidèle n’a peut-être pas fini de servir. 
 — Que voulez-vous dire ? 
 — Je veux dire ce que je dis ! répliqua Charles de La Marche. Et je vous déclare derechef que si vous voulez me voir tout à l’heure au sacre, j’y veux être assis sur un siège de pair. Autrement, je m’en repars ! 
  Adam Héron rentra dans la chambre et avertit le roi, d’une inclinaison de tête, que ses ordres avaient été transmis. Philippe le remercia de la même manière. 
 — Allez-vous-en donc, mon frère, dit-il. Une seule personne aujourd’hui m’est nécessaire : l’archevêque de Reims. Vous n’êtes point archevêque ? Alors partez, partez si cela vous plaît. 
 — Mais pourquoi, s’écria Charles, pourquoi notre oncle Valois obtient-il toujours ce qu’il veut, et moi jamais ? 
  Par la porte entrouverte, on entendait les chants de la procession qui approchait. « Quand je pense que si je venais à mourir, ce sot deviendrait régent ! » se disait Philippe. Il posa la main sur l’épaule de son frère. 
 — Quand vous aurez nui au royaume d’aussi longues années que l’a fait notre oncle, vous pourrez exiger d’être payé le même prix. Mais, grâces à Dieu, vous êtes moins diligent dans la sottise. 
  Des yeux, il lui désigna la porte, et le comte de La Marche sortit, livide, labouré de rage impuissante, pour se heurter à un grand afflux de clergé. Philippe regagna le lit et y reprit la position étendue, mains croisées, paupières closes. Des coups furent frappés contre la porte ; cette fois, c’étaient les évêques qui cognaient de leurs crosses. 
  — Qui demandez-vous ? dit Adam Héron. 
 — Nous demandons le roi, répondit une voix grave. 
 — Qui le veut ? 
 — Les pairs évêques. 
  Les vantaux furent ouverts et les évêques de Langres et de Beauvais entrèrent, mitre en tête et reliquaire au col. Ils s’approchèrent du lit, aidèrent le roi à se lever, lui présentèrent l’eau bénite, et, tandis qu’il s’agenouillait sur un carreau de soie, dirent l’oraison. Puis Adam Héron posa sur les épaules de Philippe un manteau de velours écarlate semblable à celui de sa robe. 
  Et soudain éclata une querelle de préséance. Normalement, le duc-archevêque de Laon devait prendre place à droite du roi. Or le siège de Laon, à l’époque, était sans titulaire. L’évêque de Langres, Guillaume de Durfort, était censé remplacer cet absent. Mais Philippe désigna l’évêque de Beauvais pour tenir la droite. Il avait deux raisons à cela : d’une part l’évêque de Langres avait accueilli un peu trop facilement les anciens Templiers dans son diocèse, en leur donnant des places de clercs ; d’autre part, l’évêque de Beauvais était un Marigny, le troisième frère, très habile prélat toujours disposé à servir le pouvoir à condition d’en retirer honneur et profit. Ne l’avait-il pas prouvé moins de deux ans auparavant en siégeant au tribunal chargé de condamner son aîné Enguerrand ? Philippe ne l’estimait pas, mais savait qu’il lui fallait se le concilier. 
 — Je suis évêque-duc ; c’est à moi de tenir la dextre, disait Guillaume de Durfort. 
  — Le siège de Beauvais est plus antique que celui de Langres, répondait Marigny. 
  Leurs visages commençaient à rougir sous les mitres. 
 — Messeigneurs, le roi décide, dit Philippe. 
  Et Durfort dut se ranger à gauche. « Un mécontent de plus », pensa Philippe. Ils descendirent ainsi, parmi les croix, les cierges et les fumées d’encens, jusqu’à la rue où toute la cour, la reine en tête, était déjà formée en cortège. On gagna la cathédrale. D’immenses clameurs s’élevaient sur le passage du roi. Philippe était assez pâle et plissait ses yeux myopes. La terre de Reims lui paraissait devenue soudain étrangement dure au pas ; il avait l’impression de marcher sur du marbre. Au portail de la cathédrale, il y eut un arrêt pour de nouvelles oraisons ; puis, dans le fracas des orgues, Philippe avança dans la nef vers l’autel, vers la grande estrade, vers le trône où, enfin, il s’assit. 
  Son premier geste fut pour désigner à la reine le siège préparé à la droite du sien. L’église était comble. Philippe n’apercevait qu’une mer de couronnes, d’épaules brodées, de joyaux, de chasubles étincelant sous les cierges. Un firmament humain s’étendait à ses pieds. Il ramena son regard vers de plus proches parages, et tourna la tête, à droite et à gauche, pour distinguer les présences sur l’estrade. 
