jeudi 9 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - ch. 2 - La reine blessée - 1


 II
LA REINE BLESSÉE - 1

 

  Le carreau de velours rouge sur lequel la reine Isabelle posait ses pieds étroits était usé jusqu’à la trame ; les glands d’or, aux quatre coins, étaient ternis ; les lis de France et les lions d’Angleterre, brodés sur le tissu, s’effilochaient. Mais à quoi bon changer ce coussin, en commander un autre, puisque le neuf, aussitôt qu’apparu, passerait sous les souliers brodés de perles de Hugh Le Despenser, l’amant du roi ! La reine regardait ce vieux coussin qui avait traîné sur le pavement de tous les châteaux du royaume, une saison en Dorset, une autre en Norfolk, l’hiver dans le Warwick, et cet été en Yorkshire, sans qu’on demeurât jamais plus de trois jours à la même place. Le 1 er août, voici moins d’une semaine, la cour était à Cowick ; hier, on s’était arrêté à Eserick ; aujourd’hui on campait, plutôt qu’on ne logeait, au prieuré de Kirkham ; après-demain, on repartirait pour Lockton, pour Pickering. Les quelques tapisseries poussiéreuses, la vaisselle bosselée, les robes fatiguées qui constituaient l’équipement de voyage de la reine Isabelle, seraient à nouveau tassées dans les meubles-coffres ; on démonterait le lit à courtines pour le remonter ailleurs, ce lit si fatigué d’avoir été trop transporté qu’il menaçait de s’écrouler, et où la reine faisait dormir avec elle, parfois, sa dame de parage, lady Jeanne Mortimer, et, parfois, son fils aîné, le prince Édouard, par crainte, si elle restait seule, d’être assassinée. 
  Les Despensers n’oseraient tout de même pas la poignarder sous les yeux du prince héritier… Et la promenade reprenait à travers le royaume, ses campagnes vertes et ses châteaux tristes. Édouard II voulait se faire connaître de ses moindres vassaux ; il imaginait leur rendre honneur en descendant chez eux, et s’acquérir, par quelques paroles amicales, leur fidélité contre les Écossais ou contre le parti gallois. En vérité, il eût gagné à moins se montrer. 
  Un désordre veule accompagnait ses pas ; sa légèreté pour parler des affaires du gouvernement, qu’il pensait être une attitude de détachement souverain, heurtait fort les seigneurs, abbés et notables, venus lui exposer les problèmes locaux ; l’intimité qu’il affichait avec son tout-puissant chambellan dont il caressait la main en plein conseil ou pendant la messe, ses rires aigus, les libéralités dont bénéficiaient soudain un petit clerc ou un jeune palefrenier éberlué, confirmaient les récits scandaleux qui circulaient jusqu’au fond des provinces où les maris trompaient leurs épouses, tout comme ailleurs, certes, mais avec des femmes ; et ce qui se chuchotait avant sa venue se disait à voix haute après qu’il fut passé. Il suffisait que ce bel homme à barbe blonde mais à l’âme molle apparût, couronne en tête, pour que s’effondrât tout le prestige de la majesté royale. Et les courtisans avides qui l’entouraient achevaient de le faire haïr.     
  Inutile, impuissante, la reine assistait à cette ambulante déchéance. Des sentiments contraires la divisaient ; d’une part, sa nature vraiment royale, marquée par l’atavisme capétien, s’irritait, s’indignait, souffrait de cette dégradation continue de l’autorité souveraine ; mais en même temps l’épouse lésée, blessée, menacée, se réjouissait secrètement à chaque nouvel ennemi que se créait le roi. Elle ne comprenait pas qu’elle eût pu aimer, naguère, ou se forcer d’aimer, un être à ce point méprisable, et qui la traitait de façon si odieuse. Pourquoi l’obligeait-on de participer à ces voyages, pourquoi la montrait-on, reine bafouée, à tout le royaume ? Le roi et son favori pensaient-ils duper personne, et donner à leur liaison un aspect innocent, du fait de sa présence ? Ou bien voulaient-ils la garder sous surveillance ? Comme elle eût préféré demeurer à Londres ou à Windsor, ou même dans l’un des châteaux dont on lui avait théoriquement fait don, pour y attendre un retour du sort ou simplement la vieillesse ! Et comme elle regrettait surtout que Thomas de Lancastre et Roger Mortimer de Wigmore, ces grands barons vraiment hommes, n’aient pas, l’autre année, réussi leur révolte… 
  Elle leva vers le comte de Bouville, envoyé de la cour de France, ses admirables yeux bleus, et dit assez bas : 
— Depuis un mois, vous assistez à ma vie, messire Hugues. Je ne vous demande même point d’en conter les misères à mon frère, ni à mon oncle Valois. Voici quatre rois qui se succèdent au trône de France : mon père le roi Philippe, qui me maria pour l’intérêt de la couronne… 
— Que Dieu garde son âme, Madame, que Dieu la garde ! dit avec conviction, mais sans élever le ton, le gros Bouville. Il n’est homme au monde que j’aie plus aimé, ni servi avec plus de joie. 
