vendredi 22 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - 3ème partie - ch.4 - Mes sires voyez le roi

 


IV 
MES SIRES, VOYEZ LE ROI
  
  Les barons avaient peine à tenir tous dans la grand-salle ; ils parlaient, toussaient, remuaient les pieds et commençaient à s’impatienter d’une longue station debout. Les escortes avaient envahi les couloirs pour profiter du spectacle ; des grappes de têtes s’aggloméraient aux issues. Le sénéchal de Joinville, qu’on n’avait fait lever qu’à la dernière minute afin de ménager ses forces, se tenait à la porte de la chambre du roi, en compagnie de Bouville. 
 — C’est vous qui annoncerez, messire sénéchal, dit celui-ci. Vous êtes le plus ancien compagnon de Saint Louis ; c’est à vous que revient l’honneur. 
  Malade d’anxiété, la face ruisselante, Bouville pensait : « Moi, je ne pourrais pas… je ne pourrais pas faire l’annonce. Ma voix me trahirait. » Il vit apparaître, au bout du couloir ombreux, la comtesse Mahaut, gigantesque, grandie encore par sa couronne et son lourd manteau d’apparat. Jamais Mahaut d’Artois ne lui avait semblé si haute, si terrifiante. Il se jeta dans la chambre et dit à sa femme : 
 — Voici le moment. Madame de Bouville se porta au-devant de la comtesse, dont le pas solide sonnait sur les dalles, et lui remit le léger fardeau. 
  Le lieu était sombre ; Mahaut ne regarda pas l’enfant de bien près. Elle trouva simplement qu’il avait pris du poids depuis le jour de son baptême. 
 — Eh ! notre petit roi profite, dit-elle. Je vous en complimente, ma mie. 
 — C’est que nous le veillons fort, Madame ; nous ne voulons point encourir les reproches de sa marraine, répondit madame de Bouville de sa meilleure voix. 
 « Assurément il était temps, pensa Mahaut ; il se porte trop bien. » 
  La lumière qui tombait d’une embrasure lui montra le visage de l’ancien chambellan. 
 — Qu’avez-vous à suer si fort, messire Hugues ? dit-elle. Ce n’est pourtant point jour de chaleur. 
 — Ce sont ces feux que j’ai fait allumer… Messire le régent ne m’a guère donné de temps pour tout préparer. 
  Ils s’affrontèrent du regard, chacun connaissant là un désagréable instant. 
 — Marchons donc, dit Mahaut, et faites-moi le chemin. 
  Bouville offrit son bras au vieux sénéchal, et les deux curateurs se dirigèrent, lentement, vers la grand-salle. Mahaut les suivait à quelques pas. C’était le moment favorable entre tous et qu’elle risquait de ne plus retrouver. L’allure à laquelle avançait le sénéchal lui permettait de prendre son temps. Certes il y avait des écuyers et des dames de parage collés le long des murs et qui tous avaient, dans la pénombre, le regard dirigé vers l’enfant ; mais qui s’apercevait d’un geste aussi bref et aussi naturel ? 
 — Allons ! Présentons-nous bien, dit Mahaut au bébé couronné qu’elle tenait au creux du bras. Faisons honneur au royaume, et ne bavons point. 
  Elle sortit son mouchoir de son aumônière et essuya rapidement les petites lèvres mouillées. Bouville avait tourné la tête ; mais le geste était déjà accompli, et Mahaut, dissimulant le mouchoir au creux de sa main, feignit d’arranger le manteau de l’enfant. 
 — Nous sommes prêts, dit-elle. 
  Les portes de la salle s’écartèrent et le silence se fit. Mais le sénéchal ne voyait pas la foule des visages devant lui. 
 — Annoncez, messire, annoncez, dit Bouville. 
 — Que dois-je annoncer ? demanda Joinville. 
 — Le roi, voyons, le roi ! 
 — Le roi… murmura Joinville. C’est le cinquième que je vais servir, savez-vous ! 
 — Certes, certes, mais annoncez, répéta Bouville nerveux. 
  Mahaut, derrière eux, essuyait une seconde fois, pour plus de sûreté, la bouche du bébé. Le sire de Joinville, s’étant éclairci la gorge par quelques raclements, se décida enfin à prononcer d’une voix grave, assez nette : 
 — Mes sires, voyez le roi ! Voyez le roi, mes sires !  
 — Vive le roi ! répondirent les barons, délivrant le cri qu’ils retenaient depuis l’enterrement du Hutin. 
  Mahaut alla droit au régent et aux membres de la famille royale rassemblés autour de lui. 
 — Mais il est gaillard… il est rose… il est gras, disaient les barons au passage. 
 — Que nous chantait-on qu’il était chétif et ne pouvait point vivre ? murmura Charles de Valois à son fils Philippe. 
 — Allons ! La race de France est toujours bien vaillante, dit Charles de La Marche pour imiter son oncle. 
  L’enfant du Lombard se comportait bien, trop bien même au gré de Mahaut. « Ne pourrait-il pas crier, se tordre un peu ? » pensait-elle. Et sournoisement, elle cherchait à le pincer au travers du manteau. Mais les langes étaient épais, et l’enfant ne faisait entendre qu’un petit gargouillement assez joyeux. Le spectacle offert à ses yeux bleus fraîchement ouverts semblait lui plaire. « Le petit gueux ! Il va chanter, dans une minute. Il chantera moins cette nuit… À moins que la poudre de Béatrice ne soit éventée…» 
  Des cris s’élevèrent dans le fond de la salle : — Nous ne le voyons point ; nous le voulons admirer ! 
 — Tenez, Philippe, dit Mahaut à son gendre en lui tendant le bébé ; vous avez le bras plus long que le mien, montrez le roi à ses vassaux. 
  Le régent prit le petit Jean par le torse, l’éleva au-dessus de sa tête pour que chacun pût à loisir le contempler. Soudain Philippe sentit couler sur ses mains un liquide gluant et chaud. L’enfant, saisi de hoquets, vomissait le lait qu’il avait sucé la demi-heure d’avant, mais un lait devenu verdâtre et mêlé de bile ; son visage se colora de la même manière, puis très vite vira à une teinte foncée, indéfinissable, inquiétante, tandis qu’il tordait le cou en arrière. 
  Une vaste exclamation d’angoisse et de désappointement s’éleva de la foule des barons. 
 — Seigneur, Seigneur, s’écria Mahaut, les convulsions le ressaisissent ! 
 — Reprenez-le, dit vivement Philippe en lui remettant l’enfant dans les bras comme un paquet dangereux. 
 — Je le savais ! lança une voix. 
  C’était Bouville. Il était pourpre, et son regard allait avec colère de la comtesse au régent. 
 — Oui, vous aviez raison, Bouville, dit ce dernier ; il était trop tôt pour présenter cet enfant malade. 
 — Je le savais… répéta Bouville. 
  Mais sa femme le tira vivement par la manche pour lui éviter une irréparable sottise. Leurs yeux se rencontrèrent et Bouville se calma : « Qu’allais-je faire ? Je suis fou, pensa-t-il. Nous avons le vrai. »   
  Mais s’il avait tout agencé pour détourner le crime sur une autre tête, il n’avait rien prévu pour le cas où le crime serait vraiment commis. Mahaut, elle aussi, était prise de vitesse. Elle n’attendait pas du poison une action à ce point immédiate. Elle prononçait des paroles qui se voulaient rassurantes : 
 — Apaisez-vous, apaisez-vous ! L’autre jour aussi nous avons cru qu’il allait passer ; et puis, vous voyez, il est bien revenu. C’est mal d’enfant qui fait peur à voir mais qui ne dure point. La ventrière ! Qu’on aille quérir la ventrière, ajouta-t-elle prenant tous les risques pour prouver sa bonne foi. 
  Le régent tenait ses mains souillées écartées du corps ; il les regardait avec crainte et dégoût, et n’osait plus toucher à rien. Le bébé était bleuâtre et suffoquait. Dans le désordre et l’affolement qui suivirent, personne ne sut très bien ce qu’il faisait, ni comment les choses s’étaient passées. 
  Madame de Bouville s’élança vers la chambre de la reine, mais presque arrivée s’arrêta brusquement en pensant : « Si j’appelle la ventrière, elle verra bien, elle, que l’enfant a été changé, et qu’il n’a pas la marque des fers. Surtout, surtout, qu’on ne lui ôte pas le bonnet ! » Elle revint en courant, tandis que l’assistance refluait déjà vers la chambre du roi. 
  Le service d’aucune ventrière n’était plus nécessaire à l’enfant. Toujours enveloppé du manteau fleurdelisé, sa couronne de poupée inclinée sur la tempe, il gisait, lèvres sombres, langes souillés et viscères rompus, au milieu de l’immense lit couvert de soie. Le bébé qu’on venait de présenter à tous comme le roi de France avait cessé de vivre.

Demain ‘’La loi des mâles’’ 3ème partie ch 5 ‘’Un lombard à Saint Denis’’.

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