vendredi 4 octobre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 10 - Le lit de justice


X  
LE LIT DE JUSTICE




  Au centre d’une estrade à degrés, sur un siège aux bras terminés par des têtes de lion, Philippe VI était assis, couronne en tête et revêtu du manteau royal. Une grande broderie de soie, aux armes de France, ondulait au-dessus de lui ; il se penchait de temps à autre, tantôt à sa gauche vers son cousin le roi de Navarre, tantôt à sa droite vers son parent le roi de Bohême, pour les prendre à témoin du regard, et leur faire apprécier combien sa mansuétude avait été longue. 
  Le roi de Bohême secouait sa belle barbe châtaine, d’un air à la fois confondu et indigné. Se pouvait-il qu’un chevalier, un pair de France, comme l’était Robert d’Artois, un prince à la fleur de lis, se fût conduit de telle façon, eût mis la main à d’aussi sordides entreprises que celles en ce moment énumérées, se fût compromis avec des gens d’aussi méchante espèce ? 
  Au rang des pairs laïques, on voyait siéger pour la première fois l’héritier du trône, le prince Jean, anormalement grand pour ses treize ans, enfant au regard sombre et lourd, au menton trop long, et que son père venait de créer duc de Normandie. À la suite du jeune prince se trouvaient le comte d’Alençon, frère du roi, les ducs de Bourbon et de Bretagne, le comte de Flandre, le comte d’Étampes. 
  Il y avait deux tabourets vides : celui du duc de Bourgogne, qui ne pouvait siéger étant partie dans le procès, et celui du roi d’Angleterre, lequel ne s’était même pas fait représenter. 
  Parmi les pairs ecclésiastiques on reconnaissait Monseigneur Jean de Marigny, comte-évêque de Beauvais, et Guillaume de Trye, duc-archevêque de Reims. Pour donner plus de solennité à ce lit de justice, le roi y avait convoqué les archevêques de Sens et d’Aix, les évêques d’Arras, d’Autun, de Blois, de Forez, de Vendôme, le duc de Lorraine, le comte Guillaume de Hainaut et son frère Jean, et tous les grands officiers de la couronne : le connétable, les deux maréchaux, Miles de Noyers, les sires de Châtillon, de Soyecourt, de Garencières qui étaient du Conseil étroit, et bien d’autres encore, assis en retour de l’estrade, le long des murs de la grand-salle du Louvre où se tenait l’audience. 
  À même le sol, les jambes repliées sur des carreaux d’étoffe, étaient entassés les maîtres des requêtes et conseillers au Parlement, les clercs de justice et ecclésiastiques de petit rang. 
  Debout en face du roi, à six pas, le procureur général, Simon de Bucy, entouré des commissaires d’enquête, lisait depuis deux heures les feuillets de son réquisitoire, le plus long qu’il ait eu à prononcer en toute sa carrière. Il avait dû reprendre tout l’historique de l’affaire d’Artois dont l’origine remontait à la fin de l’autre siècle, rappeler le premier procès de 1309, l’arrêt rendu par Philippe le Bel, la rébellion armée de Robert contre Philippe le Long en 1316, le second jugement de 1318, pour parvenir à la procédure présente, au faux serment d’Amiens, à l’enquête, à la contre-enquête, aux innombrables dépositions recueillies, aux subornations de témoins, à la fabrication des faux, aux arrestations de complices. 
  Tous ces faits mis en lumière l’un après l’autre, expliqués et commentés dans leur enchaînement, leur engrenage compliqué, constituaient non seulement l’un des plus grands procès de droit privé, et maintenant de droit criminel, jamais plaidé, mais encore intéressaient directement l’histoire du royaume sur une période d’un quart de siècle. L’assistance était à la fois fascinée et stupéfaite, stupéfaite par les révélations du procureur, fascinée parce qu’elle découvrait la vie secrète du grand baron devant lequel hier tous tremblaient encore, dont chacun cherchait à devenir l’ami, et qui avait si longtemps décidé de toute chose en la nation de France ! 