— … puis mon frère Louis, qui resta peu de mois au trône, puis mon frère Philippe avec lequel je n’avais que petite entente mais qui ne manquait pas de sagesse… 
  Le visage de Bouville se renfrogna un peu comme chaque fois qu’on parlait devant lui du roi Philippe le Long. 
— … enfin mon frère Charles qui règne présentement, poursuivit la reine. Tous ont été avertis de mon état, et ils n’ont rien pu faire, ou rien voulu faire. L’Angleterre n’intéresse les rois de France qu’autant qu’il s’agit de l’Aquitaine. Une princesse de France sur le trône anglais, parce qu’elle devient du même coup duchesse d’Aquitaine, leur est un gage de paix. Et si la Guyenne est calme, peu leur chaut que leur fille ou leur sœur, au-delà de la mer, meure de honte et de délaissement. Dites-le, ne le dites point, cela sera tout égal. Mais les jours que vous avez passés près de moi m’ont été doux, car j’ai pu parler devant un ami. Et vous avez vu combien j’en ai peu. Sans ma chère Lady Jeanne, qui met beaucoup de constance à partager mon malheur, je n’en aurais même aucun. 
  Pour prononcer ces derniers mots, la reine s’était tournée vers sa dame de parage assise à côté d’elle, Jeanne Mortimer, petite-nièce du fameux sénéchal de Joinville, une grande femme de trente-sept ans aux traits réguliers, au visage ouvert, aux mains nettes. 
— Madame, répondit Lady Jeanne, vous faites plus pour soutenir mon courage que je ne fais pour accroître le vôtre. Et vous avez pris de gros risques à me conserver à vos côtés depuis que mon époux est en geôle. 
  Les trois interlocuteurs continuèrent de s’entretenir à mi-voix, car le chuchotement, la conversation en aparté, étaient devenus une nécessaire habitude dans cette cour où l’on n’était jamais seul et où la reine vivait environnée de malveillances. 
  En ce moment présent, trois chambrières, dans un coin de la pièce, brodaient une courtepointe destinée à Lady Aliénor Le Despenser, la femme du favori, laquelle, près d’une fenêtre ouverte, jouait aux échecs avec le prince héritier. Un peu plus loin, le second fils de la reine, qui avait atteint ses sept ans depuis trois semaines, se fabriquait un arc avec une baguette de coudrier ; et les deux petites filles, Isabelle et Jeanne, cinq et deux ans, assises sur le sol, s’amusaient à manier des poupées de chiffon.       
  Tout en poussant les pièces sur l’échiquier d’ivoire, la Despenser ne cessait d’épier la reine et s’efforçait de surprendre ses propos. Le front lisse mais étonnamment étroit, les yeux ardents et rapprochés, la lippe ironique, cette femme, sans être vraiment disgracieuse, était marquée de la laideur qui vient d’une mauvaise âme. Descendante de la famille de Clare, elle avait suivi une assez étrange carrière puisque, belle-sœur de l’ancien amant du roi, le chevalier de Gaveston, exécuté onze ans plus tôt, en 1312, par les barons révoltés, elle était l’épouse de l’amant actuel. 
  Elle trouvait une délectation morbide à servir les amours masculines pour satisfaire ses appétits d’argent comme ses ambitions de puissance. En plus elle était sotte : elle allait perdre sa partie d’échecs pour le seul plaisir de lancer, sur un ton de provocation : 
— Échec à la reine… échec à la reine ! 
  Le prince héritier, Édouard, enfant de onze ans au visage fin et allongé, de nature secrète plutôt que timide, et qui tenait presque toujours les yeux baissés, profitait des moindres fautes de sa partenaire et s’appliquait à vaincre. 
