dimanche 13 octobre 2019

Le lis et le lion - Epilogue - Jean 1er l'inconnu - ch 3 - Nous... Colas de Rienzi


III  
« NOUS, COLAS DE RIENZI… »


  Giannino, sortant du Capitole à l’heure où les premières lueurs de l’aurore commençaient à ourler d’un trait cuivré les ruines du Palatin, ne rentra pas dormir au Campo dei Fiori. Une garde d’honneur, fournie par le tribun, le conduisit de l’autre côté du Tibre, au château Saint-Ange où un appartement lui avait été préparé. 
  Le lendemain, cherchant l’aide de Dieu pour apaiser le grand trouble qui l’agitait, il passa plusieurs heures dans une église voisine ; puis il regagna le château Saint-Ange. Il avait demandé son ami Guidarelli ; mais il fut prié de ne s’entretenir avec personne avant d’avoir revu le tribun. Il attendit, seul jusqu’au soir, qu’on vînt le chercher. Il semblait que Cola de Rienzi ne traitât ses affaires que de nuit. Giannino retourna donc au Capitole où le tribun l’entoura de plus grands égards encore que la veille et s’enferma de nouveau avec lui. 
  Cola de Rienzi avait son plan de campagne qu’il exposa : il adressait immédiatement des lettres au pape, à l’Empereur, à tous les souverains de la chrétienté, les invitant à lui envoyer leurs ambassadeurs pour une communication de la plus haute importance, mais sans laisser percer la nature de cette communication ; puis, devant tous les ambassadeurs réunis en une audience solennelle, il faisait apparaître Giannino, revêtu des insignes royaux, et le leur désignait comme le véritable roi de France… 
  Si le noblissime Seigneur lui donnait son accord, bien entendu. Giannino était roi de France depuis la veille, mais banquier siennois depuis vingt ans ; et il se demandait quel intérêt Rienzi pouvait avoir à prendre ainsi parti pour lui, avec une impatience, une fébrilité presque, qui agitait tout le grand corps du potentat. 
  Pourquoi, alors que depuis la mort de Louis X quatre rois s’étaient succédé au trône de France, voulait-il ouvrir une telle contestation ? Était-ce simplement, comme il l’affirmait, pour dénoncer une injustice monstrueuse et rétablir un prince spolié dans son droit ? Le tribun livra assez vite le bout de sa pensée. 
  — Le vrai roi de France pourrait ramener le pape à Rome. Ces faux rois ont de faux papes. 
  Rienzi voyait loin. La guerre entre la France et l’Angleterre, qui commençait à tourner en guerre d’une moitié de l’Occident contre l’autre, avait, sinon pour origine, au moins pour fondement juridique, une querelle successorale et dynastique. En faisant surgir le titulaire légitime et véritable du trône de France, on déboutait les deux autres rois de toutes leurs prétentions. Alors, les souverains d’Europe, au moins les souverains pacifiques, tenaient assemblée à Rome, destituaient le roi Jean II et rendaient au roi Jean I er sa couronne. Et Jean I er décidait le retour du Saint-Père dans la Ville éternelle. Il n’y avait plus de visées de la cour de France sur les terres impériales d’Italie ; il n’y avait plus de luttes entre Guelfes et Gibelins ; l’Italie, dans son unité retrouvée, pouvait aspirer à reprendre sa grandeur de jadis ; enfin le pape et le roi de France, s’ils le souhaitaient, pouvaient même, de l’artisan de cette grandeur et de cette paix, de Cola de Rienzi, fils d’empereur, faire l’Empereur, et pas un empereur à l’allemande, un empereur à l’antique ! 
  La mère de Cola était du Trastevere, où les ombres d’Auguste, de Titus, de Trajan, se promènent toujours, même aux tavernes, et y font lever les rêves… 
  Le lendemain 4 octobre, au cours d’une troisième entrevue, celle-ci dans la journée, Rienzi remettait à Giannino, qu’il appelait désormais Giovanni di Francia, toutes les pièces de son extraordinaire dossier : la confession de la fausse mère, le récit du Frère Jourdain d’Espagne, la lettre du Frère Antoine ; enfin, ayant appelé un de ses secrétaires, il commença de dicter l’acte qui authentifiait le tout : 
  — Nous, Cola de Rienzi, chevalier par la grâce du Siège apostolique, sénateur illustre de la Cité sainte, juge, capitaine et tribun du peuple romain, avons bien examiné les pièces qui nous ont été délivrées par le Frère Antoine, et nous y avons d’autant plus ajouté foi qu’après tout ce que nous avons appris et entendu, c’est en effet par la volonté de Dieu que le royaume de France a été en proie, pendant de longues années, tant à la guerre qu’à des fléaux de toutes sortes, toutes choses que Dieu a permises, nous le croyons, en expiation de la fraude qui a été commise à l’égard de cet homme, et qui a fait qu’il a été longtemps dans l’abaissement et la pauvreté… 
  Le tribun semblait plus nerveux que la veille ; il s’arrêtait de dicter chaque fois qu’un bruit non familier parvenait à son oreille, ou au contraire qu’un silence un peu long s’établissait. Ses gros yeux se dirigeaient souvent vers les fenêtres ouvertes ; on eût dit qu’il épiait la ville. 
  — … Giannino s’est présenté devant nous, à notre invitation, le jeudi 2 octobre. Avant de lui parler de ce que nous avions à lui dire, nous lui avons demandé ce qu’il était, sa condition, son nom, celui de son père, et toutes les choses qui le concernaient. D’après ce qu’il nous a répondu, nous avons trouvé que ses paroles s’accordaient avec ce que disaient les lettres du Frère Antoine ; ce que voyant, nous lui avons respectueusement révélé tout ce que nous avions appris. Mais comme nous savons qu’un mouvement se prépare à Rome contre nous… 
  Giannino eut un sursaut. Comment ! Cola de Rienzi, si puissant qu’il parlait d’envoyer des ambassadeurs au pape et à tous les princes du monde, redoutait… Il leva le regard vers le tribun ; celui-ci confirma, en abaissant lentement les paupières sur ses yeux clairs ; sa narine droite tremblait. 
  — Les Colonna, dit-il sombrement. 
  Puis il se remit à dicter : 
  — … Comme nous craignons de périr avant de lui avoir donné quelque appui ou quelque moyen pour recouvrer son royaume, nous avons fait copier toutes ces lettres et les lui avons remises en main propre, le samedi 4 octobre 1354, les ayant scellées de notre sceau marqué de la grande étoile entourée de huit petites, avec le petit cercle au milieu, ainsi que des armes de la Sainte Église et du peuple romain, pour que les vérités qu’elles contiennent en reçoivent une garantie plus grande et pour qu’elles soient connues de tous les fidèles. Puisse Notre Très Pieux et Très Gracieux Seigneur Jésus-Christ nous accorder une vie assez longue pour qu’il nous soit donné de voir triomphante en ce monde une aussi juste cause. Amen, amen ! 
  Quand ceci fut fait, Rienzi s’approcha de la fenêtre ouverte et, prenant Jean I er par l’épaule d’un geste presque paternel, il lui montra, à cent pieds plus bas, le grand désordre de ruines du forum antique, les arcs de triomphe et les temples écroulés. Le soleil couchant teintait d’or rose cette fabuleuse carrière où Vandales et papes s’étaient fournis de marbre pendant près de dix siècles, et qui n’était pas encore épuisée. Du temple de Jupiter, on apercevait la maison des Vestales, le laurier qui croissait au temple de Vénus… 
  — C’est là, dit le tribun désignant la place de l’ancienne Curie romaine, c’est là-bas que César fut assassiné… Voulez-vous me rendre un très grand service, mon noble Seigneur ? Nul ne vous connaît encore, nul ne sait qui vous êtes, et vous pouvez cheminer en paix comme un simple bourgeois de Sienne. Je veux vous aider de tout mon pouvoir ; encore faut-il pour cela que je sois vivant. Je sais qu’une conspiration se trame contre moi. Je sais que mes ennemis veulent mettre fin à mes jours. Je sais qu’on surveille les messagers que j’envoie hors de Rome. Partez pour Montefiascone, présentez-vous de ma part au cardinal Albornoz, et dites-lui de m’envoyer des troupes, avec la plus grande urgence. 
  Dans quelle aventure Giannino se trouvait-il, en si peu d’heures, engagé ? Revendiquer le trône de France ! Et à peine était-il Prince prétendant, partir en émissaire du tribun pour lui chercher du secours. Il n’avait dit oui à rien, et à rien ne pouvait dire non. 
  Le lendemain 5 octobre, après une course de douze heures il parvenait à ce même Montefiascone qu’il avait traversé, médisant si fort de la France et des Français, cinq jours plus tôt. Il parla au cardinal Albornez qui aussitôt décida de marcher sur Rome avec les soldats dont il disposait ; mais il était déjà trop tard. 
  Le mardi 7 octobre, Cola de Rienzi était assassiné.

Demain "Le lis et le lion" - Epilogue - Jean 1er l'inconnu - ch 4 "Le roi posthume"

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