lundi 14 octobre 2019

Le lis et le lion - Epilogue - Jean 1er l'inconnu - ch 4 - Le roi posthume


IV  
LE ROI POSTHUME 


  Et Giovanni di Francia rentra à Sienne, y reprit son commerce de banque et de laines, et pendant deux ans se tint coi. Simplement, il se regardait souvent dans les miroirs. Il ne s’endormait pas sans penser qu’il était le fils de la reine Clémence de Hongrie, le parent des souverains de Naples, l’arrière-petit-fils de Saint Louis. Mais il n’avait pas une immense audace de cœur ; on ne sort pas brusquement de Sienne, à quarante ans, pour crier : « Je suis le roi de France », sans risquer d’être pris pour un fou. 
  L’assassinat de Cola de Rienzi, son protecteur de trois jours, l’avait fait sérieusement réfléchir. Et d’abord, qui seraitil allé trouver ? Toutefois il n’avait pas gardé la chose si secrète qu’il n’en eût parlé un peu à son épouse Francesca, curieuse comme toutes les femmes, à son ami Guidarelli, curieux comme tous les notaires, et surtout Fra Bartolomeo, de l’ordre des Frères Prêcheurs, curieux comme tous les confesseurs. 
  Fra Bartolomeo était un moine italien, enthousiaste et bavard, qui se voyait déjà chapelain de roi. Giannino lui avait montré les pièces remises par Rienzi ; il commença d’en parler dans la ville. Et les Siennois bientôt de se chuchoter ce miracle : le légitime roi de France était parmi leurs concitoyens ! On s’attroupait devant le palazzo Tolomei ; quand on venait commander des laines à Giannino, on se courbait très bas ; on était honoré de lui signer une traite ; on se le désignait lorsqu’il marchait dans les petites rues. Les voyageurs de commerce qui avaient été en France assuraient qu’il avait tout à fait le visage des princes de là-bas, blond, les joues larges, les sourcils un peu écartés. 
  Et voilà les marchands siennois dispersant la nouvelle auprès de leurs correspondants en tous comptoirs italiens d’Europe. Et voilà qu’on découvre que les Frères Jourdain et Antoine, les deux Augustins que chacun croyait morts, tant ils se présentaient dans leurs relations écrites comme vieux ou malades, étaient toujours bien vivants, et même s’apprêtaient à partir pour la Terre sainte. Et voilà que ces deux moines écrivent au Conseil de la République de Sienne, pour confirmer toutes leurs déclarations antérieures ; et même le Frère Jourdain écrit à Giannino, lui parlant des malheurs de la France et l’exhortant à prendre bon courage ! 
  Les malheurs en effet étaient grands. Le roi Jean II, « le faux roi » disaient maintenant les Siennois, avait donné toute la mesure de son génie dans une grande bataille qui s’était livrée à l’ouest de son royaume, du côté de Poitiers. Parce que son père Philippe VI s’était fait battre à Crécy par des troupes de pied, Jean II, le jour de Poitiers, avait décidé de mettre à terre ses chevaliers, mais sans leur laisser ôter leurs armures, et de les faire marcher ainsi contre un ennemi qui les attendait en haut d’une colline. On les avait découpés dans leurs cuirasses comme des homards crus. 
  Le fils aîné du roi, le dauphin Charles, qui commandait un corps de bataille, s’était éloigné du combat, sur l’ordre de son père assurait-on, mais avec bien de l’empressement à exécuter cet ordre. On racontait aussi que le dauphin avait les mains qui gonflaient et qu’à cause de cela il ne pouvait tenir longtemps une épée. Sa prudence, en tout cas, avait sauvé quelques chevaliers à la France, tandis que Jean II, isolé avec son dernier fils Philippe qui lui criait : « Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! » alors qu’il avait à se garder d’une armée entière, finissait par se rendre à un chevalier picard passé au service des Anglais. 
  À présent le roi Valois était prisonnier du roi Édouard III. N’avançait-on pas, comme prix de sa rançon, le chiffre fabuleux d’un million de florins ? Ah ! il ne fallait pas compter sur les banquiers siennois pour y contribuer. 
  On commentait toutes ces nouvelles, avec beaucoup d’animation, un matin d’octobre 1356, devant le Municipio de Sienne, sur la belle place en amphithéâtre bordée de palais ocres et roses ; on en discutait, en faisant de grands gestes qui effarouchaient les pigeons, lorsque soudain Fra Bartolomeo s’avança dans sa robe blanche vers le groupe le plus nombreux, et, justifiant sa renommée de Frère Prêcheur, commença de parler comme s’il eût été en chaire. 