  La brise d’août envoyait par la fenêtre étroite, au cintre rond, des bouffées de poussière chaude ; mais quand le soleil tout à l’heure aurait disparu, une fraîcheur humide s’installerait à nouveau entre les murs épais et sombres du vieux prieuré de Kirkham.   
  Des bruits de voix nombreuses venaient de la grand-salle du chapitre où le roi tenait son Conseil ambulant. 
— Madame, poursuivait le comte de Bouville, je vous consacrerais volontiers tous les jours qui me restent à vivre s’ils pouvaient vous être de quelque service. J’y aurais plaisir, je vous l’assure. Que me reste-t-il à faire en ce bas monde depuis que je suis veuf, sinon employer mes forces à servir les descendants du roi qui fut mon bienfaiteur ? Et c’est près de vous, Madame, que je me retrouve le plus auprès de lui. Vous avez toute sa force d’âme et ses manières de parler, quand il voulait bien le faire, et toute sa beauté, inaccessible au temps. Quand il fut frappé de mort, à quarante-six ans, c’est à peine s’il en paraissait plus de trente. Vous serez ainsi. Dirait-on que vous avez eu ces quatre enfants… 
  Un sourire éclaira les traits de la reine. Il lui était bon, entourée de tant de haines, de voir un dévouement s’offrir à elle ; il lui était doux, humiliée comme elle l’était dans ses sentiments de femme, d’entendre louer sa beauté, même si le compliment venait d’un gros homme grisonnant aux yeux de vieux chien fidèle. 
— J’ai trente et un ans déjà, dit-elle, dont quinze se sont passés de la façon que vous voyez. Cela ne se marque peut-être pas au visage ; mais c’est l’âme qui porte les rides… Moi aussi, Bouville, je vous garderais volontiers près de moi, s’il était possible. — Hélas, Madame ! Je vois ma mission finir, et sans grand succès. Le roi Édouard me l’a déjà fait entendre, par deux fois, en feignant de s’étonner, puisqu’il avait livré le Lombard au Parlement du roi de France, que je fusse encore là. 
  Car le prétexte officiel à l’ambassade de Bouville était la demande d’extradition d’un certain Thomas Henry, membre de l’importante compagnie des Scali, de Florence. Ce banquier, ayant affermé certaines terres de la couronne de France, en avait touché les revenus considérables mais sans payer jamais ce qu’il devait au Trésor, et finalement avait fui en Angleterre. L’affaire était sérieuse certes, mais elle aurait fort bien pu se régler par lettre, ou par l’envoi d’un maître des requêtes, sans exiger le déplacement d’un ancien grand chambellan qui siégeait au Conseil étroit. 
  En vérité, Bouville avait été chargé de renouer une autre négociation, plus difficile. Monseigneur Charles de Valois, oncle du roi de France et de la reine Isabelle, s’était mis en tête, l’année précédente, de marier l’une de ses dernières filles, Marie, au prince Édouard, héritier d’Angleterre. Monseigneur de Valois – qui donc pouvait l’ignorer en Europe ? – était père de sept filles dont l’établissement avait toujours été pour lui l’objet de graves soucis. Ses sept filles lui venaient de trois mariages différents, Monseigneur Charles ayant eu, au cours de son existence agitée, l’infortune de rester deux fois veuf. 
  Il fallait avoir la cervelle claire pour ne point se perdre dans la confusion de cette descendance, et savoir, par exemple, lorsqu’on parlait de Madame Jeanne de Valois, s’il s’agissait de la comtesse de Hainaut ou bien de la comtesse de Beaumont, c’est-à-dire de la femme, depuis cinq ans, de Monseigneur Robert d’Artois. Car deux des filles, pour tout aider, portaient le même nom. Quant à Catherine, héritière du trône fantôme de Constantinople, et qui était du second lit, elle se trouvait avoir épousé en la personne de Philippe de Tarente, prince d’Achaïe, un frère aîné de la première femme de son père. Un vrai casse-tête ! 
  À présent, c’était la première-née de son troisième mariage que Monseigneur Charles proposait à son petit-neveu d’Angleterre. Monseigneur de Valois, au début de l’année, avait envoyé une mission composée du comte Henry de Sully, de Raoul Sevain de Jouy et de Robert Bertrand, dit « le chevalier au Vert Lion ». Ces ambassadeurs, pour acquérir les faveurs du roi Édouard II, l’avaient accompagné dans une expédition contre les Écossais ; mais voici qu’à la bataille de Blackmore les Anglais s’étaient enfuis, laissant les ambassadeurs français tomber aux mains de l’ennemi. On avait dû négocier leur délivrance, payer leur rançon ; quand enfin, après tant de désagréables aventures, ils s’étaient trouvés relâchés, Édouard leur avait répondu, de manière dilatoire, évasive, que le mariage de son fils ne pouvait être décidé si vite, que la question était de trop grande importance pour qu’il en tranchât sans l’avis de son Parlement, que le Parlement d’ailleurs serait réuni en juin pour en discuter. 
