vendredi 23 février 2018

Légendes de la mort bretonne - Le pendu - II



Quand, à l'aube du lendemain, Fulupik se trouva au


rendez-vous, ce fut pour voir le corps de son ami se

balancer entre terre et ciel. En ce temps-là, pour rien au

monde on ne se fût permis de toucher à un homme qui

s'était volontairement donné la mort. Fidupik Ann Dû,

fort marri, descendit dans la plaine raconter le malheur

qui était arrivé. Lorsqu'il dit la chose chez les Omnès,

Marguerite se mit à pleurer abondamment. — Ah ! s'écria

le jeune homme, c'est lui que vous aimiez ! - — Tu fais

erreur, camarade, répondit Omnès le vieux, qui fumait sa

pipe dans l'âtre. Margaï- dik, dans l'après-midi d'hier, a

annoncé à Kadô Vraz que, quelque amitié qu'elle eût pour

lui, c'était toi qu'elle épouserait. Ge fut un grand baume

pour le cœur de Fulupik Ann Dû. Séance tenante, le jour

des noces fut fixé. Par exemple, il fut convenu qu'on ne

danserait pas, et qu'il y aurait simplement un repas à

l'auberge, à cause de la triste mort de Kadô Vraz, La

semaine d'après, le fiancé se mit en route, accompagné

d'un autre jeune homme, pour faire la « tournée

d'invitations ». Gomme ils passaient au pied de la Lande-

Haute, le soir, Fulupik se frappa le front tout à coup. —^
J'ai juré à Kadô Vràz que je n'aurais pas à mon mariage

d'autre garçon d'honneur que lui. Il faut que je l'invite.

C'est une formalité super flue, je le sais. Du moins aurai-

je tenu mon ser- ment. Il y va de mon salut dans l'autre

monde. Et il se mit à gravir la pente. Le cadavre, déjà

très endommagé, du pendu oscillait toujours au bout de la

corde. A l'approche de Fulupik, des nuées de corbeaux

s'envolèrent. — Kadô, dit-il, je me marie mercredi matin.

Je t'avais juré de te prendre pour garçon d'honneur. Je

viens t'inviter, afm que tu saches que je suis fidèle à ma

parole. Ton couvert sera mis, à l'auberge du Soleil levant.

Cela dit, Fulupik rejoignit son compagnon qui l'attendait à

quelque distance, et les corbeaux, un moment

effarouchés, achevèrent de dépecer en paix les restes

mortels de Kadô Vraz. Fulupik eût encore volontiers

invité son fdleul, mais le pauvre petit être était mort

dans l'intervalle... Le jour de la noce arriva. Le nouveau

marié, tout à son bonheur, n'avait d'yeux que pour sa

jeune femme qui, sous sa coiffe de fme dentelle, était, il

faut l'avouer, la plus jolie fille qu'on pût voir. Certes,

Fulupik ne pensait plus à Kadô. Au reste, n'avait-il pas

mis sa conscience en règle de ce côté-là ? Donc, la fête

allait bon train. Les mets étaient succulents. Le cidre

dans les verres avait une belle couleur d'or jaune. Les

invités commençaient à bavarder bruyamment. Déjà on

portait les santés et Fulupik s'apprêtait à répondre à ses

hôtes, quand tout à coup, en face de lui, il vit se lever un

bras de squelette, tandis qu'une voix sinistre ricanait : —

A mon meilleur ami ! Horreur ! à la place qui lui avait été

réservée, le fantôme de Kadô Vraz était assis. Le marié

devint pâle. Son verre lui tomba des mains et se brisa sur

la nappe en mille morceaux. Margaïdik, la jeune épousée,

était, elle aussi, plus blanche que cire. Un silence pénible

se fit dans toute la salle. L'aubergiste, surpris de voir

qu'on ne mangeait ni ne buvait plus, bougonna d'un ton

mé- content : — Libre à vous ! Mais les choses sont

préparées. Ce qui n'aura pas été consommé sera payé

tout de même. Personne ne répondit mot. Seul, Kadô

Vraz, s'étant levé, dit en s'adressant à Fulupik Ann Dû :

D'où vient que je parais être de trop ici ? Ne m*as-tu

pas invité ? Ne suis-je pas ton garçon d'honneur ? Et,

comme Fulupik gardait le silence, le nez dans son assiette

: — Je n'ai rien à faire avec ceux qui sont ici, continua le

mort. Je ne veux pas gâter leur plaisir plus longtemps. Je

m'en vais. Mais toi, Fulupik, j'ai le droit de te demander

raison. Je te donne de nouveau rendez-vous à la Lande-

Haute, pour cette nuit, à la douzième heure. Sois exact.

Si tu manques, je ne te manquerai pas La seconde

d'après, le squelette avait disparu. Son départ soulagea

l'assistance, mais la noce finit tout de même tristement.

Les invités se reti- rèrent au plus vite. Fulupik resta seul

avec sa jeune femme. Il ne s'en réjouit nullement ;

comme on dit, il avait des puces dans les bras. — Gaïdik,

prononça-t-il, tu as entendu l'ombre de Kadô Vraz. Que

me conseilles-tu de faire ? Elle pencha la tête et

répondit, après réflexion : — C'est un vilain moment à

passer. Mais mieux vaut savoir tout de suite à quoi s'en

tenir. Va au rendez-vous, Fulupik, et que Dieu te conduise

! Le marié embrassa longuement sa « femme neuve », et,

comme l'heure était avancée, s'en alla, dans la claire nuit.

Il faisait lune blanche. Fulupik Ann Dû marchait, le cœur

navré, l'âme pleine d'un pressentiment sinistre. Il

pensait : « C'est pour la dernière fois que je parcours ce

chemin. Avant qu'il soit longtemps, Marguerite Omnès se

remariera, veuve et vierge ». Il s'a- bandonnait de la

sorte à de pénibles songeries, lorsque, arrivé au pied de

la Lande-Haute, il se trouva nez à nez avec un cavalier

vêtu de blanc. — Bonsoir, Fulupik ! dit le cavalier. — A

vous de même, repartit le jeune homme, quoique je ne

vous connaisse pas aussi bien que je suis connu de vous

Ne VOUS étonnez pas si je sais votre nom. Je pourrais

vous dire encore où vous allez. — Décidément, c'est que

sur toutes choses vous en savez plus long que moi. Car je

vais je ne sais où. — Voiîs allez, en tout cas, au rendez-

vous que vous a donné Kadô Vraz. Montez en croupe. Ma

bête est solide. Elle portera sans peine double faix. Et au

rendez-vous où vous allez, il vaut mieux être à deux que

seul. Tout ceci paraissait bien étrange à Fulupik Ann Dû.

Mais il avait la tête si perdue ! Et puis, le cavalier parlait

d'une voix si tendre ! Il se laissa persuader, sauta sur le

cheval, et, pour s'y maintenir, saisit l'inconnu à bras le

corps. En un clin d'œil, ils furent au sommet de la colline.

Devant eux la potence se découpait en noir sur le ciel

couleur d'argent, et le cadavre du pendu, qui n'était plus

qu'un squelette, se balançait au vent léger de la nuit. —

Descends maintenant, dit à Fulupik le cavalier tout de

blanc vêtu. Va sans peur au squelette de Kadô Vraz, et

touche-lui le pied droit avec ta main droite, en lui disant :

« Kadô, tu m'as appelé, je suis venu. Parle, s'il te plaît.

Que veux-tu de moi ? » Fulupik fit ce qui lui venait d'être

commandé, et proféra les paroles sacramentelles. Le

squelette de Kadô Vraz se mit aussitôt à gigoter avec un

bruit d'ossements qui s'entrechoquent, et une voix

sépulcrale hurla :


Je donne ma malédiction à celui qui t'a en- seigné (1).

Si tu ne l'avais trouvé sur ta route, je serais à cette

heure sur le sentier du Paradis, et tu aurais pris ma place

à ce gibet ! Fulupik s'en retourna sain et sauf vers le

cavalier, et lui rapporta l'imprécation de Kadô Vraz. —

C'est bien, répondit l'homme blanc. Remonte à cheval. Ils

dévalèrent la pente au galop. — C'est ici que je t'ai

rencontré, reprit l'in- connu, ici je te laisse. Va rejoindre

ton épousée. Vis avec elle en bonne intelligence, et ne

refuse jamais ton aide aux pauvres gens qui recourront à

toi. Je suis l'enfant que tu as tenu sur les fonts

baptismaux. Tu vois qu'avec un bâtard le bon Dieu peut

faire un ange. Tu me rendis un grand service en

consentant à être mon parrain, au refus de trois

personnes. Je viens de te rendre un service égal. Nous

sommes quittes. Au revoir, dans les gloires célestes

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