  — On va voir enfin ce qu’est ce roi prisonnier et quels sont ses titres à la couronne de Saint Louis ! Le moment de la justice est arrivé ; les calamités qui s’appesantissent sur la France depuis vingt-cinq années ne sont que le châtiment d’une infamie, et Jean de Valois n’est qu’un usurpateur… 
  Usurpatore, usurpatore ! hurlait Fra Bartolomeo devant la foule qui grossissait. Il n’a aucun droit au trône qu’il occupe. Le véritable, le légitime roi de France, c’est à Sienne qu’il se trouve et tout le monde le connaît : on l’appelle Giannino Baglioni… 
  Son doigt indiquait par-dessus les toits la direction du palais Tolomei. 
  — … on le croit le fils de Guccio, fils de Mino ; mais en vérité il est né en France, du roi Louis et de la reine Clémence de Hongrie. 
  La ville fut mise par ce prêche dans un tel émoi que le Conseil de la République se réunit sur l’heure au Municipio, demanda à Fra Bartolomeo d’apporter les pièces, les examina, et, après une grande délibération, décida de reconnaître Giannino comme roi de France. On allait l’aider à recouvrer son royaume ; on allait nommer un conseil de six d’entre les citoyens les plus avisés et les plus riches pour veiller à ses intérêts, et informer le pape, l’Empereur, les souverains, le Parlement de Paris, qu’il existait un fils de Louis X, honteusement dépossédé mais indiscutable, qui revendiquait son héritage. 
  Et tout d’abord on lui vota une garde d’honneur et une pension. Giannino, effrayé de cette agitation, commença par tout refuser. Mais le Conseil insistait ; le Conseil brandissait devant lui ses propres documents et exigeait qu’il fût convaincu. Il finit par raconter ses entrevues avec Cola de Rienzi, dont la mort continuait de l’obséder, et alors l’enthousiasme ne connut pas de limites ; les plus nobles des jeunes Siennois se disputaient l’honneur d’être de sa garde ; on se serait presque battu entre quartiers, comme le jour du Palio. 
  Cet empressement dura un petit mois, pendant lequel Giannino parcourut sa ville avec un train de prince. Son épouse ne savait trop quelle attitude adopter et se demandait si, simple bourgeoise, elle pourrait être ointe à Reims. Quant aux enfants, ils étaient habillés toute la semaine de leurs vêtements de fête. L’aîné du premier mariage, Gabriele, devrait-il être considéré comme l’héritier du trône ? Gabriele Primo, roi de France… cela sonnait étrangement. Ou bien… et la pauvre Francesca Agazzano en tremblait… le pape ne serait-il pas forcé d’annuler un mariage si peu en rapport avec l’auguste personne de l’époux, afin de permettre que celui-ci contractât une nouvelle union avec une fille de roi ? 
  Négociants et banquiers furent vite calmés par leurs correspondants. Les affaires n’étaient-elles pas assez mauvaises en France, qu’il fallût y faire surgir un roi de plus ? Les Bardi de Florence se moquaient bien de ce que le légitime souverain fût siennois ! La France avait déjà un roi Valois, prisonnier à Londres où il menait une captivité dorée, en l’hôtel de Savoie sur la Tamise, et se consolait, en compagnie de jeunes écuyers, de l’assassinat de son cher La Cerda. 
  La France avait également un roi anglais qui commandait à la plus grande part du pays. Et maintenant le nouveau roi de Navarre, petit-fils de Marguerite de Bourgogne, qu’on appelait Charles le Mauvais, revendiquait lui aussi le trône. Et tous étaient endettés auprès des banques italiennes… Ah ! les Siennois étaient bien venus d’aller soutenir les prétentions de leur Giannino ! 
  Le Conseil de la République n’envoya aucune lettre aux souverains, aucun ambassadeur au pape, aucune représentation au Parlement de Paris. Et l’on retira bientôt à Giannino sa pension et sa garde d’honneur. 
  Mais c’était lui, maintenant, entraîné presque contre son gré dans cette aventure, qui voulait la poursuivre. Il y allait de son honneur, et l’ambition, tardivement, le tourmentait. Il n’admettait plus qu’on tînt pour rien qu’il eût été reçu au Capitole, qu’il eût dormi au Château Saint-Ange et marché sur Rome en compagnie d’un cardinal. Il s’était promené un mois avec une escorte de prince, et ne pouvait supporter qu’on chuchotât, le dimanche, quand il entrait au Duomo dont on venait d’achever la belle façade noire et blanche : « Vous savez, c’est lui qui se disait héritier de France ! » 
  Puisqu’on avait décidé qu’il était roi, il continuerait de l’être. Et, tout seul, il écrivit au pape Innocent VI, qui avait succédé en 1352 à Pierre Roger ; il écrivit au roi d’Angleterre, au roi de Navarre, au roi de Hongrie, leur envoyant copie de ses documents et leur demandant d’être rétabli dans ses droits. 