  Il voulait lier cette affaire à l’hommage qu’il devait rendre au roi de France pour le duché d’Aquitaine… Et puis le Parlement convoqué n’avait même pas été saisi de la question [12] . Aussi Monseigneur de Valois, impatient, s’était-il servi de la première occasion pour dépêcher le comte de Bouville dont le dévouement à la famille capétienne ne pouvait être mis en doute et qui, à défaut de génie, possédait une bonne expérience de cette sorte de missions. Bouville avait négocié naguère, à Naples, et déjà sur les instructions de Valois, le second mariage de Louis X avec Clémence de Hongrie ; il avait été curateur au ventre de cette reine, après la mort du Hutin. Mais de cette période-là, il aimait peu parler. Il avait également accompli diverses démarches en Avignon, auprès du Saint-Siège ; et sa mémoire était sans défaillance pour tout ce qui touchait aux liens de familles, à l’entrelacs infiniment compliqué des alliances dans les maisons royales. Le bon Bouville se sentait fort dépité de revenir cette fois les mains vides. 
— Monseigneur de Valois, dit-il, va se mettre en grand courroux, lui qui avait déjà demandé dispense au Saint-Père pour ce mariage… 
— J’ai fait ce que j’ai pu, Bouville, dit la reine, et vous avez dû juger à cela de l’importance qu’on m’accorde. Mais j’en éprouve moins de regret que vous ; je ne souhaite guère à une autre princesse de ma famille de connaître ce que je connais ici. 
— Madame, répondit Bouville en baissant davantage la voix, doutez-vous de votre fils ? Il semble avoir pris de vous plutôt que de son père, grâces au Ciel !… Je vous revois au même âge, dans le jardin du palais de la Cité, ou bien à Fontainebleau… 
  Il fut interrompu. La porte s’était ouverte pour livrer passage au roi d’Angleterre. Celui-ci entra d’un grand pas pressé, la tête rejetée en arrière, et caressant sa barbe blonde d’un geste nerveux qui était chez lui signe d’irritation. Ses conseillers habituels le suivaient, c’est-à-dire les deux Le Despenser, père et fils, le chancelier Baldock, le comte d’Arundel et l’évêque d’Exeter. Les deux demi-frères du roi, les comtes de Kent et de Norfolk, jeunes hommes qui avaient du sang de France puisque leur mère était la propre sœur de Philippe le Bel, faisaient partie de cette suite, mais comme à contrecœur ; il en était de même pour Henry de Leicester, personnage court et carré, aux gros yeux clairs à fleur de visage, surnommé Tors-Col, à cause d’une difformité de la nuque et des épaules qui lui faisait tenir la tête complètement de travers et posait de difficiles problèmes aux armuriers chargés de forger ses cuirasses. 
  On voyait encore, se pressant dans l’embrasure, quelques ecclésiastiques et dignitaires locaux. 
— Savez-vous la nouvelle, Madame ? s’écria le roi Édouard s’adressant à la reine. Elle va certes vous contenter. Votre Mortimer s’est échappé de la Tour.    
  Lady Le Despenser sursauta devant l’échiquier et fit entendre une exclamation indignée comme si l’évasion du baron de Wigmore était pour elle une insulte personnelle. La reine Isabelle n’avait pas bougé, ni d’attitude ni d’expression ; ses paupières simplement battirent un peu plus vite devant ses beaux yeux bleus, et sa main chercha furtivement, le long des plis de sa robe, la main de Lady Mortimer, comme pour inciter celle-ci à la force et au calme. Le gros Bouville s’était levé et se tenait en retrait, se sentant de trop dans cette affaire qui regardait uniquement la couronne anglaise. 
— Ce n’est pas « mon » Mortimer, Sire, répondit la reine. Le Lord de Wigmore est votre sujet davantage, je crois, qu’il n’est le mien, et je ne suis pas comptable des actes de vos barons. Vous teniez celui-ci en geôle ; il a cherché à s’enfuir, c’est la loi commune. 
