samedi 24 février 2018

Incipit 46 - Michel Déon - Les poneys sauvages


J’ai rencontré Georges Saval dans le train qui nous conduisait de

Londres à Cambridge, l’automne 1937. Nous nous connaissions de

vue sans nous être jamais parlé : même âge à Janson-de-Sailly,

mais des classes différentes. Je me souviens d’un garçon assez

lymphatique qui jouait mal au football et nageait bien. Vers seize

ans, après des vacances en Angleterre, il revint transformé,

étoffé, ayant perdu ses joues rondes d’adolescent et gagné des

muscles. Il boxait déjà et le prévôt le considérait comme un de

ses espoirs pour les championnats universitaires. C’est tout ce

que je savais de lui et il ne devait pas en savoir beaucoup plus de

moi. Le hasard nous réunissait cet automne-là et, après nous

être évités sur le bateau, nous nous parlâmes dans le vieux

compartiment tendu d’un hideux velours rouge. Deux Anglais

caricaturaux étaient montés avec nous, aimables d’abord, puis

silencieux et l’air buté quand ils comprirent que nous étions

français. Saval me plut. On devinait vite en lui une franchise

désabusée qui le faisait paraître plus mûr que son âge. À part

une légère fente de l’arcade gauche — un trait blanc que

recouvrait imparfaitement le sourcil noir et arqué —, la boxe ne

l’avait pas marqué. Ce fut notre premier sujet de conversation.

Il m’avoua tout de suite détester les coups. Il aimait la rigueur

de l’entraînement, les esquives, les feintes, une certaine façon

de jauger un adversaire et de le contrer. En fait, c’était un

garçon dépourvu de toute agressivité au physique comme au

moral, calme, intelligent et, bien plus encore, humain,

respectable et respectueux, un de ces êtres dont on se dit : «

Où est le défaut ? Les apparences sont trop en sa faveur. Il y a

quelque chose qui n’apparaîtra jamais s’il montre assez de

volonté, mais quelque chose est là ! »

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