  L’entreprise en fût peut-être restée là si Louis de Hongrie, seul de tout le parentage, n’eût répondu. Il était neveu direct de la reine Clémence ; dans sa lettre il donnait à Giannino le titre de roi et le félicitait de sa naissance ! 
  Alors, le 2 octobre 1357, trois ans jour pour jour après sa première entrevue avec Cola de Rienzi, Giannino, emportant avec lui tout son dossier, ainsi que deux cent cinquante écus d’or et deux mille six cents ducats cousus dans ses vêtements, partit pour Bude, pour demander protection à ce cousin lointain qui acceptait de le reconnaître. Il était accompagné de quatre écuyers fidèles à sa fortune. 
  Mais quand il arriva à Bude, deux mois plus tard, Louis de Hongrie ne s’y trouvait pas. Tout l’hiver, Giannino attendit, dépensant ses ducats. Il découvrit là un Siennois, Francesco del Contado, qui était devenu évêque. 
  Enfin, au mois de mars, le cousin de Hongrie rentra dans sa capitale, mais ne reçut pas Giovanni di Francia. Il le fit interroger par plusieurs de ses seigneurs qui se déclarèrent d’abord convaincus de sa légitimité, puis, huit jours plus tard, faisant volte-face, affirmèrent que ses prétentions n’étaient qu’imposture. Giannino protesta ; il refusait de quitter la Hongrie. Il se constitua un conseil, présidé par l’évêque siennois ; il parvint même à recruter, parmi l’imaginative noblesse hongroise toujours prête aux aventures, cinquante-six gentilshommes qui s’engagèrent à le suivre avec mille cavaliers et quatre mille archers, poussant leur aveugle générosité jusqu’à offrir de le servir à leurs frais aussi longtemps qu’il ne serait pas en état de les récompenser. 
  Encore leur fallait-il, pour s’équiper et partir, l’autorisation du roi de Hongrie. Celui-ci, qui se faisait nommer « le Grand », mais ne paraissait pas briller par la rigueur de jugement, voulut réexaminer lui-même les documents de Giannino, les approuva comme authentiques, proclama qu’il allait fournir appuis et subsides à l’entreprise, puis, la semaine suivante, annonça que, tout bien réfléchi, il abandonnait ce projet. 
  Et pourtant le 15 mai 1359, l’évêque Francesco del Contado remettait au prétendant une lettre datée du même jour, scellée du sceau de Hongrie, par laquelle Louis le Grand « enfin éclairé par le soleil de la vérité » certifiait que le seigneur Giannino di Guccio, élevé dans la ville de Sienne, était bien issu de la famille royale de ses ancêtres, et fils du roi Louis de France et de la reine Clémence de Hongrie, d’heureuses mémoires. La lettre confirmait également que la divine Providence, se servant du secours de la nourrice royale, avait voulu qu’un échange substituât au jeune prince un autre enfant à la mort duquel Giannino devait son salut. « Ainsi autrefois la Vierge Marie, fuyant en Egypte, sauvait son enfant en laissant croire qu’il ne vivait plus… » 
  Toutefois l’évêque Francesco conseillait au prétendant de partir au plus vite, avant que le roi de Hongrie ne fût revenu sur sa décision, d’autant qu’on n’était pas absolument certain que la lettre eût été dictée par lui, ni le sceau apposé par son ordre… 
  Le lendemain, Giannino quittait Bude, sans avoir eu le temps de réunir toutes les troupes qui s’étaient offertes à le servir, mais néanmoins avec une assez belle suite pour un prince qui avait si peu de terres. Giovanni di Francia se rendit alors à Venise où il se fit tailler des habits royaux, puis à Trévise, à Padoue, à Ferrare, à Bologne, et enfin il rentra à Sienne, après un voyage de seize mois, pour se présenter aux élections du Conseil de la République. Or, bien que son nom fût sorti le troisième des boules, le Conseil invalida son élection, justement parce qu’il était le fils de Louis X, justement parce qu’il était reconnu comme tel par le roi de Hongrie, justement parce qu’il n’était pas de la ville. Et on lui ôta la citoyenneté siennoise. 