  La dénonciation des scandales de la tour de Nesle, l’emprisonnement de Marguerite de Bourgogne, l’annulation du mariage de Charles IV, la guerre d’Aquitaine, le renoncement à la croisade, le soutien donné à Isabelle d’Angleterre, l’élection de Philippe VI, Robert avait été l’âme de tout cela, créant l’événement ou le dirigeant, mais toujours mû par une seule pensée, un seul intérêt : l’Artois, l’héritage d’Artois ! 
  Combien étaient-ils, parmi les présents, qui devaient leur titre, leur fonction, leur fortune à ce parjure, ce faussaire, ce criminel… à commencer par le roi lui-même ! La place de l’accusé était symboliquement occupée dans le prétoire par deux sergents d’armes soutenant un grand panonceau de soie où figurait l’écu de Robert, « semé de France, au lambel de quatre pendants de gueules, chaque pendant chargé des trois châteaux d’or ». Et chaque fois que le procureur prononçait le nom de Robert, il se tournait vers le panonceau comme s’il désignait la personne. Il en est arrivé à la fuite du comte d’Artois : 
  — « Nonobstant que l’ajournement lui ait été régulièrement signifié par maître Jean Loncle, garde de la baillie de Gisors, en ses demeures ordinaires, ledit Robert d’Artois, comte de Beaumont, a fait défaut devant notre Sire le roi et sa chambre de justice dûment convoquée au vingt-neuvième jour de septembre. Or il nous a été appris et confirmé de plusieurs parts que ledit Robert avait ses chevaux et son trésor sur un navire, à Bordeaux, embarqués, et ses monnaies d’or et d’argent dirigées par moyens interdits hors du royaume, et que lui-même, au lieu de se présenter devant la justice du roi, s’était retrait hors des frontières. « Le six d’octobre 1331, la femme de Divion, reconnue coupable de nombreux méfaits accomplis pour le service dudit Robert et le sien propre, dont au premier chef faux en écritures et contrefaçon de sceaux, a été brûlée à Paris, en la place aux Pourceaux, et ses os réduits en poudre, ceci par-devant Messeigneurs le duc de Bretagne, le comte de Flandre, le sire Jean de Hainaut, le sire Raoul de Brienne, connétable de France, les maréchaux Robert Bertrand et Mathieu de Trye, et messire Jean de Milon, prévôt de Paris, qui a rendu compte au roi de l’exécution… » 
  Ceux qu’on venait de nommer baissèrent les yeux ; ils gardaient le souvenir de la Divion hurlant contre son poteau, et des flammes qui dévoraient sa robe de chanvre, et de la chair des jambes qui se gonflait, qui éclatait sous la brûlure, le souvenir aussi de l’atroce odeur que le vent d’octobre leur renvoyait au visage. Ainsi avait fini la maîtresse de l’ancien évêque d’Arras. 
  — « Les douze et quatorze d’octobre, maître Pierre d’Auxerre, conseiller, et Michel de Paris, bailli, ont signifié à Madame de Beaumont, épouse dudit Robert, d’abord à Jouy-le-Châtel, puis à Conches, Beaumont, Orbec et Quatremares, ses demeures ordinaires, que le roi ajournait ledit pour juger, le quatorze de décembre. Or, ledit Robert, à cette date, a fait pour la seconde fois défaut. Par grand vouloir de mansuétude, notre Sire le roi a donné nouvel ajournement à quinzaine de la fête de la Chandeleur, et pour que ledit Robert ne pût point l’ignorer, proclamation en fut faite d’abord dans la Grand-Chambre du Parlement, ensuite à la Table de Marbre dans la grand-salle du Palais, et après portée à Orbec et Beaumont, et encore à Conches par les mêmes maîtres Pierre d’Auxerre et Michel de Paris, où ils ne purent parler à la dame de Beaumont, mais dirent leur proclamation à la porte de sa chambre, et à si haute voix qu’elle la pût entendre… » 
  Chaque fois qu’on citait Madame de Beaumont, le roi passait la main sur son visage, tordait un peu son grand nez charnu. C’était de sa sœur qu’il s’agissait ! 
