samedi 16 mars 2019

La loi des mâles - 2ème partie - ch. 3 - Les dettes du crime



III 
LES DETTES DU CRIME 
  Le régent Philippe tenait essentiellement à assister au sacre du pape afin de se poser en protecteur de la chrétienté. 
 — L’élection de Duèze m’a coûté assez de peine et de soucis, disait-il. Il est bien juste qu’il m’aide à présent à assurer mon gouvernement. Je veux être à Lyon pour son couronnement. 
  Mais les nouvelles d’Artois ne laissaient pas d’être inquiétantes. Robert avait pris sans difficulté Arras, Avesnes, Thérouanne, et continuait de conquérir le pays. À Paris, Charles de Valois l’appuyait en sous-main. Fidèle à son habituelle tactique d’encerclement, le régent commença par travailler sur les régions limitrophes de l’Artois, afin d’éviter l’extension de la révolte. Aux barons de Picardie, il écrivit pour leur rappeler leurs liens de fidélité à la couronne de France, leur faisant entendre courtoisement qu’il ne tolérerait aucun manquement à leur devoir ; un contingent de troupes et de sergents d’armes fut réparti dans les prévôtés pour surveiller la contrée. Aux Flamands, qui se gaussaient encore, au bout d’un an écoulé, de la misérable chevauchée du Hutin perdant son armée dans la boue, Philippe proposa un nouveau traité de paix à des conditions fort avantageuses pour eux. 
 — Dans ce gâchis qu’on nous laisse à débrouiller, il faut bien perdre un peu pour sauver le tout, expliqua le régent à ses conseillers. 
  Bien que son gendre, Jean de Fiennes, fût l’un des premiers lieutenants de Robert, le comte de Flandre, sentant qu’il n’aurait jamais si bonne occasion de traiter, consentit aux pourparlers et demeura donc neutre dans les affaires du comté voisin. Philippe avait ainsi pratiquement fermé les portes de l’Artois. Il envoya alors Gaucher de Châtillon négocier directement avec les chefs des révoltés et les assurer des bonnes intentions de la comtesse Mahaut. 
 — Entendez-moi bien, Gaucher ; vous ne devez point prendre langue avec Robert, recommanda-t-il au connétable, car ce serait lui reconnaître les droits qu’il réclame. Nous continuons de le tenir déchu de l’Artois, ainsi que mon père en a rendu jugement. Vous allez seulement pour régler le conflit qui oppose la comtesse à ses vassaux, et dans lequel Robert, à nos yeux, n’entre pour mie. 
 — En vérité, Monseigneur, dit le connétable, vous voulez faire triompher en tout votre belle-mère ? 
 — Non point, Gaucher ; non point si elle a abusé de ses droits, ainsi que je le crois. Elle est fort empérière, la dame Mahaut, et elle juge tout un chacun né exprès pour la servir jusqu’au dernier liard de bourse et la dernière goutte de sueur ! Je veux la paix, poursuivit le régent, et pour cela qu’il soit rendu équitablement à chacun. Nous savons que la bourgeoisie des villes reste favorable à la comtesse parce que cette bourgeoisie est toujours en chamaille avec la noblesse, tandis que les nobles ont épousé la cause de Robert afin d’appuyer leurs griefs. Voyez donc quelles requêtes sont fondées et tâchez à y satisfaire sans porter atteinte aux prérogatives de la couronne ; ainsi efforcez-vous de détacher les barons de notre turbulent cousin, en leur montrant qu’ils peuvent obtenir de nous, par justice, davantage que de lui, par violence. 
 — Vous êtes prud’homme, Monseigneur, vous êtes prud’homme assurément, dit le connétable. Je ne pensais pas qu’il me serait donné en mes vieilles années de servir avec tant d’agrément un prince si sage, et qui n’a pas le tiers de mon âge. 
  Dans le même temps, le régent faisait prier le pape, par le comte de Forez, de retarder un peu son couronnement. Jean XXII, quelque hâte légitime qu’il eût de voir son élection consacrée, accepta fort complaisamment un délai de deux semaines. Mais, au bout de deux semaines écoulées, les affaires d’Artois étant encore bien loin de leur règlement et l’accord avec les Flamands ne se pouvant ratifier avant le 1 er septembre, Philippe demanda, par le dauphin de Viennois cette fois, un nouveau recul de la cérémonie. Or Jean XXII, à la surprise du régent, se montra soudain très ferme et presque brutal, en fixant irrévocablement au 5 septembre son couronnement. Il tenait à cette date pour de puissantes raisons qu’il gardait secrètes et qui échappaient d’ailleurs au jugement commun. En effet, c’était un 5 septembre, en l’an 1300, qu’il avait été sacré évêque de Fréjus ; c’était dans la première semaine de septembre 1309 que son protecteur, le roi Robert de Naples, avait été couronné ; et si un faux en écriture royale lui avait permis d’obtenir le siège épiscopal d’Avignon, c’était le 4 septembre 1310 que sa manœuvre avait réussi. Le nouveau pape avait un bon commerce avec les astres, et savait se servir des conjonctions solaires pour régler les étapes de son ascension. 
  « Si Monseigneur le régent de France et de Navarre, que tant nous aimons, fitil répondre, se trouve empêché par les devoirs du royaume d’être à nos côtés en ce jour solennel, nous en souffrirons beaucoup ; mais alors, n’ayant plus à craindre de lui faire faire trop long chemin, nous irons coiffer la tiare en la ville d’Avignon. » 
  Philippe de Poitiers signa le traité avec les Flamands dans la matinée du 1 er septembre. Le 5 à l’aube, il arrivait à Lyon accompagné des comtes de Valois et de La Marche, qu’il ne voulait pas laisser à Paris hors de sa surveillance, ainsi que de Louis d’Évreux. 
  — Vous nous avez fait marcher à un train de chevaucheur, mon neveu, lui dit Valois en mettant pied à terre. 
  Ils n’eurent que le temps de revêtir les vêtements spécialement préparés pour la cérémonie et qu’avait commandés l’argentier Geoffroy de Fleury. Le régent portait une robe ouverte, d’étoffe fleur de pêcher, doublée de deux cent vingt-six ventres de menu-vair. Charles de Valois, Louis d’Évreux, Charles de La Marche, ainsi que Philippe de Valois qui était aussi de la fête, avaient reçu chacun, en présent, une robe de camocas pareillement fourrée. Lyon, tout pavoisé, grouillait d’une foule innombrable venue pour assister au défilé. 
  Jean XXII arriva à la primatiale Saint-Jean à cheval, précédé par le régent de France. Toutes les cloches de la ville sonnaient à la volée. Les rênes de la monture pontificale étaient tenues d’un côté par le comte d’Évreux et de l’autre par le comte de La Marche. La monarchie française encadrait étroitement la papauté. Les cardinaux suivaient, le chapeau rouge posé par-dessus la chape et retenu sous le menton par les brides nouées. Les mitres des évêques scintillaient au soleil. Ce fut le cardinal Orsini, descendant du patriciat romain, qui posa la tiare sur le front de Jacques Duèze, fils d’un bourgeois de Cahors. 
  Guccio, bien placé dans la cathédrale, admirait son maître. Le petit vieillard au menton maigre, aux épaules étroites, que l’on croyait mourant quatre semaines plus tôt, supportait sans peine les lourds attributs sacerdotaux dont on le chargeait. Les rites pharaoniques de cette interminable cérémonie, qui le plaçait tellement au-dessus de ses semblables et faisait de lui le symbole de la divinité, agissaient sur sa personne presque à son insu, et répandaient sur ses traits une majesté imprévisible, impressionnante, et plus évidente à mesure que se déroulait la liturgie. 
  Il ne put néanmoins se défendre d’un léger sourire lorsqu’il chaussa les sandales pontificales. 
  « Scarpinelli ! Ils m’appelaient Scarpinelli… le cardinal petits-chaussons… pensait-il. Ils me faisaient passer pour fils de savetier. Je les porte, maintenant, les petits chaussons… Seigneur ! Vous m’avez mis si haut que je n’ai plus rien à désirer. Je n’ai plus qu’à m’efforcer de bien gouverner votre Église. » 
  Cet ambitieux, à présent que toutes ses ambitions étaient exaucées, ce fourbe, dont toutes les fourberies avaient réussi, se trouvait disponible pour la perfection dans la magistrature suprême. Le même jour, des lettres de noblesse furent conférées à son frère, Pierre Duèze, par le régent. La famille du pape, selon l’usage, devenait noble. Mais l’acte que Philippe de Poitiers avait dicté lui-même, s’il était destiné à honorer le Saint-Père à travers son frère, définissait aussi la pensée et l’attitude, fort peu traditionnelles, du jeune prince, quant au droit à la noblesse. 
  « Ce ne sont pas les biens de famille, était-il écrit dans ces lettres, ni la richesse de fait, ni les autres attentions de la fortune, qui ont aucun titre dans le concert des qualités morales et des actions méritoires ; ce sont là des choses qu’un certain hasard accorde aux méritants comme aux imméritants, qui arrivent aussi bien aux dignes qu’aux indignes… En revanche chacun s’établit comme fils de ses œuvres et de ses mérites propres, tandis qu’est de nulle importance d’où nous pouvons venir, si tant est que nous sachions même de qui nous venons…» 
  Valois frémissait d’irritation en entendant de telles assertions qu’il jugeait subversives et scandaleuses. Mais le régent n’avait pas fait tant de chemin ni donné au nouveau pape de si grandes marques d’estime pour ne rien obtenir en retour. Entre ces deux hommes que séparait un demi-siècle d’âge… « Vous êtes l’aube, Monseigneur, et je suis le ponant », disait Duèze à Philippe… existaient des affinités certaines et une subtile entente. Jean XXII n’oubliait pas les promesses de Jacques Duèze, ni le régent celles du comte de Poitiers. Aussitôt que le régent aborda la question des bénéfices ecclésiastiques dont les annates, c’est-à-dire la première annuité, devaient revenir au Trésor, le nouveau pape fit apporter les pièces prêtes à la signature. 
  Mais, avant que les sceaux ne fussent apposés, Philippe eut une conversation particulière avec Charles de Valois. 
 — Mon oncle, demanda-t-il, avez-vous à vous plaindre de moi ? 
 — Non, mon neveu, dit l’ex-empereur de Constantinople. 
  Le moyen d’aller répondre à quelqu’un que le seul grief qu’on ait contre lui, c’est son existence !… 
 — Alors, mon oncle, si vous n’avez pas à vous plaindre, pourquoi me desservez-vous ? Je vous avais assuré, quand vous m’avez remis les clés du Trésor, que les comptes ne vous seraient pas demandés, et j’ai tenu parole. Vous, vous m’avez juré hommage et fidélité, mais vous ne tenez point votre foi, mon oncle, car vous soutenez la cause de Robert d’Artois. 
  Valois fit un geste de dénégation. 
 — Vous faites mauvais calcul, poursuivit Philippe, car Robert va vous coûter fort cher. Il est impécunieux ; il ne tire ressources que des revenus que lui sert le Trésor, et que je viens de lui couper. C’est donc à vous qu’il va demander subsides. Où les trouverez-vous, puisque vous n’avez plus les finances du royaume ? Allons, ne vous crêtez point, ne devenez point rouge, ni ne vous laissez aller à des paroles grosses que vous regretteriez, car je veux votre bien. Donnez-moi l’assurance de ne plus aider Robert, et moi, de mon côté, je m’en vais demander au Saint-Père que les annates du Valois et du Maine vous soient versées directement, et non au Trésor.   
  Entre la haine et la cupidité, le cœur du comte de Valois fut un instant déchiré. 
 — À combien s’élèvent ces annales ? demanda-t-il.  
 — De dix à douze mille livres, mon oncle, car il y faut comprendre les bénéfices qui n’ont pas été perçus dans les derniers temps de mon père et pendant tout le règne de Louis. Pour Valois, toujours endetté, ces dix ou douze mille livres à recevoir dans l’année étaient miraculeusement bienvenues. 
  — Vous êtes un bon neveu, qui comprenez mes besoins, répondit-il. Je m’en vais enjoindre à Robert de s’accommoder avec vous, et lui remontrer que, s’il n’y consent, je lui ôterai mon soutien. 
  Philippe rentra par petites étapes, réglant différentes affaires en chemin ; il fit un dernier arrêt à Vincennes, pour porter à Clémence la bénédiction du nouveau pape. 
  — Je suis heureuse, dit la reine, que notre ami Duèze ait pris le nom de Jean, car c’est celui aussi que j’ai choisi pour mon enfant, par ce vœu que je fis, durant la tempête, sur la nef qui m’amena en France. 
  Elle semblait toujours étrangère aux problèmes du pouvoir, et uniquement occupée de ses souvenirs conjugaux ou de ses soucis de maternité. Le séjour de Vincennes convenait à sa santé ; elle avait repris beau visage et connaissait, dans l’embonpoint du septième mois, ce répit que l’on voit parfois vers la fin des grossesses difficiles. 
 — Jean n’est guère un nom de roi pour la France, dit le régent. Nous n’avons jamais eu de Jean. 
 — Mon frère, je vous dis que c’est un serment que j’ai fait. 
 — Alors, nous le respecterons… Si donc vous avez un mâle, il s’appellera Jean Premier… 
  Au palais de la Cité, Philippe trouva sa femme parfaitement heureuse, pouponnant le petit Louis-Philippe qui criait de toute la force de ses huit semaines. Mais la comtesse Mahaut, aussitôt qu’avertie du retour de son gendre, arriva de l’hôtel d’Artois, manches retroussées, les joues en feu, l’œil furieux. 
 — Ah ! On me trahit bien, mon fils, dès que vous n’êtes pas là ! Savez-vous ce qu’est allé manœuvrer en Artois votre gueux de Gaucher ? 
 — Gaucher est connétable, ma mère, et voici peu que vous ne le trouviez pas gueux du tout. Que vous a-t-il donc fait ? 
 — Il m’a donné tort ! cria Mahaut. Il m’a condamnée en tout. Vos envoyés s’entendent comme compères de foire avec mes vassaux ; ils ont pris sur eux de déclarer que je ne rentrerais pas en Artois… vous entendez bien, m’interdire dans mon comté !… avant que ne soit scellée cette mauvaise paix que j’ai refusée à Louis l’autre décembre et ils veulent en plus que je restitue je ne sais quelles tailles que d’après eux j’aurais indûment perçues ! 
 — Tout ceci me paraît équitable. Mes envoyés ont suivi bien fidèlement mes ordres, répondit calmement Philippe. 
  La surprise laissa Mahaut un instant interdite, la bouche entrouverte, les yeux arrondis. Puis elle reprit, criant plus fort : 
 — Équitable de piller mes châteaux, de pendre mes sergents, de ravager mes moissons ! Et ce sont vos ordres donc, de soutenir mes ennemis ? Vos ordres ! Voilà la belle façon dont vous me payez de tout ce que j’ai fait pour vous ! 
  Une grosse veine violette se gonflait sur son front.  
 — Je ne vois pas, ma mère, hormis de m’avoir donné votre fille, répliqua Philippe, que vous ayez tant fait pour moi qu’il me faille léser mes sujets et compromettre à votre profit toute la paix du royaume. 
  Entre la prudence et l’emportement, Mahaut hésita une seconde. Mais le mot employé par son gendre, « mes sujets », qui était parole de roi, la piqua comme un aiguillon ; et le secret qu’elle gardait si savamment depuis dix semaines fut rompu sur ce coup de colère. 
 — Et d’avoir expédié ton frère outre, dit-elle en avançant sur lui, n’est-ce donc rien ? 
  Philippe n’eut pas de sursaut, ni d’exclamation ; sa réaction fut d’aller clore les portes. Il verrouilla les serrures, ôta les clés et les glissa dans sa ceinture. Il n’aimait combattre qu’en arènes fermées. Mahaut fut prise de frayeur, et plus encore quand elle aperçut le visage qu’il avait en revenant vers elle. 
 — C’était donc vous, dit-il à mi-voix, et ce qu’on chuchote dans le royaume est vrai ! 
  Mahaut fit front, selon sa nature qui était d’attaquer. 
 — Et qui vouliez-vous que ce fût, mon beau fils ? À qui croyez-vous donc devoir la grâce d’être régent et de pouvoir un jour, peut-être, vous approprier la couronne ? Allons ! Ne vous donnez point pour si naïf. Votre frère m’avait confisqué l’Artois ; Valois le montait contre moi, et vous, vous étiez à Lyon, à vous occuper du pape… toujours ce pape qui vient en mes affaires comme mars en carême ! Ne faites pas tant le benoît que d’aller me dire que vous regrettez Louis ! Vous n’aviez guère de tendresse pour lui, vous vous sentez bien aise que je vous aie fourni toute chaude sa place, en assaisonnant un peu ses dragées, et sans qu’il en coûte rien à votre conscience. Mais je n’attendais pas, moi, de vous trouver à mon endroit plus mal disposé que lui. 
  Philippe s’était assis, avait croisé ses longues mains, et réfléchissait. « Il fallait bien en arriver là, un jour ou l’autre, pensait Mahaut. Dans un sens c’est peut-être un bien ; je le tiens à présent. » 
 — Jeanne sait ? demanda soudain Philippe. 
 — Elle ne sait rien. 
 — Qui sait, alors, en dehors de vous ? 
 — Béatrice, ma demoiselle de parage. 
 — C’est trop, dit Philippe. 
 — Ah ! ne touchez pas à celle-là ! s’écria Mahaut. Elle a puissante famille ! 
 — Certes, une famille qui vous a fait bien aimer en Artois ! Et hormis cette Béatrice ? Qui vous a fourni… l’assaisonnement, comme vous appelez cela ?  
 — Une magicienne d’Arras que je n’ai jamais vue, mais que Béatrice connaît. J’ai feint de vouloir me débarrasser des cerfs qui infestaient mon parc ; j’ai pris soin d’ailleurs d’en faire crever beaucoup. 
 — Il faudrait rechercher cette femme, dit Philippe.  
 — Comprenez-vous maintenant, reprit Mahaut, que vous ne pouvez point m’abandonner ? Car si l’on croit que vous me laissez sans appui, mes ennemis vont reprendre courage, les calomnies redoubler… 
 — Les médisances, ma mère, les médisances… rectifia Philippe. 
 — … et si l’on m’accuse de ce que vous savez, le poids en retombera sur vous, car on ne manquera pas de dire que je l’ai fait pour votre avantage, ce qui est vrai ; et beaucoup penseront que j’ai agi sur votre ordre même. 
 — Je sais, ma mère, je sais ; je viens déjà de penser à tout cela. 
 — Songez, Philippe, que j’ai risqué le salut de mon âme à cette entreprise. Ne soyez pas ingrat.  
 Philippe eut un ricanement bref, suivi d’un aussi bref éclat de colère. 
 — Ah ! c’en est trop, ma mère ! Allez-vous demander bientôt que je vous vienne baiser les pieds pour avoir empoisonné mon frère ? Si j’avais su que la régence était à ce prix, je ne l’eusse certes pas acceptée ! Je réprouve le meurtre ; il n’est jamais besoin de tuer pour venir à ses fins ; c’est là moyen de mauvaise politique, et je vous ordonne, aussi longtemps que je serai votre suzerain, de n’en plus user. 
  Un moment, il eut la tentation de l’honnêteté. Réunir le Conseil des Pairs, dénoncer le crime, demander le châtiment… Mahaut, qui le devina agité de ces pensées, passa de pénibles instants. Mais Philippe ne s’abandonnait guère à ses impulsions, même vertueuses. Agir comme il l’imaginait, c’était jeter le discrédit sur sa femme et sur lui-même. Et de quelles accusations Mahaut, pour se défendre, ou pour perdre avec elle qui ne l’aurait pas défendue, ne serait-elle capable ? Les querelles renaîtraient forcément autour des règlements de régence. Philippe avait déjà trop fait pour le royaume, et trop rêvé à ce qu’il fallait faire, pour courir le risque d’être privé du pouvoir. Son frère Louis, à tout prendre, avait été un mauvais roi, et, de surcroît, un assassin… Peut-être était-ce la volonté de la Providence que de punir le meurtrier par le meurtre, et de remettre la France en meilleures mains. 
 — Dieu vous jugera, ma mère, Dieu vous jugera, dit-il. Je voudrais éviter seulement que les flammes de l’enfer ne commencent, à cause de vous, de nous lécher tous en notre vivant. Il me faut donc payer les dettes de votre crime, et ne pouvant vous mettre en geôle, je suis forcé, en effet, de vous soutenir… Votre machination était bien combinée. Messire Gaucher recevra dès après-demain d’autres instructions. Je ne vous cache pas qu’elles me pèsent. 
  Mahaut voulut l’embrasser. Il la repoussa. 
 — Mais sachez bien, reprit-il, que désormais mes plats seront goûtés trois fois et qu’à la première douleur d’estomac qui me point un peu, vos heures à vivre seront petitement comptées. Priez donc pour ma santé. 
  Mahaut baissa le front. 
 — Je vous servirai tant, mon fils, dit-elle, que vous finirez par me rendre votre amour. 

Demain "La loi des mâles" 2ème partie ch. 4 "Puisqu'il faut nous résoudre à la guerre" 




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