  Vint à passer par la Toscane le grand sénéchal du royaume de Naples, qui se rendait en Avignon. Giannino s’empressa de l’aller trouver ; Naples n’était-elle pas le berceau de sa famille maternelle ? Le sénéchal, prudent, lui conseilla de s’adresser au pape. Sans escorte cette fois, les nobles hongrois s’étant lassés, il arriva au printemps 1360 dans la cité papale, en simple habit de pèlerin. Innocent VI refusa obstinément de le recevoir. La France causait au Saint-Père trop de tracas pour qu’il songeât à s’occuper de cet étrange roi posthume. Jean II le Bon était toujours prisonnier ; Paris demeurait marqué par l’insurrection où le prévôt des marchands, Étienne Marcel, avait péri assassiné après sa tentative d’établir un pouvoir populaire. L’émeute était aussi dans les campagnes où la misère soulevait ceux qu’on appelait « les Jacques ». On se tuait partout, on ne savait plus qui était ami ou ennemi. 
  Le dauphin aux mains gonflées, sans troupes et sans finances, luttait contre l’Anglais, luttait contre le Navarrais, luttait contre les Parisiens même, aidé du Breton du Guesclin auquel il avait remis l’épée qu’il ne pouvait tenir. Il s’employait en outre à réunir la rançon de son père. L’embrouille était totale entre des factions toutes également épuisées ; des compagnies, qui se disaient de soldats mais qui n’étaient que de brigands, rendaient les routes incertaines, pillaient les voyageurs, tuaient par simple vocation du meurtre. 
  Le séjour d’Avignon devenait, pour le chef de l’Église, aussi peu sûr que celui de Rome, même avec les Colonna. Il fallait traiter, traiter au plus vite, imposer la paix à ces combattants exténués, et que le roi d’Angleterre renonçât à la couronne de France, fût-ce à garder par droit de conquête la moitié du pays, et que le roi de France fût rétabli sur l’autre moitié pour y ramener un semblant d’ordre. 
  Qu’avait-on à faire d’un pèlerin agité qui réclamait le royaume en brandissant l’incroyable relation de moines inconnus, et une lettre du roi de Hongrie que celui-ci démentait ? Alors Giannino erra, cherchant quelque argent, essayant d’intéresser à son histoire des convives d’auberge qui disposaient d’une heure à perdre entre deux pichets de vin, accordant de l’influence à des gens qui n’en avaient point, s’abouchant avec des intrigants, des malchanceux, des routiers de grandes compagnies, des chefs de bandes anglaises qui, venues jusque-là, écumaient la Provence. 
  On disait qu’il était fou et, en vérité, il le devenait. Les notables d’Aix l’arrêtèrent un jour de janvier 1361 où il semait le trouble dans leur ville. Ils s’en débarrassèrent dans les mains du viguier de Marseille lequel le jeta en prison. Il s’évada au bout de huit mois pour être aussitôt repris ; et puisqu’il se réclamait si haut de sa famille de Naples, puisqu’il affirmait avec tant de force être le fils de Madame Clémence de Hongrie, le viguier l’envoya à Naples. 
  On négociait justement dans ce moment-là le mariage de la reine Jeanne, héritière de Robert l’Astrologue, avec le dernier fils de Jean II le Bon. Celui-ci, à peine revenu de sa joyeuse captivité, après la paix de Brétigny conclue par le dauphin, courait en Avignon où Innocent VI venait de mourir. Et le roi Jean II proposait au nouveau pontife Urbain V un magnifique projet, la fameuse croisade que ni son père Philippe de Valois ni son grand-père Charles n’avaient réussi à faire partir ! 
  À Naples, Jean le Posthume, Jean l’Inconnu, fut enfermé au château de l’œuf ; par le soupirail de son cachot il pouvait voir le Château-Neuf, le Maschio Angioino, d’où sa mère était partie si heureuse, quarante-six ans plus tôt, pour devenir reine de France. Ce fut là qu’il mourut, la même année, ayant partagé, lui aussi, par les détours les plus étranges, le sort des Rois maudits. 
  Quand Jacques de Molay, du haut de son bûcher, avait lancé son anathème, était-il instruit, par les sciences divinatoires dont les Templiers passaient pour avoir l’usage, de l’avenir promis à la race de Philippe le Bel ? Ou bien la fumée dans laquelle il mourait avait-elle ouvert son esprit à une vision prophétique ? Les peuples portent le poids des malédictions plus longtemps que les princes qui les ont attirées. Des descendants mâles du Roi de fer, nul n’avait échappé au destin tragique, nul ne survivait, sinon Édouard d’Angleterre, qui venait d’échouer à régner sur la France. Mais le peuple, lui, n’était pas au bout de souffrir. Il lui faudrait connaître encore un roi sage, un roi fou, un roi faible, et soixante-dix ans de calamités, avant que les reflets d’un autre bûcher, allumé pour le sacrifice d’une fille de France, n’eussent dissipé, dans les eaux de la Seine, la malédiction du grand-maître. 
FIN

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire