mercredi 9 octobre 2019

Le lis et le lion - 4ème partie - Le boute-guerre - ch 5 - Les voeux du héron


V  
LES VŒUX DU HÉRON


 Le repas en était au quatrième des six services, et la place du comte d’Artois, à la gauche de la reine Philippa, demeurait vide. 
  — Notre cousin Robert n’est-il donc point rentré ? demanda Édouard III qui s’était déjà, en s’asseyant à table, étonné de cette absence. 
  Un des nombreux écuyers tranchants qui circulaient derrière les convives répondit qu’on avait aperçu le comte Robert, retour de la chasse, voici près de deux heures. Que signifiait pareil manquement ? Si même Robert était las, ou malade, il eût pu envoyer un de ses serviteurs pour porter au roi son excuse. 
  — Robert se conduit à votre cour, Sire mon neveu, tout juste comme il le ferait en auberge. Venant de lui d’ailleurs, ceci n’a rien pour surprendre, dit Jean de Hainaut, l’oncle de la reine Philippa. 
  Jean de Hainaut, qui se piquait d’être maître en chevalerie courtoise, n’aimait guère Robert, dans lequel il voyait toujours le parjure, banni de la cour de France pour falsification de sceaux ; et il blâmait Édouard III de lui accorder si grande créance. Et puis Jean de Hainaut naguère avait été épris de la reine Isabelle, comme Robert, et sans plus de succès ; mais il était blessé de la manière gaillarde dont Robert parlait en privé de la reine mère. 
  Édouard, sans répondre, garda ses longs cils baissés, le temps que s’apaisât l’irritation qu’il éprouvait. Il se retenait d’un mouvement d’humeur qui eût pu faire dire ensuite : « Le roi a parlé sans savoir ; le roi a prononcé des mots injustes. » Puis il releva son regard vers la comtesse de Salisbury qui était certes la dame la plus attirante de toute la cour. 
  Grande, avec de belles tresses noires, un visage ovale au teint uni et pâle, et des yeux prolongés d’une ombre mauve au creux des paupières, la comtesse de Salisbury donnait toujours l’impression de rêver. Ces femmes-là sont dangereuses car, sous leur apparence de songe, elles pensent. Les yeux cernés de mauve rencontraient souvent les yeux du roi. 
  William Montaigu, comte de Salisbury, ne prêtait guère attention à cet échange de regards, d’abord parce qu’il tenait la vertu de sa femme pour aussi certaine que la loyauté du roi, son ami, et aussi parce qu’il était lui-même en ce moment captivé par les rires, la vivacité de parole, le pépiement d’oiseau de la fille du comte de Derby, sa voisine. 
  Les honneurs pleuvaient sur Salisbury ; il venait d’être fait gardien des Cinq-Ports et maréchal d’Angleterre. Mais la reine Philippa, elle, était inquiète. Une femme se sent toujours inquiète lorsqu’elle voit durant qu’elle est enceinte les yeux de son époux se tourner trop souvent vers un autre visage. Or Philippa était prégnante à nouveau et elle ne recevait pas d’Édouard toutes les marques de gratitude, d’émerveillement, qu’il lui avait prodiguées pendant sa première maternité. 
