samedi 23 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - 3ème partie ch.5 - Un lombard à Saint Denis




UN LOMBARD À SAINT-DENIS 
 — Et maintenant, qu’allons-nous faire ? se demandaient les Bouville. 
  Ils se trouvaient piégés à leur propre trappe. Le régent ne s’était guère attardé à Vincennes. Rassemblant les membres de la famille royale, il les avait priés de remonter à cheval et de l’escorter à Paris pour y tenir aussitôt conseil. Bouville, alors que la troupe s’ébranlait, avait eu un sursaut de courage. 
 — Monseigneur !… s’était-il écrié en saisissant par la bride la monture du régent. Mais Philippe l’avait immédiatement arrêté. 
 — Mais oui, mais oui, Bouville ; je vous sais gré de la part que vous prenez à notre affliction. Nous ne vous reprochons rien, croyez-le bien. C’est la loi de l’humaine nature. Je vous ferai porter mes ordres pour les funérailles. 
  Et piquant son cheval, il s’était mis au galop dès le pont-levis franchi. À pareille allure, ceux qui l’accompagnaient auraient peu le loisir de réfléchir en route. La plupart des barons avaient suivi. Il n’en demeurait que quelques-uns, les moins importants, les désœuvrés qui s’attardaient, par petits groupes, à commenter l’événement. 
 — Tu vois, disait Bouville à sa femme, j’aurais dû parler sur l’instant même. Pourquoi m’as-tu retenu ? 
  Ils se tenaient debout, dans une embrasure de fenêtre, chuchotant et osant à peine se confier leurs pensées. 
 — La nourrice ? reprit Bouville. — J’y ai veillé. Je l’ai entraînée dans ma propre chambre, que j’ai fermée à clef, et j’ai placé deux hommes à la porte.  
 — Elle ne se doute de rien ? — Non. — Il faudra bien lui dire. 
 — Attendons que tout le monde soit parti. — Ah ! J’aurais dû parler, répéta Bouville. 
  Le remords de n’avoir pas suivi son premier mouvement le torturait. « Si j’avais crié la vérité devant tous les barons, si j’avais fourni la preuve sur-lechamp… » Il eût fallu pour cela qu’il possédât une autre nature, qu’il fût homme de la trempe du connétable par exemple ; il lui eût fallu surtout n’obéir pas à sa femme, quand elle l’avait tiré par la manche. 
 — Mais aussi pouvions-nous savoir, dit madame de Bouville, que Mahaut mènerait si bien son coup, et que l’enfant mourrait aux yeux de tous ? 
 — Au fond, murmura Bouville, nous aurions mieux fait de présenter le vrai, et de laisser le destin s’accomplir. 
 — Ah ! Je te l’avais bien dit ! 
 — Eh oui, je le confesse. C’est moi qui ai eu l’idée… Elle était mauvaise… 
  Car maintenant, qui donc accepterait de les croire ? Comment, à qui, pourraient-ils déclarer qu’ils avaient trompé l’assemblée des barons en coiffant d’une couronne un enfant de nourrice ? Il y avait du sacrilège dans leur acte. 
 — Sais-tu ce que nous risquons, à présent, si nous ne gardons pas le silence ? dit madame de Bouville. C’est que Mahaut nous fasse empoisonner à notre tour. 
 — Le régent était de concert avec elle ; j’en suis sûr. Quand il s’est essuyé les mains, après que l’enfant lui eut craché dessus, il a jeté la toile dans le feu ; je l’ai vu… 
  Leur plus grave souci, désormais, concernait leur propre sécurité. 
 — La toilette de l’enfant ? reprit Bouville. 
 — Je l’ai faite, avec une de mes femmes, pendant que tu reconduisais le régent, répondit madame de Bouville. Et maintenant quatre écuyers le veillent. Il n’y a rien à redouter de ce côté-là. 
 — Et la reine ? 
 — Chacun autour d’elle a l’ordre de se taire, pour ne point aggraver son mal. D’ailleurs, elle semble hors d’état de comprendre. Et j’ai dit aux ventrières qu’elles ne s’écartent pas de sa couche. 
  Peu après, le chambellan Guillaume de Seriz arriva de Paris pour apprendre à Bouville que le régent venait de se faire reconnaître roi par ses oncles, son frère, et les pairs présents. Le conseil avait été bref. 
  — Pour les funérailles de son neveu, dit le chambellan, notre Sire Philippe a décidé qu’elles se feraient au plus tôt, afin de ne pas affliger trop longuement le peuple par ce nouveau trépas. Il n’y aura point d’exposition. Comme nous sommes vendredi, et qu’on ne peut inhumer un dimanche, c’est donc demain que le corps sera conduit à Saint-Denis : L’embaumeur est déjà en route. Je vous laisse, messire, car le roi m’a commandé d’être promptement de retour. 
  Bouville le laissa partir sans ajouter un mot. 
  « Le roi… le roi… » se répétait-il. 
  Le comte de Poitiers était roi ; un petit Lombard allait être conduit à Saint- Denis… et Jean I er était vivant. 
  Bouville alla rejoindre sa femme. 