  Charles de Valois était là, et Mahaut d’Artois, monumentale, ruisselante de brocarts et de velours ; elle lui sourit. Louis d’Évreux se tenait un peu plus loin. Mais Philippe n’apercevait pas Charles de La Marche, ni non plus Philippe de Valois que son père semblait également chercher des yeux. L’archevêque de Reims, Robert de Courtenay, alourdi par les ornements sacerdotaux, se leva de son trône qui faisait face au siège royal. Philippe l’imita et vint se prosterner devant l’autel. Tout le temps que dura le Te Deum, Philippe se demanda : « Les portes ont-elles été bien fermées ? Mes ordres ont-ils été fidèlement suivis ? Mon frère n’est pas homme à rester au fond d’une chambre pendant qu’on me couronne. Et pourquoi Philippe de Valois est-il absent ? Que me préparent-ils ? J’aurais dû laisser Galard dehors, pour qu’il soit mieux à même de commander ses arbalétriers. » 
  Or, tandis que le roi s’inquiétait ainsi, son frère cadet pataugeait dans un marais. En sortant, furieux, de la chambre royale, Charles de La Marche s’était précipité au logement des Valois. Il n’avait pas trouvé son oncle, déjà parti pour la cathédrale, mais seulement Philippe de Valois qui achevait de se préparer et auquel il avait conté, hors d’haleine, ce qu’il appelait « la félonie » de son frère. Fort liés, parce que fort proches par leurs goûts et leurs natures, les deux cousins s’entendaient bien à se monter réciproquement la tête. 
 — S’il en est ainsi, je n’assisterai pas non plus au sacre. Je pars avec toi, avait déclaré Philippe de Valois avec la satisfaction d’affirmer une indépendance à l’égard du roi, de la cour et de son propre père. Là-dessus, de rassembler leurs escortes et de se diriger fièrement vers une porte de la ville. Leur superbe avait dû s’incliner devant les sergents d’armes. 
 — Nul n’entre ni ne sort. Ordre du roi. 
 — Même les princes de France ? 
 — Même les princes ; ordre du roi. 
 — Ah ! Il veut nous contraindre ! s’était écrié Philippe de Valois qui maintenant prenait l’affaire à son compte. Eh bien, nous sortirons quand même ! 
 — Comment veux-tu, puisque les portes sont closes ? 
 — Feignons de rentrer à mon logis, et laisse-moi agir. 
  La suite ressemblait à une équipée de gamins. Les écuyers du jeune comte de Valois avaient été dépêchés à chercher des échelles, vite dressées dans le fond d’une impasse, en un endroit où les murs ne semblaient pas gardés. Et voici les deux cousins, fesses en l’air, partis à l’escalade, sans se douter que de l’autre côté s’étendaient les marécages de la Vesle. Par cordes, ils descendirent dans le fossé. Charles de La Marche perdit pied au milieu de l’eau boueuse et glacée ; il s’y fût noyé si son cousin, qui avait six pieds de haut et les muscles solides, ne l’eût à temps repêché. Puis ils s’engagèrent, comme des aveugles, dans les marais. Il n’était plus question pour eux de renoncer. Avancer ou reculer revenait au même. Ils jouaient leur vie et en auraient pour trois grandes heures à se tirer de ce bourbier. Les quelques écuyers qui les avaient suivis barbotaient autour d’eux et ne se gênaient pas pour les maudire à haute voix. 
 — Si jamais nous sortons de là, criait La Marche pour soutenir son courage, je sais bien où j’irai, je sais bien. À Château-Gaillard ! 
  Philippe de Valois, ruisselant de sueur malgré le froid, montra une tête stupéfaite au-dessus des roseaux pourrissants. 
 — Tu tiens donc encore à Blanche ? demanda-t-il. 
 — Je n’y tiens point, mais j’ai des choses à savoir d’elle. Elle est la seule, elle est la dernière à pouvoir nous dire si la fille de Louis est bâtarde, et si mon frère Philippe a été cocu comme moi ! Avec son témoignage, je pourrai honnir mon frère, à mon tour, et faire donner la couronne à la fille de Louis. 
  Le son des cloches de Reims, battant à toute volée, parvenait jusqu’à eux. 
 — Quand je pense, quand je pense que c’est pour lui qu’on sonne ! disait Charles de La Marche, la moitié du corps dans la boue et la main tendue vers la ville…
   Dans la cathédrale, les chambellans venaient de dévêtir le roi. Philippe le Long debout devant l’autel n’avait plus sur le corps que deux chemises superposées, l’une de fine toile, et l’autre de soie blanche, et largement ouvertes sur la poitrine et sous les aisselles. Le roi, avant d’être investi des signes de la majesté, se présentait à l’assemblée de ses sujets comme un homme presque nu, et qui frissonnait. Tous les attributs du sacre étaient déposés sur l’autel, à la garde de l’abbé de Saint-Denis qui les avait apportés. Adam Héron prit des mains de l’abbé les chausses, longs caleçons de soie brodés de fleurs de lis, et aida le roi à les passer, ainsi que les chaussures, également d’étoffe brodée. Puis Anseau de Joinville, en l’absence du duc de Bourgogne, noua les éperons d’or aux pieds du roi, et les enleva aussitôt. L’archevêque bénit la grande épée, qu’on prétendait être celle de Charlemagne, et la soulevant par le baudrier la pendit au flanc du roi en récitant : 
  — Accipe hunc gladium cum Dei benedictione… 
 — Messire connétable, approchez, dit le roi. 
  Gaucher de Châtillon s’avança et Philippe, se défaisant du baudrier, lui remit l’épée. Jamais connétable, dans toute l’histoire des sacres, n’avait mieux mérité de tenir, pour son souverain, l’insigne de la puissance militaire. Ce geste entre eux était plus que l’accomplissement d’un rite ; ils échangèrent un long regard. Le symbole se confondait avec la réalité. De la pointe d’une aiguille d’or, l’archevêque prit, dans la sainte ampoule que lui tendait l’abbé de Saint-Rémy, une parcelle de cette huile qu’on disait envoyée du ciel, et la mêla de son doigt avec le chrême préparé sur une patène. Puis l’archevêque oignit Philippe en le touchant au sommet de la tête, à la poitrine, entre les épaules et aux aisselles. Adam Héron rattacha les annelets et les agrappins qui fermaient les tuniques. La chemise du roi serait plus tard brûlée, parce qu’elle avait été effleurée de la sainte onction. 
  Le roi fut alors revêtu des vêtements pris sur l’autel : d’abord la cotte de satin vermeil brodée de fils d’argent, puis la tunique de satin bleu bordée de perles et semée de fleurs de lis d’or, et, par-dessus, la dalmatique de semblable tissu, et, par-dessus encore, le soq, grand manteau carré agrafé sur l’épaule droite par une fibule d’or. Philippe sentait progressivement ses épaules s’appesantir. 
  L’archevêque accomplit l’onction des mains, glissa au doigt de Philippe l’anneau royal, lui mit le lourd sceptre d’or en la main droite, la main de justice en la main gauche. Après une génuflexion devant le tabernacle, le prélat enfin souleva la couronne, tandis que le grand chambellan commençait l’appel des pairs présents. 
  — Magnifique et puissant seigneur, le comte… 
  À cet instant précis, une voix haute, impérieuse, s’éleva dans la nef : 
 — Arrête, archevêque ! Ne couronne point cet usurpateur ; c’est la fille de Saint Louis qui te le commande. 
  Un vaste remous parcourut l’assistance. Toutes les têtes se tournèrent vers le point où l’on avait crié. Sur l’estrade et parmi les officiants s’échangeaient des regards anxieux. Les rangs de la foule s’écartèrent. 
  Entourée de quelques seigneurs, une femme de grande taille, belle encore de visage, le menton ferme, les yeux clairs et coléreux, l’étroit diadème et le voile des veuves posés sur une masse de cheveux presque blancs, marchait vers le chœur. Sur son passage on chuchotait : 
 — C’est la duchesse Agnès ; c’est elle ! 
  On tendait le cou pour la voir. On s’étonnait qu’elle eût gardé si belle prestance et pas si ferme. Parce qu’elle était la fille de Saint Louis, l’image qu’on se faisait d’elle appartenait au lointain des âges ; on la croyait une ancêtre, une ombre toute cassée dans un château de Bourgogne. Soudain elle surgissait telle qu’elle était, réellement, une femme de cinquante ans, encore pleine de vie et d’autorité. 
 — Arrête, archevêque, répéta-t-elle quand elle ne fut plus qu’à quelques pas de l’autel. Et vous tous écoutez… Lisez, Mello ! ajouta-t-elle pour son conseiller qui l’accompagnait. 
  Guillaume de Mello déplia un parchemin et lut : 
 — « Nous, très noble dame Agnès de France, duchesse de Bourgogne, fille de notre Sire le roi Louis le saint, en notre nom et celui de notre fils, très noble et puissant duc Eudes, nous adressons à vous, barons et seigneurs ici présents ou dehors dans le royaume, pour faire défense que l’on reconnaisse roi le comte de Poitiers qui n’est point héritier légitime de la couronne, et protester qu’on diffère le sacre jusqu’à tant qu’aient été reconnus les droits de Madame Jeanne de France et de Navarre, fille et héritière du défunt roi et de notre fille. » 
  L’angoisse augmentait sur l’estrade, et l’on commençait à distinguer de mauvais murmures dans le fond de l’église. La foule se tassait. L’archevêque semblait embarrassé de la couronne, ne sachant s’il devait la reposer sur l’autel, ou poursuivre. Philippe restait immobile, tête nue, impuissant, alourdi de quarante livres d’or et de brocarts, et les mains encombrées de la Puissance et de la Justice. Jamais il ne s’était senti aussi démuni, aussi menacé, aussi seul. Un gantelet de fer l’étreignait au creux de la poitrine. Son calme était effrayant. Accomplir un seul geste, ouvrir la bouche en cet instant, entamer une controverse, c’était courir au tumulte, et sans doute à l’échec. Il demeura figé dans la gangue de ses ornements, comme si la bataille se passait au-dessous de lui. Il entendait les pairs ecclésiastiques chuchoter : 
 — Que devons-nous faire ? 
  Le prélat de Langres, qui n’oubliait pas la vexation essuyée au lever, était d’avis d’arrêter la cérémonie. 
 — Retirons-nous et débattons, proposait un autre. 
 — Nous ne pouvons, le roi est déjà l’oint du Seigneur, il est roi ; couronnez-le, répliquait l’évêque de Beauvais. 
  La comtesse Mahaut se penchait vers sa fille Jeanne et lui murmurait : 
 — La gueuse ! Elle mérite d’en crever. 
  De ses paupières de tortue, le connétable fit signe à Adam Héron de reprendre l’appel. 
 — Magnifique et puissant seigneur, le comte de Valois, pair du roi, prononça le chambellan. 
  Toute l’attention alors reflua vers l’oncle du roi. S’il répondait à l’appel, Philippe avait gagné, car c’était la caution des pairs laïcs, du pouvoir réel, que Valois apportait. S’il refusait, Philippe avait perdu. Valois ne montrait guère d’empressement, et l’archevêque attendait visiblement sa décision. Philippe alors esquissa quand même un mouvement ; il tourna la tête vers son oncle ; le regard qu’il lui adressa valait cent mille livres. La Bourgogne ne paierait jamais autant. L’ex-empereur de Constantinople se leva, le visage crispé, et vint se placer derrière son neveu. « Comme j’ai bien fait de ne pas lésiner avec lui ! » pensa Philippe. 
 — Noble et puissante Dame Mahaut, comtesse d’Artois, pair du roi, appela Adam Héron. 
  L’archevêque éleva le lourd cercle d’or surmonté d’une croix à la partie frontale, en prononçant enfin : 
 — Coronet te Deus. 
  L’un des pairs laïcs devait aussitôt prendre la couronne pour la maintenir au-dessus de la tête du souverain, et les autres pairs y poser seulement un doigt symbolique. Déjà Valois avançait les mains ; mais Philippe, d’un mouvement de son sceptre, l’arrêta. 
 — Vous, ma mère, tenez la couronne, dit-il à Mahaut. 
 — Merci, mon fils, murmura la géante. 
  Elle recevait, par cette désignation spectaculaire, le remerciement de son double régicide. Elle prenait la place de premier pair du royaume, et la possession du comté d’Artois lui était, avec éclat, confirmée. 
 — Bourgogne ne s’incline point ! s’écria la duchesse Agnès. 
  Et, rassemblant sa suite, elle marcha vers la sortie tandis que, lentement, Mahaut et Valois reconduisaient Philippe à son trône. Quand il s’y fut assis, les pieds reposant sur un coussin de soie, l’archevêque déposa sa mitre et vint baiser le roi sur la bouche en disant : 
 — Vivat rex in aeternum. 
  Les autres pairs ecclésiastiques et laïcs imitèrent son geste en répétant : 
 — Vivat rex in aeternum. 
  Philippe se sentait las. Il venait de gagner sa dernière bataille, après sept mois de luttes incessantes pour parvenir à ce pouvoir suprême que nul maintenant ne pouvait plus lui disputer. Les cloches fracassaient l’air pour sonner son triomphe ; dehors, le peuple hurlait, lui souhaitant gloire et longue vie ; tous ses adversaires étaient matés. Il avait un fils pour assurer sa descendance, une épouse heureuse pour partager ses peines et ses joies. Le royaume de France lui appartenait. « Comme je suis las, tellement las ! » pensait Philippe. 
  À ce roi de vingt-cinq ans qui s’était imposé par volonté tenace, qui avait accepté les bénéfices du crime et qui possédait tous les caractères d’un grand monarque, rien, en vérité, ne paraissait manquer. Le temps des châtiments allait commencer.
FIN

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