  Édouard avait vingt-cinq ans ; il avait laissé pousser depuis quelques semaines une légère barbe blonde qui n’encadrait que le menton. Était-ce pour plaire à la comtesse de Salisbury ? Ou bien pour donner plus d’autorité à son visage qui restait celui d’un adolescent ? Avec cette barbe, le jeune roi se mettait à ressembler un peu à son père ; le Plantagenet semblait vouloir se manifester en lui, et lutter avec le Capétien. L’homme, simplement à vivre, se dégrade, et perd en pureté ce qu’il gagne en puissance. Une source, si transparente soit-elle, ne peut éviter de charrier, lorsqu’elle devient fleuve, les boues et les limons. Madame Philippa avait des raisons d’être inquiète… 
  Soudain des accents de vielle tournée et de luth pincé résonnèrent, aigrelets, derrière la porte dont les vantaux s’ouvrirent. Deux petites chambrières âgées au plus de quatorze ans parurent, couronnées de feuillages, en longues chemises blanches, et jetant devant elles des fleurs d’iris, de marguerites et d’églantines qu’elles sortaient d’une panière. En même temps, elles chantaient : « Je vais à la verdure car l’amour me l’apprend. » Deux ménestrels suivaient, les accompagnant de leurs instruments. Robert d’Artois marchait derrière eux, dépassant à mi-corps le petit orchestre, et soulevant à deux bras son héron rôti sur un large plat d’argent. 
  Toute la cour se mit à sourire, puis à rire, de cette entrée de farce. Robert d’Artois jouait les écuyers tranchants. On ne pouvait inventer manière plus gentille et plus gaie de se faire pardonner un retard. Les valets avaient interrompu leur service et, le couteau ou l’aiguière en main, ils s’apprêtaient à se former en cortège pour prendre part au jeu. Mais soudain la voix du géant s’éleva, couvrant chanson, luth et vielle : 
  — Ouvrez vos rangs, mauvaises gens faillis ! C’est à votre roi que je viens faire présent. 
  On riait toujours. Ce « mauvaises gens faillis » semblait une joyeuse trouvaille. Robert s’était arrêté auprès d’Édouard III et, esquissant un fléchissement de genou, lui présentait le plat. 
  — Sire, s’écria-t-il, j’ai là un héron que mon faucon a pris. C’est le plus lâche oiseau qui soit de par le monde, car il fuit devant tous les autres. Les gens de votre pays, à mon avis, devraient s’y vouer, et je le verrais figurer aux armes d’Angleterre mieux que je n’y vois les lions. C’est à vous, roi Édouard, que j’en veux faire l’offrande car il revient de droit au plus lâche et plus couard prince de ce monde, qu’on a déshérité du royaume de France, et auquel le cœur manque pour conquérir ce qui lui appartient. 
  On s’était tu. Un silence, angoissé chez certains, indigné chez les autres, avait remplacé les rires. L’insulte était indubitable. Déjà Salisbury, Suffolk, Guillaume de Mauny, Jean de Hainaut, à demi levés de leurs sièges, attendaient, pour se jeter sur le comte d’Artois, un geste du roi. 
  Robert ne semblait pas ivre. Était-il fou ? Certes il fallait qu’il le fût car jamais on n’avait ouï que personne en aucune cour, et à plus forte raison pour un étranger banni de son pays natal, eût agi de pareille façon. Les joues du jeune roi s’étaient empourprées. Édouard regardait Robert droit dans les yeux. Allait-il le chasser de la salle, le chasser de son royaume ? 
  Édouard prenait toujours quelques secondes avant de parler, sachant que chaque parole de roi compte, ne fût-ce que lorsqu’il dit « Bonne nuit » à son écuyer. Clore par force une bouche ne supprime pas l’outrage qu’elle a proféré. Édouard était sage, et il était honnête. On ne montre pas son courage en ôtant, par colère, à un parent qu’on a recueilli, et qui vous sert, les bienfaits qu’on lui a octroyés ; on ne montre pas son courage en faisant jeter en prison un homme seul parce qu’il vient de vous accuser de faiblesse. On montre son courage en prouvant que l’accusation est fausse. 
  Il se leva. 
  — Puisqu’on me traite de couard, face aux dames et à mes barons, il vaut mieux que je dise là-dessus mon avis ; et pour vous assurer, mon cousin, que vous m’avez mal jugé, et que ce n’est point lâcheté qui me retient encore, je vous fais vœu qu’avant l’année achevée, j’aurai passé l’eau afin de défier le roi qui se prétend de France, et me combattre à lui, vint-il à moi un contre dix. Je vous sais gré de ce héron, que vous avez pris pour moi, et que j’accepte avec grand merci. 
