lundi 6 mai 2019

Les rois maudits - Tome V - La louve de France - Prologue


Les rois maudits
Tome V
La louve de France
PROLOGUE
  


Et les châtiments annoncés, les malédictions lancées du haut de son bûcher par le grand-maître des Templiers, avaient continué de rouler sur la France. Le destin abattait les rois comme des pièces d’échecs. Après Philippe le Bel foudroyé, après son fils aîné, Louis X, au bout de dix-huit mois assassiné, le second fils, Philippe V, paraissait promis à un long gouvernement. Or, à peine cinq années écoulées, Philippe V mourait à son tour avant d’avoir atteint trente ans. 
  Arrêtons-nous un instant sur ce règne qui ne se présente comme un répit de la fatalité qu’en regard des drames et des écroulements qui allaient lui faire suite. Règne pâle, semble-t-il à celui qui feuillette l’Histoire d’un geste distrait, sans doute par ce qu’il ne retire pas de la page sa main teinte de sang. Et pourtant… Voyons de quoi sont faits les jours d’un grand roi quand le sort lui est contraire. Car Philippe V le Long pouvait compter au nombre des grands rois. Par la force et par la ruse, par la justice et par le crime, il avait, jeune homme encore, saisi la couronne mise aux enchères des ambitions. Un conclave emprisonné, un palais royal enlevé d’assaut, une loi successorale inventée, une révolte provinciale brisée par une campagne de dix jours, un grand seigneur jeté en cachot, un enfant royal tué au berceau – du moins à ce que chacun croyait – avaient marqué les rapides étapes de sa course au trône. 
  Le matin de janvier 1317 où, toutes cloches sonnant dans le ciel, il était sorti de la cathédrale de Reims, le deuxième fils du Roi de fer possédait d’évidentes raisons de se penser triomphant, et libre de reprendre la grande politique qu’il avait admirée chez son père. Sa turbulente famille s’était, par obligation, inclinée ; les barons, matés, se résignaient à son pouvoir ; le Parlement subissait son ascendant et la bourgeoisie l’acclamait, tout à l’enthousiasme d’avoir retrouvé un prince fort. Son épouse était lavée des souillures de la tour de Nesle ; sa descendance semblait assurée par le fils qui venait de lui naître ; le sacre enfin l’avait revêtu d’une intangible majesté. 
  Rien ne manquait à Philippe V pour jouir du relatif bonheur des rois, et pas même la sagesse de vouloir la paix et d’en connaître le prix. Trois semaines plus tard, son fils mourait. C’était son seul enfant mâle, et la reine Jeanne, désormais frappée de stérilité, ne lui en donnerait plus d’autres. 
   Au début de l’été, une famine ravageait le pays, jonchant les villes de cadavres. Puis, bientôt, un vent de démence souffla sur toute la France. Quel élan aveugle et vaguement mystique, quels rêves élémentaires de sainteté et d’aventure, quel excès de misère, quelle fureur d’anéantissement poussèrent soudain garçons et filles des campagnes, gardiens de moutons, de bœufs et de porcs, petits artisans, petites fileuses, presque tous entre quinze et vingt ans, à quitter brusquement leurs familles, leurs villages, pour se former en bandes errantes, pieds nus, sans argent ni vivres ? Une incertaine idée de croisade servait de prétexte à cet exode. 
  La folie, en vérité, avait pris naissance dans les débris du Temple. Nombreux étaient les anciens Templiers que les prisons, les procès, les tortures, les reniements arrachés sous le fer rouge et le spectacle de leurs frères livrés aux flammes avaient rendus à demi fous. Le désir de vengeance, la nostalgie de leur puissance perdue et la possession de quelques recettes de magie apprises de l’Orient en avaient fait des fanatiques, d’autant plus redoutables qu’ils se cachaient sous l’humble robe du clerc ou le sarrau du tâcheron. 
  Reformés en société clandestine, ils obéissaient aux ordres, mystérieusement transmis, du grand-maître secret qui avait remplacé le grand-maître brûlé. Ce furent ces hommes-là qui, un hiver, se muèrent soudainement en prêcheurs de village et, pareils au joueur de flûte des légendes du Rhin, entraînèrent sur leurs pas la jeunesse de France. Vers la Terre sainte, disaient-ils. Mais leur volonté véritable était la perte du royaume et la ruine de la papauté. Et le pape et le roi demeuraient également impuissants devant ces hordes d’illuminés qui parcouraient les routes, devant ces fleuves humains qui grossissaient à chaque carrefour, comme si la terre de Flandre, de Normandie, de Bretagne, de Poitou avait été ensorcelée. 
  Dix mille, vingt mille, cent mille… les « pastoureaux » marchaient vers de mystérieux rendez-vous. Prêtres interdits, moines apostats, brigands, voleurs, mendiants et putains se joignaient à leurs troupes. Une croix était portée en tête de ces cortèges où filles et garçons s’abandonnaient à la pire licence, aux pires débordements. Cent mille marcheurs en guenilles qui entrent dans une ville pour y demander l’aumône ont vite fait de la mettre au pillage. Et le crime, qui n’est d’abord que l’accessoire du vol, devient bientôt la satisfaction d’un vice. 
  Les pastoureaux ravagèrent la France pendant toute une année, avec une certaine méthode dans leur désordre, n’épargnant ni les églises, ni les monastères. Paris affolé vit cette armée de pillards envahir ses rues, et le roi Philippe V, d’une fenêtre de son Palais, leur adresser des paroles d’apaisement. Ils exigeaient du roi qu’il se mît à leur tête. Ils prirent d’assaut le Châtelet, assommèrent le prévôt, pillèrent l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Puis un nouvel ordre, aussi mystérieux que celui qui les avait assemblés, les lança sur les chemins du sud. 
  Les Parisiens tremblaient encore que les pastoureaux déjà inondaient Orléans. La Terre sainte était loin ; ce furent Bourges, Limoges, Saintes, le Périgord et le Bordelais, la Gascogne et l’Agenais qui eurent à subir leur fureur. Le pape Jean XXII, inquiet de voir le flot se rapprocher d’Avignon, menaça d’excommunication ces faux croisés. 
  Ils avaient besoin de victimes ; ils trouvèrent les Juifs. Les populations urbaines, dès lors, applaudissant aux massacres, fraternisèrent avec les pastoureaux. Ghettos de Lectoure, d’Auvillar, de Castelsarrasin, d’Albi, d’Auch, de Toulouse ; ici cent quinze cadavres, ailleurs cent cinquante-deux… Pas une cité du Languedoc qui n’ait eu droit à sa boucherie expiatoire. Les Juifs de Verdun-sur-Garonne se servirent de leurs propres enfants comme projectiles, puis s’entr’égorgèrent pour ne pas tomber aux mains des fous. 
  Alors le pape à ses évêques, le roi à ses sénéchaux donnèrent ordre de protéger les Juifs dont les commerces leur étaient nécessaires. Le comte de Foix, se portant au secours du sénéchal de Carcassonne, dut livrer vraiment une bataille rangée où les pastoureaux, repoussés dans les marécages d’Aigues-Mortes, moururent par milliers, assommés, percés, enlisés, noyés. 
  La terre de France buvait son propre sang, engloutissait sa propre jeunesse. Clergé et officiers royaux s’unirent afin de pourchasser les rescapés. On leur ferma les portes des villes, on leur refusa vivres et logement ; on les traqua dans les passes des Cévennes ; on pendit tous ceux qu’on captura, par grappes de vingt, de trente, aux branches des arbres. Des bandes errèrent encore pendant près de deux ans, et il alla s’en perdre jusqu’en Italie. 
  La France, le corps de la France était malade. À peine apaisée la fièvre des pastoureaux, apparut celle des lépreux. Étaient-ils tous responsables, ces malheureux aux chairs rongées, aux faces de morts, aux mains transformées en moignons, ces parias enfermés dans leurs ladreries, villages d’infection et de pestilence où ils procréaient entre eux et dont ils ne pouvaient sortir que cliquette en main, étaient-ils responsables absolument de la pollution des eaux?       
  Car l’été de 1321, les sources, les ruisseaux, les puits et les fontaines furent, en de nombreux points, empoisonnés. Et le peuple de France, cette année-là, haleta, assoiffé, devant ses généreuses rivières, ou ne s’y abreuva plus qu’avec effroi, attendant l’agonie pour chaque gorgée. Le Temple avait-il mis la main aux poisons étranges – faits de sang humain, d’urine, d’herbes magiques, de têtes de couleuvres, de pattes de crapauds écrasées, d’hosties transpercées et de poils de ribaudes – qu’on assura avoir été répandus dans les eaux ? Avait-il poussé à la révolte le peuple maudit, lui inspirant, comme certains lépreux, l’avouèrent sous la torture, la volonté que tous les chrétiens périssent ou devinssent lépreux eux-mêmes?              
  L’affaire commença dans le Poitou, où le roi Philippe V séjournait. Elle gagna vite le pays tout entier. Le peuple des villes et des campagnes se rua sur les léproseries pour y exterminer ces malades devenus soudain ennemis publics. N’étaient épargnées que les femmes enceintes, mais seulement jusqu’au sevrage de leur nourrisson. Après quoi on les livrait aux flammes. Les juges royaux couvraient de leurs sentences ces hécatombes, et la noblesse y prêtait ses hommes d’armes. Puis l’on se retourna une fois de plus contre les Juifs, accusés d’être complices d’une immense et imprécise conjuration inspirée, assurait-on, par les rois maures de Grenade et de Tunis. 