— Ah ! Vous avouez bien par là que vous l’approuvez. Mais laissez donc paraître votre joie, Madame ! Du temps que ce Mortimer daignait se montrer à ma cour vous n’aviez d’yeux que pour lui, vous ne cessiez de vanter ses mérites, et toutes ses félonies à mon endroit, vous les mettiez au compte de sa noblesse d’âme. 
— Mais n’est-ce pas vous-même, Sire mon époux, qui m’avez appris à l’aimer, du temps qu’il conquérait, à votre place et au péril de ses jours, le royaume d’Irlande… que vous avez, il semble, grand-peine à tenir sans lui. Était-ce là félonie ? 
  Un instant démonté par cette attaque, Edouard lança vers sa femme un regard méchant et ne sut que répondre : 
— Eh bien, à présent il court, votre ami, il court, et vers votre pays sans doute ! 
  Le roi, tout en parlant, marchait à travers la pièce, pour libérer une agitation inutile. Les bijoux accrochés sur ses vêtements tressautaient à chacun de ses pas. Et les assistants tournaient la tête de droite à gauche, comme à une partie de longue paume, pour suivre son déplacement. 
  Un fort bel homme, certes, le roi Edouard, musclé, alerte, souple, et dont le corps, entretenu par les exercices et les jeux, résistait à l’empâtement de la quarantaine toute proche ; une constitution d’athlète. Mais à l’observer avec plus d’attention, on était frappé par le manque de rides au front, comme si les soucis du pouvoir n’avaient pu s’y inscrire, par les poches qui commençaient à se former sous les yeux, par le dessin effacé de la narine, par la forme allongée du menton sous la barbe légère et frisée, non pas un menton énergique, autoritaire, ni même vraiment sensuel, mais simplement trop grand, tombant trop bas. 
  Il y avait vingt fois plus de volonté dans le petit menton de la reine que dans cette mâchoire ovoïde dont la barbe soyeuse ne parvenait pas à couvrir la faiblesse. La main était molle qui glissait sur le visage, tournoyait en l’air, sans raison, revenait tirer sur une perle cousue aux broderies de la cotte. La voix, qui se voulait, qui se croyait impérieuse, ne donnait d’autre impression que de manquer de contrôle. Le dos, un dos large pourtant, avait de déplaisantes ondulations depuis la nuque jusqu’aux reins, comme si l’épine dorsale eût manqué de solidité. 
  Édouard ne pardonnait pas à sa femme de lui avoir un jour conseillé d’éviter d’offrir le dos aux regards, s’il voulait inspirer le respect à ses barons. Le genou était bien net, la jambe belle ; c’était même là ce que possédait de mieux cet homme si peu fait pour sa charge, et sur lequel une couronne était tombée par une vraie mégarde du sort. 
— N’ai-je pas assez de tracas, n’ai-je pas assez de tourments ? continuait-il. Les Écossais menacent sans cesse mes frontières, envahissent mon royaume ; et quand je les affronte en bataille, mes armées s’enfuient. Et comment pourrais-je les vaincre lorsque mes évêques s’entendent pour traiter avec eux, sans mon accord, lorsque j’ai tant de traîtres parmi mes vassaux, et que mes barons des Marches lèvent des troupes contre moi en s’obstinant à prétendre qu’ils ne tiennent leurs terres que de leur épée, alors que depuis beau temps, depuis vingt-cinq années, l’oublie-t-on, il en a été jugé et réglé autrement par le roi Édouard mon père ! Mais on a vu à Shrewsbury, on a vu à Boroughbridge, on a vu ce qu’il en coûtait de se rebeller contre moi, n’est-ce pas, Leicester ? 
  Henry de Leicester hocha sa grosse tête inclinée sur l’épaule. La manière était peu courtoise de lui rappeler la mort de son frère Thomas de Lancastre, décapité seize mois auparavant, en même temps que vingt autres grands seigneurs étaient pendus. 
— On a vu en effet, Sire mon époux, que les seules batailles que vous pouviez gagner étaient contre vos propres barons, dit Isabelle. 
  À nouveau, Edouard lui jeta un regard haineux. « Quel courage, pensait Bouville, quel courage a cette noble reine ! » 
— Et il n’est point juste tout à fait, poursuivit-elle, de dire qu’ils se sont opposés à vous pour le droit de leur épée. Ne fut-ce pas plutôt pour les droits du comté de Gloucester que vous avez voulu remettre à messire Hugh ? 

Demain "La louve de France" 1ère partie - "La reine blessée" - 2

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