lundi 7 octobre 2019

Le lis et le lion - 4ème partie - Le boute-guerre - ch 3 Le défi de la tour de Nesle


III  
LE DÉFI DE LA TOUR DE NESLE 


  Lorsque l’évêque Henry de Burghersh, trésorier d’Angleterre, escorté de William Montaigu, nouveau comte de Salisbury, de William Bohun, nouveau comte de Northampton, de Robert Hufford, nouveau comte de Suffolk, présenta le jour de la Toussaint, à Paris, les lettres de défi qu’Édouard III Plantagenet adressait à Philippe VI de Valois, celui-ci, pareil au roi de Jéricho devant Josué, commença par rire. Avait-il bien entendu ? Le petit cousin Édouard le sommait de lui remettre la couronne de France ? Philippe regarda le roi de Navarre et le duc de Bourbon, ses parents. Il sortait de table en leur compagnie ; il était de belle humeur ; ses joues claires, son grand nez se teintèrent de rose et il se remit à pouffer. 
  Que cet évêque, noblement appuyé sur sa crosse, que ces trois seigneurs anglais, raides dans leurs cottes d’armes, fussent venus lui faire une annonce plus mesurée, le refus de leur maître, par exemple, de livrer Robert d’Artois, ou bien une protestation contre le décret de saisie de la Guyenne, Philippe sans doute se fût fâché. Mais sa couronne, son royaume tout entier ? Cette ambassade, en vérité, était bouffonne. Mais oui, il entendait bien : la loi salique n’existait pas, son couronnement était irrégulier… 
  — Et que les pairs m’aient fait roi de leur volonté, que l’archevêque de Reims, voici neuf ans, m’ait sacré, cela non plus, messire évêque, n’existe pas ? 
  — Beaucoup de pairs et barons qui vous ont élu sont morts depuis, répondit Burghersh, et d’autres se demandent si ce qu’ils ont fait alors a été approuvé par Dieu ! 
  Philippe, toujours secoué de rire, renversa la tête en arrière, découvrant les profondeurs de sa gorge. Et quand le roi Édouard était venu lui rendre l’hommage à Amiens, ne l’avaitil pas reconnu pour roi ? 
  — Notre roi, alors, était mineur. L’hommage qu’il vous fit, et qui eût dû, pour avoir valeur, être consenti par le Conseil de régence, n’avait été décidé que sur l’ordre du traître Mortimer, lequel depuis a été pendu. 
  Ah bah ! il ne manquait pas d’aplomb, l’évêque, qui avait été fait chancelier par Mortimer, lui avait servi de premier conseiller, avait accompagné Édouard à Amiens et lu, lui-même, dans la cathédrale, la formule de l’hommage ! Que disait-il à présent de la même voix ? Que c’était à Philippe, en tant que comte de Valois, de rendre l’hommage à Édouard ! Car le roi d’Angleterre reconnaissait volontiers à son cousin de France le Valois, l’Anjou, le Maine, et même la pairie… Vraiment c’était trop de magnanimité ! 
  Mais où se trouvait-on, Dieu du ciel, pour entendre pareilles énormités ? On était à l’hôtel de Nesle, parce qu’entre deux séjours à Saint-Germain et à Vincennes le roi passait la journée en cette demeure donnée à son épouse. Car, tout ainsi que de moindres seigneurs disaient : « On se tiendra en la grand-salle », ou « dans la petite chambre aux perroquets », ou encore « on soupera dans la chambre verte », le roi décidait : « Ce jour, je dînerai au Palais de la Cité », ou bien « au Louvre », ou bien « chez mon fils le duc de Normandie, dans l’hôtel qui fut à Robert d’Artois ». 
  Ainsi les vieux murs de l’hôtel de Nesle, et la tour plus vieille encore qu’on apercevait par les fenêtres, étaient témoins de cette farce. Il semble que certains lieux soient désignés pour qu’y passe le drame des peuples sous un déguisement de comédie. 
  En cette demeure où Marguerite de Bourgogne s’était si bien divertie à tromper le Hutin dans les bras du chevalier d’Aunay, sans pouvoir imaginer que cette joyeuseté changerait le cours de la monarchie française, le roi d’Angleterre faisait présenter son défi au roi de France, et le roi de France riait! 
  Il riait si fort qu’il en était presque attendri ; car il reconnaissait, en cette folle ambassade, l’inspiration de Robert. Cette démarche ne pouvait être inventée que par lui. Décidément, le gaillard était fou. Il avait trouvé un autre roi, plus jeune, plus naïf, pour se prêter à ses gigantesques sottises. Mais où s’arrêterait-il ? Le défi de royaume à royaume ! Le remplacement d’un roi par un autre… Passé un certain degré d’aberration, on ne peut plus tenir rigueur aux gens des outrances qui sont en leur nature. 
  — Où logez-vous, Monseigneur évêque ? demanda Philippe VI courtoisement. 
  — À l’hôtel du Château Fétu, rue du Tiroir. 
  — Eh bien ! Rentrez-y ; ébattez-vous quelques jours en notre bonne ville de Paris, et revenez nous voir, si vous le souhaitez, avec quelque offre plus sensée. En vérité, je ne vous en veux point ; et même, pour vous être chargé d’une pareille mission et l’accomplir sans rire, comme je vous le vois faire, je vous tiens pour le meilleur ambassadeur que j’aie jamais reçu… 
  Il ne savait pas si bien dire, car Henry de Burghersh avant d’arriver à Paris était passé par les Flandres. Il avait eu des conférences secrètes avec le comte de Hainaut, beau-père du roi d’Angleterre, avec le comte de Gueldre, avec le duc de Brabant, avec le marquis de Juliers, avec Jakob Van Artevelde et les échevins de Gand, d’Ypres et de Bruges. Il avait même déjà détaché une partie de sa suite vers l’empereur Louis de Bavière. Certaines paroles qui s’étaient dites, certains accords qui avaient été pris, Philippe VI les ignorait encore. 
  — Sire, je vous remets les lettres de défi. 
  — C’est cela, remettez, dit Philippe. Nous garderons ces bonnes feuilles pour les relire souvent, et chasser la tristesse si elle nous vient. Et puis l’on va vous servir à boire. Après tant parler, vous devez avoir le gosier sec. 
  Et il frappa des mains pour appeler un écuyer. 
  — À Dieu ne plaise, s’écria l’évêque Burghersh, que je devienne un traître et que je boive le vin d’un ennemi auquel, du fond du cœur, je suis résolu à faire tout le mal que je pourrai ! 
  Alors Philippe de Valois se remit à rire aux éclats, et, sans plus s’inquiéter de l’ambassadeur ni des trois Lords, il prit le roi de Navarre par l’épaule et rentra dans les appartements.

Demain "Le lis et le lion" 4ème partie - ch. 4 "Autour de Windsor"

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