  On eût dit que la France, dans de gigantesques sacrifices humains, cherchait à apaiser ses angoisses, ses terreurs. Le vent d’Aquitaine était imprégné de l’atroce odeur des bûchers. À Chinon, tous les Juifs du bailliage furent jetés dans une grande fosse de feu ; à Paris, ils furent brûlés sur cette île qui portait tristement leur nom, en face du château royal, et où Jacques de Molay avait prononcé sa fatale prophétie. 
  Et le roi mourut. Il mourut de la fièvre et du déchirant mal d’entrailles qu’il avait contracté en Poitou, dans sa terre d’apanage ; il mourut d’avoir bu l’eau de son royaume. Il mit cinq mois à s’éteindre dans les pires souffrances, consumé, squelettique. Chaque matin, il commandait d’ouvrir les portes de sa chambre, en l’abbaye de Longchamp où il s’était fait transporter, laissant venir tous les passants jusqu’à son lit, pour pouvoir leur dire : 
  « Voyez ici le roi de France, votre souverain seigneur, le plus pauvre homme de tout son royaume, car il n’est nul d’entre vous avec qui je ne voudrais échanger mon sort. Mes enfants, mirez-vous à votre prince temporel, et ayez tous le cœur à Dieu en voyant comme il se plaît à jouer avec ses créatures du monde. » 
  Il alla rejoindre les os de ses ancêtres, à Saint-Denis, le lendemain de l’Épiphanie de 1322, sans que personne, hormis sa femme, le pleurât. Et pourtant, il avait été un roi fort sage, soucieux du bien public. Il avait déclaré inaliénable toute partie du domaine royal ; il avait unifié les monnaies, les poids et les mesures, réorganisé la justice pour qu’elle fût rendue avec plus d’équité, interdit le cumul des fonctions publiques, défendu aux prélats de siéger au Parlement, doté les finances d’une administration particulière. On lui devait encore d’avoir développé l’affranchissement des serfs. Il souhaitait que le servage disparût totalement de ses États ; il voulait régner sur un peuple d’hommes jouissant de « la liberté véritable », tels que la nature les avait faits. Il avait évité les tentations de la guerre, supprimé de nombreuses garnisons intérieures pour renforcer celles des frontières, et préféré toujours les négociations aux stupides équipées. 
  Sans doute était-il trop tôt pour que le peuple admît que la justice et la paix coûtassent de lourds sacrifices d’argent. « Où sont allés, demandait-on, les revenus, les dîmes et les annates, et les subventions des Lombards et des Juifs, puisqu’on a moins distribué d’aumônes, qu’on n’a pas tenu chevauchées, ni construit d’édifices ? Où donc tout cela a-t-il fondu ? » 
  Les grands barons, provisoirement soumis, et qui parfois, devant les remous des campagnes, s’étaient par peur serrés autour du souverain, avaient attendu patiemment leur heure de revanche et contemplé d’un regard apaisé l’agonie de ce jeune roi qu’ils n’avaient pas aimé. 
  Philippe le Long, homme seul, en avance sur son temps, était passé dans l’incompréhension générale. Il ne laissait que des filles ; « la loi des mâles » qu’il avait promulguée pour son propre usage les excluait du trône. La couronne était échue à son frère cadet, Charles de la Marche, aussi médiocre d’intelligence que beau de visage. Le puissant comte de Valois, le comte Robert d’Artois, tout le cousinage capétien et la réaction baronniale se voyaient à nouveau triomphants. 
  Enfin, l’on pouvait reparler de croisade, se mêler aux intrigues de l’Empire, trafiquer des cours de la monnaie et assister, en se moquant, aux difficultés du royaume d’Angleterre. Là-bas un roi léger, décevant, incapable, soumis à la passion amoureuse qu’il porte à son favori, se bat contre ses barons, contre ses évêques, et lui aussi trempe la terre de son royaume du sang de ses sujets. 
  Là-bas une princesse de France vit en femme humiliée, en reine bafouée, tremble pour sa vie, conspire pour sa sauvegarde, et rêve de vengeance. Il semble qu’Isabelle, fille du Roi de fer et sœur de Charles IV de France, ait transporté au-delà de la Manche la malédiction des Templiers… 

Demain ''La louve de France'' 1ère partie - ''De la tamise à la garonne '' ch.1 "On ne s'évade pas de la Tour de Londres".

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