  Les convives restaient muets ; mais leurs sentiments avaient changé de nature et de dimension. Les poitrines s’élargissaient comme si chacun eût besoin d’aspirer plus d’air. Une cuiller qui tomba rendit dans ce silence un tintement exagéré. Robert avait dans les prunelles une lueur de triomphe. Il s’inclina et dit : 
  — Sire, mon jeune et vaillant cousin, je n’attendais pas de vous une autre réponse. Votre noble cœur a parlé. J’en ai une grande joie pour votre gloire ; et pour moi, sire Édouard, j’en tire grande espérance, car ainsi je pourrai revoir mon épouse et mes enfants. Par Dieu qui nous entend, je vous fais un vœu de partout vous précéder en bataille, et prie que vie assez longue me soit accordée pour vous servir assez et assez me venger. 
  Puis, s’adressant à la tablée entière : 
  — Mes nobles Lords, chacun de vous n’aura-t-il pas à cœur de faire vœu comme le roi votre Sire bien-aimé l’a fait ? 
  Toujours portant le héron rôti, aux ailes et au croupion duquel le cuisinier avait replanté quelques-unes de ses plumes, Robert avança vers Salisbury : 
  — Noble Montaigu, à vous le premier je m’adresse ! 
  — Comte Robert, tout à votre désir, dit Salisbury qui quelques instants plus tôt était prêt à se lancer sur lui. 
  Et se levant, il prononça : 
  — Puisque le roi notre Sire a désigné son ennemi, je choisis le mien ; et comme je suis maréchal d’Angleterre, je fais vœu de n’avoir repos gagné que lorsque j’aurai défait en bataille le maréchal de Philippe le faux roi de France. 
  Gagnée par l’enthousiasme, la table l’applaudit. 
  — Moi aussi, je veux faire vœu, s’écria en battant des mains la demoiselle de Derby. Pourquoi les dames n’auraient-elles pas droit de vouer ? 
  — Mais elles le peuvent, gente comtesse, lui répondit Robert, et à grand avantage ; les hommes n’en tiendront que mieux leur foi. Allez, pucelettes, ajouta-t-il pour les deux fillettes couronnées, remettez-vous à chanter en l’honneur de la dame qui veut vouer. 
  Ménestrels et pucelettes reprirent : « Je vais à la verdure car l’amour me l’apprend. » Puis devant le plat d’argent où le héron se figeait dans sa sauce, la demoiselle de Derby dit, d’une voix aigrelette : 
  — Je voue et promets à Dieu de Paradis que je n’aurai mari, qu’il soit prince, comte ou baron, avant que le vœu que vient de faire le noble Lord de Salisbury soit accompli. Et quand il reviendra, s’il en échappe vif, le mien corps lui octroie, et de bon cœur. 
  Ce vœu causa quelque surprise, et Salisbury rougit. Les belles nattes noires de la comtesse de Salisbury n’eurent pas un mouvement ; ses lèvres simplement se pincèrent d’une légère ironie et ses yeux aux ombres mauves cherchèrent à accrocher le regard du roi Édouard, comme pour lui faire comprendre : « Nous n’avons point trop à nous gêner. » 
  Robert s’arrêta ainsi devant chaque convive, faisant donner quelques tours de vielle et chanter les fillettes pour laisser à chacun le temps de préparer son vœu et choisir son ennemi. 
  Le comte de Derby, père de la demoiselle qui avait fait une déclaration si osée, promit de défier le comte de Flandre ; le nouveau comte de Suffolk désigna le roi de Bohême. Le jeune Gautier de Mauny, tout bouillant d’avoir été récemment armé chevalier, impressionna vivement l’assemblée en promettant de réduire en cendres toutes les villes, autour du Hainaut, qui appartenaient à Philippe de Valois, dût-il, jusqu’à ce faire, ne plus voir la lumière que d’un œil. 