 — Philippe est reconnu, lui dit-il. Qu’allons-nous devenir, avec ce roi qui nous reste sur les bras ? 
 — Nous devons le faire disparaître. 
 — Ah ! non ! s’écria Bouville indigné. 
 — Il ne s’agit pas de cela. Tu perds l’esprit, Hugues ! répliqua madame de Bouville. Je veux dire qu’il faut le cacher. 
 — Mais il ne régnera pas. 
 — Il vivra, au moins. Et un jour peut-être… Sait-on jamais ! Mais comment le cacher ? À qui le confier sans éveiller les soupçons ? 
  Il était nécessaire, d’abord, qu’il continuât d’être allaité… 
 — La nourrice… Il n’y a que la nourrice dont nous puissions nous servir, dit madame de Bouville. Allons la trouver. 
  Ils avaient été bien inspirés d’attendre le départ des derniers barons, avant de venir avouer à Marie de Cressay que son fils était mort. Car le hurlement qu’elle poussa traversa les murs du manoir. À ceux qui l’entendirent et en demeurèrent glacés, on expliqua ensuite que c’était un cri de la reine. Or la reine, si inconsciente qu’elle fût, s’était dressée sur sa couche en demandant : 
 — Qu’y a-t-il ? Même le vieux sénéchal de Joinville, dans le fond de sa torpeur, en tressaillit. 
 — On tue quelque part, dit-il ; c’est un cri d’égorgé que j’ai entendu là… 
  Pendant ce temps, Marie répétait inlassablement : 
 — Je veux le voir ! Je veux le voir ! Je veux le voir ! 
  Bouville et sa femme furent obligés de la saisir à bras-le-corps, pour l’empêcher de s’élancer, à demi folle, à travers le château. Deux heures durant, ils s’efforcèrent de la calmer, de la consoler, et surtout de se justifier, reprenant dix fois des explications qu’elle n’entendait pas.
  Bouville pouvait bien lui affirmer qu’il n’avait pas voulu cela, que c’était l’œuvre criminelle de la comtesse Mahaut… Les mots s’inscrivaient inconsciemment dans la mémoire de Marie, d’où ils resurgiraient plus tard ; mais sur l’instant, ils n’avaient pas de signification. Elle s’arrêtait un moment de pleurer, regardait droit devant elle, et puis brusquement se remettait à hurler comme un chien sur lequel un char a passé. Les Bouville crurent vraiment qu’elle perdait la raison. Ils épuisaient tous les arguments. Grâce à ce sacrifice involontaire, Marie avait sauvé le vrai roi de France, le descendant de la lignée illustre… 
 — Vous êtes jeune, disait madame de Bouville, vous aurez d’autres enfants. Quelle femme en sa vie n’a perdu au moins un enfant au berceau 
  Et de lui citer les jumeaux mort-nés de Blanche de Castille, et tous les petits disparus de la famille royale, depuis trois générations. Chez les Anjou, les Courtenay, les Bourgogne, les Châtillon, les Bouville eux-mêmes, combien de mères, régulièrement endeuillées, et qui pourtant finissaient heureuses, parmi une vaste progéniture ! Sur douze ou quinze enfants qu’une femme mettait au monde, il était habituel qu’il n’en survécût pas plus de la moitié. 
 — Mais je comprends, continuait madame de Bouville. C’est pour le premier que c’est le plus dur. 
 — Mais non, vous ne comprenez pas ! cria enfin Marie à travers ses sanglots. Celui-là… celui-là je ne pourrai jamais le remplacer ! 
  Le bébé qu’on venait de lui tuer c’était l’enfant de l’amour, né d’un désir plus violent et d’une foi plus forte que toutes les lois du monde et toutes ses contraintes ; c’était le rêve dont elle avait payé le prix par deux mois d’outrages et quatre mois de couvent, le présent parfait qu’elle s’apprêtait à offrir à l’homme qu’elle avait choisi, la plante miraculeuse en laquelle elle avait espéré voir fleurir, chaque jour de sa vie, ses amours traversées et merveilleuses ! 
 — Non, vous ne pouvez pas comprendre ! gémissait-elle. Vous n’avez pas été chassée de votre famille à cause d’un enfant. Non, je n’en aurai pas d’autre ! 
 Quand on commence à décrire son malheur, à le traduire en termes intelligibles, c’est que déjà on l’a admis. Au déchirement, à l’écrasement, se substituait lentement le second état de la douleur, la contemplation cruelle. 
 — Je le savais, je le savais, quand je ne voulais pas venir ici, que c’était le malheur qui m’attendait ! 
  Madame de Bouville n’osait répondre. 
 — Et que dira Guccio quand il saura ? dit Marie. Comment pourrai-je lui apprendre ? 
 — Il ne doit pas savoir, mon enfant, jamais ! s’écria madame de Bouville. Personne ne doit savoir que le roi est vivant, car ceux qui ont manqué leur coup n’hésiteraient pas à frapper une seconde fois. Vous-même êtes en danger, car vous étiez de concert avec nous. Il vous faut garder le secret jusqu’à ce qu’on vous autorise à le révéler. 
