jeudi 3 octobre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 9 - Les Tolomei



IX  
LES TOLOMEI 

Faites-moi pardon, Monseigneur, de ne pouvoir me lever pour vous mieux accueillir, dit Spinello Tolomei, d’une voix haletante, à l’entrée de Robert d’Artois.  
  Le vieux banquier était allongé sur un lit dressé dans son cabinet de travail ; une couverture légère laissait deviner la forme de son gros ventre et de sa poitrine amenuisée. Une barbe de huit jours semblait, sur ses joues effondrées, comme un dépôt de sel, et sa bouche bleuie cherchait l’air. Mais de la fenêtre, donnant sur la rue des Lombards, ne venait aucune fraîcheur. Paris cuisait, sous le soleil d’un après-midi d’août. Il ne restait plus beaucoup de vie dans le corps de messer Tolomei, plus beaucoup de vie dans le regard de son seul œil ouvert qui n’exprimait rien qu’un mépris fatigué, comme si quatre-vingts ans d’existence avaient été un bien inutile effort.  
  Autour du lit se tenaient quatre hommes au teint basané, aux lèvres minces, aux yeux luisants comme des olives noires, et tous vêtus également de robes sombres.  
  — Mes cousins Tolomeo Tolomei, Andréa Tolomei, Giaccomo Tolomei… dit le moribond en les désignant. Et puis vous connaissez mon neveu, Guccio Baglioni…  
  À trente-cinq ans, les tempes de Guccio étaient déjà blanches.  
  — Ils sont tous venus de Sienne pour me voir mourir… et aussi pour d’autres choses, ajouta lentement le vieux banquier.  
  Robert d’Artois, en chausses de voyage, le buste un peu penché sur le siège qu’on lui avait avancé, regardait le vieillard avec cette fausse attention des gens qu’obsédé un très grave souci.  
  — Monseigneur d’Artois est un ami, j’ose le dire, reprit Tolomei à l’adresse de ses parents. Tout ce qu’on pourra faire pour lui doit être fait ; il nous a sauvés, souvent, et il n’a pas dépendu de lui cette fois…  
   Comme les cousins siennois n’entendaient guère le français, Guccio leur traduisit, rapidement, les paroles de l’oncle ; les cousins hochèrent, d’un même mouvement, leurs faces sombres.  
  — Mais, si c’est d’argent que vous avez nécessité, Monseigneur, hélas, hélas, et malgré tout mon dévouement pour vous, nous ne pouvons rien. Vous savez trop pourquoi…  
  On sentait que Spinello Tolomei économisait ses forces. Il n’avait pas besoin de s’étendre longuement. À quoi bon commenter la situation dramatique où se débattaient, depuis quelques mois, les banquiers italiens ? En janvier, le roi avait rendu une ordonnance par laquelle tous les Lombards se voyaient menacés d’expulsion. Ce n’était pas là chose nouvelle ; chaque règne, en ses moments difficiles, brandissait la même menace et raflait aux Lombards une part de leur fortune en les obligeant à racheter leur droit de séjour. Pour compenser la perte, les banquiers augmentaient pendant un an le taux d’usure.  
  Mais l’ordonnance cette fois s’accompagnait d’une plus grave mesure. Toutes les créances que les Italiens détenaient sur des seigneurs français se trouvaient, de par la volonté royale, annulées ; et il était interdit aux débiteurs de s’acquitter, si même ils en avaient le vouloir ou la possibilité. Des sergents royaux, montant la garde aux portes des comptoirs, faisaient rebrousser chemin aux honnêtes clients qui venaient rembourser. Les banquiers italiens en auraient pleuré !  
  — Et cela parce que la noblesse s’est trop endettée pour ces folles fêtes, pour tous ces tournois où elle veut briller devant le roi ! Même sous Philippe le Bel nous ne fûmes pas traités de telle façon.  
  — J’ai plaidé pour vous, dit Robert.  
  — Je sais, je sais, Monseigneur. Vous avez toujours défendu nos compagnies. Mais voilà, vous n’êtes guère mieux en grâce que nous, à présent… Nous pouvions croire que les choses s’arrangeraient comme les autres fois. Mais avec la mort de Macci dei Macci, le dernier coup nous a été porté !  
  Le vieil homme tourna son regard vers la fenêtre, et se tut. Macci dei Macci, l’un des plus grands financiers italiens en France, auquel Philippe VI depuis le début de son règne avait confié, sur le conseil de Robert, l’administration du Trésor, venait d’être pendu la semaine précédente après jugement sommaire. Guccio Baglioni, la voix chargée de colère contenue, dit alors :  
  — Un homme qui avait mis tout son labeur, toute son astuce au service de ce royaume. Il se sentait plus français que s’il était né sur la Seine ! S’est-il enrichi en son office davantage que ceux qui l’ont fait pendre ? C’est toujours sur les Italiens qu’on frappe parce qu’ils n’ont pas moyens de se défendre !  
  Les cousins siennois captaient ce qu’ils pouvaient du discours ; au nom de Macci dei Macci, leurs sourcils étaient remontés jusqu’au milieu du front, et, les paupières fermées, ils avaient émis une même lamentation de gorge.  
  — Tolomei, dit Robert d’Artois, je ne viens pas vous emprunter de l’argent, mais vous prier de m’en prendre. Si affaibli qu’il fût, messer Tolomei releva légèrement le torse, tant l’annonce était surprenante.  
  — Oui, reprit Robert, je voudrais vous remettre tout mon trésor de monnaie contre des lettres de change. Je pars. Je quitte le royaume.  
  — Vous, Monseigneur ? Votre procès va-t-il si mal ? Le jugement a-t-il été rendu contre vous ?  
  — Il va l’être dans quatre semaines. Sais-tu, banquier, comment me traite ce roi dont j’ai épousé la sœur et qui jamais, sans moi, n’eût été roi ? Il a envoyé son bailli de Gisors corner à la porte de tous mes châteaux, à Conches, à Beaumont, à Orbec, qu’il m’ajournait pour la Saint-Michel devant son lit de justice. Feinte justice où l’arrêt contre moi est déjà rendu. Philippe a mis tous ses chiens à mes trousses : Sainte-Maure, son mauvais chancelier, Forget, son trésorier voleur, Mathieu de Trye, son maréchal, et Miles de Noyers pour leur faire la voie. Les mêmes qui se sont alliés contre vous, les mêmes qui ont pendu votre ami Mâche des Mâche ! C’est la mâle reine, c’est la boiteuse qui a gagné, c’est la Bourgogne qui l’emporte, et la vilenie. Ils ont jeté en geôle mes notaires, mon aumônier, et tourmenté mes témoins pour les obliger à se renier. Eh bien ! qu’ils me jugent ; je ne serai pas là. Ils m’ont volé l’Artois, qu’ils me honnissent à loisir ! Ce royaume ne m’est plus rien, et son roi est mon ennemi ; je m’en vais hors des frontières pour lui faire tout le mal que je pourrai ! Demain je suis à Conches pour envoyer mes chevaux, ma vaisselle, mes joyaux et mes armes vers Bordeaux, et les mettre sur un vaisseau d’Angleterre ! Ils veulent saisir et mon corps et mes biens ; ils ne me prendront pas !  
  — Est-ce en Angleterre que vous allez, Monseigneur ? demanda Tolomei 
  — Je demande d’abord refuge à ma sœur, la comtesse de Namur.  
  — Votre épouse part-elle avec vous ?  
  — Mon épouse me rejoindra plus tard. Alors voilà, banquier : mon trésor de monnaie contre lettres de change sur vos comptoirs de Hollande et d’Angleterre. Et gardez pour vous deux livres sur vingt.   
  Tolomei déplaça un peu sa tête sur l’oreiller, et entama avec son neveu et ses cousins une conversation en italien dans laquelle Robert ne saisissait que des bribes. Il captait mots de débitorimborsodeposito… En acceptant l’argent d’un seigneur français, la compagnie des Tolomei ne contrevenait-elle pas à l’ordonnance ? Non, puisqu’il ne s’agissait pas d’un règlement de dettes, mais d’un deposito… Puis Tolomei tourna de nouveau vers Robert d’Artois son visage de sel et ses lèvres bleuies.  
  — Nous aussi, Monseigneur, nous partons ; ou plutôt eux partent… dit-il en désignant ses parents. Ils vont emporter tout ce que nous avons ici. Nos Compagnies en ce moment sont divisées. Les Bardi, les Peruzzi hésitent ; ils pensent que le pire est passé, et qu’en courbant un peu l’échine… Ils sont comme les Juifs qui font toujours confiance aux lois et croient qu’on les tiendra quittes lorsqu’ils auront payé leur rouelle ; ils payent la rouelle et ensuite on les mène au bûcher ! Alors, les Tolomei, eux, s’en vont. Ce départ causera quelque surprise car nous emportons en Italie tout l’argent qui nous a été confié ; le plus gros en est déjà acheminé. Puisqu’on refuse de nous payer les dettes, eh bien, nous emportons les dépôts!  
  Une dernière expression de malice glissa sur les traits effondrés du vieil homme.  
  — Je ne laisserai à la terre de France que mes os qui sont petite richesse, ajouta-t-il.  
  — La France, en vérité, ne nous a pas été bonne, dit Guccio Baglioni 
  — Eh quoi ! elle t’a donné un fils, ce n’est pas si mal !  
  — C’est vrai, dit Robert d’Artois, vous avez un garçon. Il pousse bien ?  
  — Grand merci, Monseigneur, répondit Guccio. Oui, il est bientôt plus haut que moi ; il a quinze ans. Mais il montre peu de goût pour la banque.  
  — Il y viendra, il y viendra, dit le vieillard… Alors, Monseigneur, nous acceptons. Confiez-nous votre trésor de monnaie ; nous le ferons sortir et vous remettrons lettres de change pour le montant, sans en rien retenir. La monnaie fraîche est toujours serviable.  
  — Je t’en sais gré, Tolomei ; mes coffres seront portés à la nuit.  
  — Quand l’argent commence à fuir un royaume, le bonheur de ce royaume est mesuré. Vous aurez votre revanche, Monseigneur ; je ne la verrai point, mais je vous le dis, vous aurez votre revanche !  
  L’œil gauche, habituellement clos, s’était ouvert ; Tolomei le regardait des deux yeux ; le regard de la vérité, enfin. Et Robert d’Artois se sentit l’âme toute remuée, parce qu’un vieux Lombard qui allait bientôt mourir l’observait intensément.  
  — Tolomei, j’ai vu des hommes courageux, lutter jusqu’au bout en bataille ; tu es aussi courageux qu’eux, à ta manière.  
  Un sourire triste passa sur les lèvres du banquier.  
  — Ce n’est point du courage, Monseigneur, au contraire. Si je ne faisais pas de banque, j’aurais si peur en ce moment !  
  Sa main amaigrie se leva de la couverture et fit signe à Robert d’approcher. Robert se pencha, comme pour recueillir une confidence.  
  — Monseigneur, dit Tolomei, laissez-moi bénir mon dernier client.  
  Et il traça du pouce un signe de croix sur les cheveux du géant, ainsi que les pères italiens ont coutume de le faire au front de leurs fils, lorsqu’ils partent pour un long voyage. 
   
Demain "Le lis et le lion" 3ème partie ch 10 "Le lit de justice"
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