samedi 2 mars 2019

Incipit 72 - Goncourt 1905 - Les civilisés - Claude Farrère


Un grand classique et l'un des meilleurs ouvrages, bien que très controversé, sur l'Indochine coloniale. Très belle écriture, une vision aristocratique du monde, très "politiquement incorrecte" pour l'époque.

Dans la cour, plantée de grands flamboyants ombreux, entre la maison et la grille, les deux coureurs tonkinois avancèrent le pousse, un pousse très élégant, laqué et argenté. Et ils s’attelèrent entre les brancards, en flèche. Après quoi, ils attendirent le maître, immobiles comme des idoles jaunes vêtues de soie. Pousse et coureurs faisaient un coquet équipage, pittoresque même à Saïgon, où les petites gens seules vont encore en voiture à homme. Mais le docteur Raymond Mévil avait beaucoup d’originalité, et possédait d’ailleurs une victoria et de beaux trotteurs. En sorte que le monde lui passait sa fantaisie, d’aller en pousse, et de violer la mode, – luxueusement. Il était quatre heures, l’heure où l’on s’éveille de la sieste. Le docteur ne recevait pas plus tard, – procédé discret, dans un pays où les rues sont désertes jusqu’au déclin du soleil. Ce jour-là, Raymond Mévil sortait tôt, non pour la classique promenade d’avant dîner, mais pour quelques visites demiprofessionnelles, qu’il espaçait d’ailleurs largement, sa tactique étant d’être rare. Une congaï à chignon lisse ouvrit la porte, jeta quelques lazzis criards aux coureurs, et s’immobilisa tout à coup, doucereuse : le maître paraissait. Il descendit le perron, d’un pas jeune quoique déjà traînant, caressa du doigt le sein de la femme à travers le ke-hao de soie noire, et monta dans le petit véhicule qui partit à fond de train, les Tonkinois courant à toutes jambes pour que le vent de la vitesse rafraîchît le visage de l’homme d’Occident. Aux fenêtres, par les fentes des volets clos au soleil, des regards de femmes admirèrent la joliesse des livrées blanches bordées de pourpre, – admirèrent la grâce du promeneur, plus séduisant que le luxe dont il s’entourait. Le docteur Mévil était aimé des femmes, – d’abord parce qu’il les aimait, et qu’il n’aimait qu’elles, ensuite parce qu’il était beau d’une beauté qui les troublait toutes, d’une beauté sensuelle et molle jusqu’à l’indécence. Il était blanc et blond, avec des yeux bleu foncé trop longs, et une bouche petite et rouge. Quoiqu’il eût trente ans passés, il paraissait adolescent, et quoiqu’il fût robuste, on l’imaginait délicat. Ses longues moustaches claires le faisaient ressembler à un Gaulois décadent, que les siècles se seraient fait un jeu d’affiner et d’adoucir

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