  — « Au Parlement de justice tenu par le roi à la date citée, ledit Robert d’Artois n’a point comparu, mais s’est fait représenter par maître Henry, doyen de Bruxelles, et maître Thiébault de Meaux, chanoine de Cambrai, avec procuration pour se présenter en sa place et proposer ses causes d’absence. Mais vu que l’ajournement était pour le lundi à quinzaine de la Chandeleur, et que la commission dont ils étaient porteurs désignait le mardi, pour cette raison leur commission ne put être reconnue valable, et défaut fut pour la troisième fois prononcé contre le défendeur. Or il est su et notoire que durant ce temps Robert d’Artois a voulu prendre refuge d’abord auprès de madame la comtesse de Namur, sa sœur ; mais le roi notre Sire ayant donné défense à madame de Namur d’aider et de recueillir ce rebelle, elle a interdit audit Robert, son frère, le séjour en ses États. Et qu’ensuite ledit Robert a voulu prendre refuge auprès de Monseigneur le comte Guillaume sur ses États de Hainaut ; mais qu’à l’instante demande du roi notre Sire, Monseigneur le comte de Hainaut a interdit de même audit Robert le séjour en ses États. Et encore ledit Robert a demandé refuge et asile au duc de Brabant, lequel duc, prié par notre Sire le roi de ne point faire droit à cette demande, a d’abord répondu que n’étant pas vassal au roi de France il pouvait accueillir qui lui plaisait, à sa convenance ; mais ensuite le duc de Brabant a cédé aux remontrances à lui présentées par Monseigneur de Luxembourg, roi de Bohême, et s’est courtoisement conduit en chassant Robert d’Artois de son duché. » 
  Philippe VI se tourna et vers le comte de Hainaut et vers le roi de Bohême, leur adressant à chacun un signe d’amicale et triste gratitude. Philippe souffrait, visiblement ; et il n’était pas le seul. Si coupable que fût Robert d’Artois, ceux qui l’avaient connu l’imaginaient errant de petite cour en petite cour, accueilli un jour, banni le lendemain, repartant plus loin pour être chassé encore. Pourquoi avait-il mis tant d’acharnement à sa propre perte, quand le roi, jusqu’au bout, lui avait ouvert les bras ? 
  — « Nonobstant que l’enquête fût close, après soixante et seize témoins entendus, dont quatorze retenus aux prisons royales, et la justice du roi suffisamment éclairée, nonobstant que les charges énumérées fussent assez apparentes, notre Sire le roi, par amitié ancienne, a fait savoir audit Robert d’Artois qu’il lui donnait sauf-conduit pour rentrer au royaume et en ressortir s’il lui plaisait, sans qu’il lui soit causé de mal ni à lui ni à ses gens, afin qu’il pût entendre les charges, présenter sa défense, reconnaître ses torts et obtenir sa grâce. Or ledit Robert, loin de saisir cette offre de clémence, n’est point rentré au royaume, mais, en ses divers séjours, il s’est abouché à toutes sortes de mauvaises gens, bannis et ennemis du roi, et il a averti moult personnes, qui l’ont répété, de son intention de faire périr par glaive ou maléfice le chancelier, le maréchal de Trye et divers conseillers de notre Sire le roi, et enfin il a prononcé les mêmes menaces contre le roi lui-même. » 
  L’assistance bourdonna d’un long murmure indigné. 