  Et à son mari, elle chuchota : 
 — Va chercher les Evangiles. 
  Quand Bouville fut revenu avec le gros livre qu’il avait pris dans la chapelle, ils obtinrent de Marie qu’elle y posât la main et jurât de garder un silence absolu, même envers le père de son enfant mort, et même en confession, sur le drame qui venait de se dérouler. Seuls Bouville ou sa femme pourraient la délivrer de son serment. Dans l’état où elle était, Marie accepta de jurer tout ce qu’on lui demanda. Bouville lui promit une pension. Mais elle se moquait bien de l’argent ! 
 — Et maintenant il vous faut garder avec vous le roi de France, et dire à tous qu’il est vôtre, ajouta madame de Bouville. 
  Marie se rebella. Elle ne voulait plus toucher l’enfant pour lequel le sien avait été assassiné. Elle ne voulait plus rester à Vincennes ; elle voulait fuir, n’importe où, et aller mourir. 
 — Vous mourrez vite, soyez-en sûre, si vous ouvrez la bouche. Mahaut ne tardera pas à vous faire empoisonner ou poignarder. 
 — Non, je ne dirai rien, je vous le promets. Mais laissez-moi, laissez-moi partir ! 
 — Vous partirez, vous partirez. Mais vous n’allez pas le laisser périr. Vous voyez bien qu’il a faim. Nourrissez-le au moins aujourd’hui, dit madame de Bouville en lui mettant le vrai roi dans les bras. 
  Quand Marie eut le bébé contre elle, ses pleurs redoublèrent. 
 — Gardez-le. Il sera comme le vôtre, insista madame de Bouville. Et quand le temps viendra de le remettre au trône, vous serez honorée à la cour avec lui ; vous serez sa deuxième mère. 
  Ce n’étaient pas les hypothétiques honneurs promis par la femme du curateur qui pouvaient en ce moment convaincre Marie, mais la présence de cette petite vie qu’elle tenait entre ses mains et sur laquelle elle allait opérer, inconsciemment, un transfert, un report de sentiments maternels. Elle posa les lèvres sur la tête duvetée du bébé et, d’un geste devenu machinal, ouvrit son corsage en murmurant : 
 — Non, je ne peux pas te laisser périr, mon petit Jean… mon petit Jean… 
  Les Bouville eurent un soupir de soulagement. Ils avaient gagné, au moins dans l’immédiat. 
 — Il ne faut point qu’elle soit encore à Vincennes demain quand on viendra enlever son enfant, dit très bas madame de Bouville à son mari. 
  Le lendemain, Marie, prostrée et laissant madame de Bouville décider de toutes choses, fut reconduite avec l’enfant au couvent des Clarisses. À la mère abbesse, madame de Bouville expliqua que Marie avait eu la cervelle fort ébranlée par la mort du petit roi, et qu’il ne fallait tenir nul compte des choses folles qu’elle pourrait dire. 
 — Elle nous a fait grand-peur ; elle hurlait et ne reconnaissait même plus son propre enfant. 
  Madame de Bouville exigea que la jeune femme ne reçût aucune visite, même des sœurs et novices du couvent, et qu’on la tînt cloîtrée dans le plus grand calme, le plus grand silence. 
 — Si quelqu’un se présente pour elle, qu’on ne l’autorise pas à pénétrer et qu’on envoie m’avertir. 
  Ce même jour, deux draps d’or fleurdelisés, huit aunes de cendal noir et deux draps de Turquie brodés aux armes de France furent apportés à Vincennes pour servir à l’enterrement du premier roi de France qui ait reçu le nom de Jean. Et ce fut bien un enfant nommé Jean qui s’en alla effectivement dans un coffre si petit qu’on ne crut point utile de le placer sur un char, mais qu’on le posa simplement sur le bât d’une mule. 
  Maître Geoffroy de Fleury, argentier du Palais, nota sur ses registres les frais de ces obsèques pour cent onze livres dix-sept sols et huit deniers le samedi 20 novembre 1316. Il n’y eut point le long cortège rituel, ni de cérémonie à Notre-Dame. On gagna immédiatement Saint-Denis où l’inhumation fut faite aussitôt après la messe. Aux pieds du gisant de Louis X, encore tout blanc, tout frais dans sa pierre nouvellement taillée, on avait ouvert une étroite fosse ; là fut descendu, entre les ossements des souverains de France, l’enfant de Marie de Cressay, demoiselle d’Ile-de-France, et de Guccio Baglioni, marchand siennois. 
  Adam Héron, premier chambellan et maître de l’hôtel, s’avança au bord de la petite tombe et dit, regardant son maître Philippe de Poitiers : 
 — Le Roi est mort, vive le Roi ! 
  Le règne de Philippe V le Long était commencé ; Jeanne de Bourgogne devenait reine de France, et Mahaut d’Artois triomphait. 
  Trois personnes seulement dans le royaume savaient que le vrai roi vivait. L’une avait juré le secret sur les Saintes Écritures, et les deux autres tremblaient que ce secret ne fût pas tenu.

Demain ‘’La loi des mâles’’ 3ème partie ch. 6 ‘’La France en mains fermes’’

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