  — Eh bien ! qu’il en soit ainsi, dit la comtesse de Salisbury, sa voisine, en lui posant deux doigts sur l’œil droit. Et quand votre promesse sera accomplie, alors mon amour soit à qui plus m’aime ; c’est là mon vœu. 
  En même temps elle regardait le roi. Mais le naïf Gautier, qui croyait cette promesse à lui destinée, garda la paupière fermée après que la dame en eut ôté les doigts. Puis, sortant son mouchoir qui était rouge, il se le noua en travers du front pour tenir l’œil couvert. 
  Le moment de pure grandeur était passé. Quelques rires se mêlaient déjà à cette compétition de bravoure orale. Le héron était arrivé devant messire Jean de Hainaut, lequel avait bien espéré que la provocation tournerait autrement pour son auteur. Il n’aimait pas à recevoir des leçons d’honneur, et son visage poupin cachait mal son dépit. 
  — Lorsque nous sommes en taverne, et force vin buvant, dit-il à Robert, les vœux nous coûtent peu pour nous faire regarder des dames. Nous n’avons alors parmi nous que des Olivier, des Roland et des Lancelot. Mais quand nous sommes en campagne sur nos destriers courants, nos écus au col, nos lances abaissées, et qu’une grande froidure nous glace à l’approche de l’ennemi, alors combien de fanfarons aimeraient mieux être dans les caves ! Le roi de Bohême, le comte de Flandre et Bertrand le maréchal sont aussi bons chevaliers que nous, cousin Robert, vous le savez bien ; car bannis que nous soyons l’un et l’autre de la cour de France, mais pour raisons diverses, nous les avons assez connus ; leurs rançons ne nous sont pas encore acquises ! Pour ma part je fais vœu simplement que si notre roi Édouard veut passer par le Hainaut, je serai auprès de lui pour toujours soutenir sa cause. Et ce sera la troisième guerre où je le servirai. 
  Robert venait maintenant vers la reine Philippa. Il mit un genou en terre. La ronde Philippa tourna vers Édouard son visage taché de son. 
  — Je ne puis faire vœu, dit-elle, sans l’autorisation de mon seigneur. 
  Elle donnait par là une calme leçon aux dames de sa cour. 
  — Vouez tout ce qu’il vous plaira, ma mie, vouez ardemment ; je ratifie d’avance, et que Dieu vous aide ! dit le roi. 
  — Si donc, mon doux Sire, je puis vouer ce qui me plaît, reprit Philippa, puisque je suis grosse d’enfant et que même le sens remuer, je voue qu’il ne sortira de mon corps que vous ne m’ayez menée outremer pour accomplir votre vœu… 
  Sa voix tremblait légèrement, comme au jour de ses noces. 
  — … mais s’il advenait, ajouta-t-elle, que vous me laissiez ici, et partiez outre-mer avec d’autres, alors je m’occirais d’un grand couteau d’acier pour perdre à la fois et mon âme et mon fruit ! 
  Ceci fut prononcé sans emphase, mais bien clairement pour que chacun en fût averti. On évitait de regarder la comtesse de Salisbury. Le roi baissa ses longs cils, prit la main de la reine, la porta à ses lèvres et dit dans le silence, pour rompre le malaise: 
  — Ma mie, vous nous donnez à tous leçon de devoir. Après vous, personne ne vouera.   
  Puis à Robert : 
  — Mon cousin d’Artois, prenez votre place auprès de Madame la reine. 
  Un écuyer partagea le héron dont la chair était dure pour avoir été cuite trop fraîche, et froide d’avoir si longtemps attendu. Chacun néanmoins en mangea une bouchée. Robert trouva à sa chasse une exquise saveur : la guerre, ce jour-là, était vraiment commencée.


Demain "Le lis et le lion" 4ème partie - ch 6 - "Les murs de Vannes"

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