  — « Toutes ces choses susdites étant sues et notoires, vu que ledit Robert d’Artois a été ajourné une dernière fois, par publications régulièrement faites, à ce présent mercredi huit avril avant Pâques fleuries, et que le citons à comparaître pour la quatrième fois… » 
  Simon de Bucy s’interrompit et fit signe à un sergent massier, lequel prononça à très haute voix : 
  — Messire Robert d’Artois, comte de Beaumont-le-Roger, à comparaître ! 
  Tous les regards se tournèrent instinctivement vers la porte comme si l’accusé allait vraiment entrer. Quelques secondes passèrent, dans un silence total. Puis le sergent frappa le sol de sa masse, et le procureur poursuivit : 
  — … et constatons que ledit Robert fait défaut, en conséquence, au nom de notre Sire le roi, requérons : que ledit Robert soit déchu des titres, droits et prérogatives de pair du royaume, ainsi que de tous ses autres titres, seigneuries et possessions ; outre plus que ses biens, terres, châteaux, maisons et tous objets, meubles ou immeubles lui appartenant soient confisqués et remis au Trésor, pour qu’il en soit disposé selon la volonté du roi ; outre plus que ses armoiries soient détruites en présence des pairs et barons, pour jamais ne paraître plus sur bannière ou sur sceau, et sa personne à toujours bannie des terres du royaume, avec interdiction à tous vassaux, alliés, parents et amis du roi notre Sire de lui donner abri ; enfin requérons que la présente sentence soit à cris proclamée et à trompes aux carrefours principaux de Paris, et signifiée aux baillis de Rouen, Gisors, Aix et Bourges, ainsi qu’aux sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne, pour qu’il en soit fait exécution… de par le roi. » 
  Maître Simon de Bucy se tut. Le roi semblait rêver. Son regard erra un moment sur l’assemblée. Puis inclinant la tête, d’abord à droite, ensuite à gauche : 
  — Mes pairs, votre conseil, dit-il. Si nul ne parle c’est qu’il approuve ! 
  Aucune main ne se leva, aucune bouche ne s’ouvrit. La paume de Philippe VI frappa la tête du lion au bras du fauteuil : 
  — C’est chose jugée ! 
  Le procureur alors commanda aux deux sergents qui tenaient l’écusson de Robert d’Artois de s’avancer jusqu’au pied du trône. Le chancelier Guillaume de Sainte-Maure, l’un de ceux que Robert, dans son exil, menaçait de mort, s’avança vers le panonceau, demanda le glaive d’un des sergents et en attaqua le bord de l’étoffe. Puis, dans un long crissement de soie, l’écusson fut partagé. La pairie de Beaumont avait vécu. 
  Celui pour lequel elle avait été instituée, le prince de France descendant du roi Louis VIII, le géant à la force fameuse, aux intrigues infinies, n’était plus qu’un proscrit ; il n’appartenait plus au royaume sur lequel ses ancêtres avaient régné, et rien en ce royaume ne lui appartenait plus. Pour les pairs et les seigneurs, pour tous ces hommes dont les armoiries étaient comme l’expression non seulement de la puissance mais presque de l’existence, qui faisaient flotter ces emblèmes sur leurs toits, sur leurs lances, sur leurs chevaux, qui les brodaient sur leur propre poitrine, sur la cotte de leurs écuyers, sur la livrée de leurs valets, qui les peignaient sur leurs meubles, les gravaient sur leur vaisselle, en marquaient hommes, bêtes et choses qui à quelque degré dépendaient de leur volonté ou constituaient leurs biens, cette déchirure, sorte d’excommunication laïque, était plus infamante encore que le billot, la claie ou la potence. Car la mort efface la faute et le déshonneur s’éteint avec le déshonoré. 
  « Mais tant qu’on est vivant, on n’a jamais toute partie perdue », se disait Robert d’Artois, errant hors de sa patrie sur des routes hostiles, et se dirigeant vers de plus vastes crimes. 

Demain "Le lis et le lion" 4ème partie "Le boute-guerre" ch1 "Le proscrit"

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