jeudi 22 février 2018

Légendes de la mort bretonne - Le pendu - I


C'étaient deux jeunes hommes. L'un s'appelait Kadô Vraz, 

l'autre Fulupik Ann Dû. Tous deux étaient de la même 

paroisse, s'étaient assis,au catéchisme, sur le même banc, 

avaient fait ensemble leurs premières Pâques, et, depuis 

lors, ils étaient restés les meilleurs amis du monde. 

Lorsqu'aux pardons on voyait paraître l'un d'eux, les 

jeunes filles se poussaient du coude et chuchotaient en 

riant :

Parions que l'autre n'est pas loin !

Il eût fallu marcher longtemps avant de trouver une 

amitié plus parfaite que la leur. Ils s'étaient juré que le 

premier d'entre eux qui se marierait prendrait l'autre 

pour « garçon de noce ».

Damné sois-je, avait dit chacun d'eux, si je ne suis pas 

de parole !

Le temps vint qu'ils tombèrent amoureux, et le malheur 

voulut que ce fût de la même héritière. Leur amitié 

toutefois n'en souffrit point dans les débuts. Ils firent 

leur cour loyalement à la belle Marguerite Omnès, ne 

médisant jamais l'un de l'autre, fréquentant même de 

compagnie chez Omnès le vieux et se portant des santés 

réciproques avec les pleines écuellées de cidre que 

Margaïdik leuf versait.


Choisis de nous celui qui te plaira le plus, disaient-ils à la

jeune fille. Tu feras un heureux, sans faire un mauvais

jaloux.

Marguerite ne laissait pas que d'être fort embarrassée, 

en dépit de toutes ces belles assurances. Elle dut 

pourtant se décider. Un jour que Kadô Vraz vint seul, elle 

le fit asseoir à la table de la cuisine, et, s'installant en 

face de lui, elle lui dit :

Kadô, j'ai pour vous une grande estime et une franche 

amitié. Vous serez toujours le bienvenu dans ma maison ; 

mais, ne vous en déplaise, nous ne serons jamais mari et 

femme.

Ah ! répondit-il un peu interloqué, c'est donc de Fulupik 

que vous avez fait choix... Je ne vous en veux pas, ni à lui 

non plus !

Il tâchait de faire bonne contenance, s'efforçait de 

dissimuler son émotion, mais le coup était inattendu et le 

frappait en plein cœur. Après quelques paroles banales, il 

partit, en vacillant comme un homme ivre, bien qu'il eût à 

peine porté les lèvres au verre que Marguerite lui avait 

rempli. Quand il fut sorti de la cour des Omnès et qu'il se 

trouva seul avec son infortune dans le chemin creux qui 

menait à sa demeure, il se mit à sangloter comme un 

enfant à qui l'on a fait mal. Il se dit : « A quoi bon vivre, 

désormais ? » Et il résolut de mourir. Auparavant 

toutefois, il voulut serrer la main de Fulupik Ann Dû et 

être le premier à lui annoncer son bonheur. Au lieu de 

continuer vers Kerbérennès, qui était sa maison familiale, 

il prit donc un sentier à gauche pour aller à Kervas où 

habitait Fulupik. La vieille Ann Dû épluchait des pommes 

de terre pour le repas du soir. Elle fut étonnée de la mine 

si pâle, si douloureuse de Kadô Vraz.

Qu'as-tu ? lui demanda-t-elle. Tu es blanc comme un 

linge.

C'est que vous me voyez à la brume de nuit, gentille 

marraine. Je suis venu m'informer de ce que Fulupik 

compte faire demain dimanche.

En vérité, je ne saurais te le dire. Imagine toi que 

Fulupik tient à cette heure un nouveau né sur les fonts 

baptismaux ! Oui. C'est encore cette fille Nanès qui est 

accouchée d'un enfant bâtard. On est allé frapper à trois 

portes pour trouver un parrain. En désespoir de cause, on 

s'est adressé à Fulupik, qui a accepté. J'étais d'avis qu'il 

refusât comme les trois autres, mais c'est un entêté qui 

ne veut rien entendre. J'ai eu beau lui objecter qu'auprès 

des mauvaises langues il risquait de passer pour le père de 

l'enfant, il s'est tout de même habillé et il est parti au 

bourg. Il jurait même en partant qu'il ferait sonner les 

cloches.


La vieille n'avait pas fini de parler qu'une sonnerie joyeuse

retentissait au loin.

Quand je vous le disais !... s'écria Mon Ann Dû, en 

prêtant l'oreille .

Elle reprit :

Mon fils est un écervelé. Tu devrais le morigéner, Kadô. 

Tu es plus sérieux que lui, toi. Je tremble souvent que son 

étourderie ne lui porte malheur.

 — Soyez tranquille, répondit Kadô Vraz ; je vous affirme, 

au contraire, qu'il a dû naître sous une bonne étoile. Et, 

souhaitant le bonsoir, il tourna les talons. Sur le seuil, il 

fit halte, un instant.

Bonne marraine, dit-il, priez donc Fulupik de me venir 

joindre demain, dès l'aube, au carrefour de la Lande-

Haute.

La Lande-Haute est un dos de colline, semé d'herbe 

maigre et planté de quelques ajoncs, où paissent des 

vaches de pauvres. Deux chemins,deux sentiers plutôt s'y 

croisent au pied d'un calvaire. C'est à ce calvaire que se 

rendit Kadô Vraz. Il avait d'abord été chez lui prendre un 

licol, sous prétexte de ramener des champs la jument 

grise. Il attacha ce licol à l'une des branches de la croix 

et se pendit.


Suite et fin demain

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